Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (5p. 76-89).

CHAPITRE IV.

Blanche avoit pris tant d’intérêt à Emilie qu’en apprenant qu’elle vouloit résider au monastère voisin, elle pria le comte de l’engager à prolonger son séjour au château. Vous concevez, ajouta Blanche, combien je serois contente d’avoir une telle compagne. À présent, je n’ai point d’amie avec qui je puisse lire ou me promener. Mademoiselle Béarn n’est que l’amie de maman.

Le comte sourit de cette simplicité enfantine, qui faisoit céder sa fille aux premières impressions. Il se proposa bien de lui en démontrer le danger ; mais en ce moment, il applaudit par son silence à cette bienveillance de caractère, qui la portoit à se confier dès le premier moment à une personne inconnue.

Il avoit observé Emilie avec attention, et elle lui avoit plu autant qu’une si courte connoissance pouvoit le comporter. La manière dont M. Dupont lui avoit parlé d’elle avoit même confirmé sa présomption ; mais très-soigneux pour les liaisons de sa fille, et apprenant qu’Emilie étoit connue au couvent de Sainte-Claire, il se détermina à visiter l’abbesse ; et si son témoignage répondoit à son désir, il vouloit inviter Emilie à passer quelques jours au château. Il avoit en vue, sous ce rapport, l’agrément de la jeune Blanche, plus que le désir d’obliger l’orpheline Emilie ; néanmoins il prenoit à elle un véritable intérêt.

Le lendemain matin, Emilie, trop fatiguée, ne put descendre. Dupont étoit à déjeuner quand le comte entra dans la salle, et le pria, comme ancienne connoissance et le fils d’un de ses amis, de prolonger son séjour au château. Dupont y consentit volontiers, parce que cette circonstance pouvoit le retenir auprès d’Emilie. Il ne pouvoit, au fond de son ame, entretenir l’espérance qu’elle répondît jamais à sa vive affection ; mais il n’avoit pas le courage de travailler à la vaincre.

Emilie, quand elle fut reposée, se promena avec sa nouvelle amie sur la pelouse qui entourait le château, et fut aussi sensible à la beauté de ses points de vue, que Blanche, dans la franchise de son cœur, avoit pu le désirer. Elle apperçut au-delà des bois les tours du monastère, et annonça que c’étoit en ce lieu qu’elle avoit le projet de se rendre.

— Ah ! lui dit Blanche avec surprise, je ne fais que sortir du couvent, et vous voulez vous y enfermer ! Si vous saviez quel plaisir je ressens à me promener ici en liberté, à voir le ciel, les champs, les bois autour de moi, je pense que vous n’auriez plus cette idée. Emilie sourit de la chaleur avec laquelle Blanche s’exprimoit, et observa qu’elle n’avoit pas le projet de se mettre au couvent pour la vie.

— Non, lui dit Blanche, vous n’y pensez pas maintenant, mais vous ne savez pas ce que les religieuses pourront vous persuader. Je sais combien elles paroissent bonnes, combien elles paroissent heureuses. Je les ai assez vues pour connoître leurs ruses.

En rentrant au château, Blanche conduisit Emilie à la tour qu’elle aimoit, et elles parcoururent les anciennes chambres que Blanche avoit déjà visitées. Emilie s’amusa à en examiner les distributions, à considérer le genre et la magnificence de leurs meubles antiques, et à les comparer avec ceux du château d’Udolphe, qui étoient cependant plus vieux et plus extraordinaires. Elle remarqua aussi Dorothée qui les accompagnoit, et qui sembloit presque aussi ancienne que tout ce qui étoit autour d’elle. Elle parut voir Emilie avec un intérêt extrême ; elle la regardoit même avec tant d’attention, qu’à peine entendoit-elle ce qu’on pouvoit lui dire.

Emilie placée à une des fenêtres, jeta les yeux sur la campagne, et vit avec surprise beaucoup d’objets dont sa mémoire gardoit le souvenir ; les champs, les bois, le ruisseau, qu’elle avoit traversés avec Voisin un soir après la mort de M. Saint-Aubert, en revenant du couvent à la chaumière. Elle reconnut que ce château étoit celui qu’elle avoit alors évité, et sur lequel il avoit tenu d’étranges discours.

Frappée de cette découverte, effrayée sans savoir pourquoi, elle resta quelque temps en silence, et se rappela l’émotion qu’avoit montrée son père en se trouvant si près de cette demeure. La musique aussi qu’elle avoit entendue, et sur laquelle Voisin lui avoit fait un conte si ridicule, lui revenoit à l’esprit. Curieuse d’en apprendre davantage, elle demanda à Dorothée, si l’on entendoit encore de la musique à minuit, comme autrefois, et si l’on connoissoit le musicien.

— Oui, mademoiselle, répondit Dorothée, on entend toujours cette musique ; mais le musicien n’est pas connu, et, je crois, ne le sera jamais, il y a des gens qui devinent ce que c’est.

— Vraiment, dit Emilie, et pourquoi ne pas poursuivre cette recherche ?

— Ah ! mademoiselle, on a assez cherché ? mais qui peut suivre un esprit ?

Emilie sourit, et se rappelant combien tout récemment elle avoit souffert par la superstition, elle résolut alors d’y résister. Néanmoins, en dépit de ses efforts, elle sentoit une certaine crainte se mêler sur ce point à sa curiosité. Blanche qui jusqu’alors avoit écouté en silence, demanda ce que c’étoit que cette musique, et depuis quand on l’entendoit.

— Toujours depuis la mort de notre chère dame, répondit Dorothée.

— Mais sans doute qu’il n’y a pas de revenant dans le château, dit Blanche moitié riante et moitié sérieuse ?

— J’ai entendu cette musique presque toujours depuis que madame est morte, dit Dorothée, jamais auparavant ; mais cela importe peu à quelque chose que je voulois vous dire.

— Dites, je vous prie, dites-nous, reprit Blanche, plus empressée de savoir que de plaisanter. J’ai pris bien de l’intérêt à ce que sœur Henriette et sœur Sophie m’ont dit au couvent sur de pareilles apparitions, dont elles-mêmes avaient été témoins.

— Vous n’avez jamais su, mademoiselle, ce qui nous fit quitter le château pour aller vivre dans la chaumière, dit Dorothée ? — Jamais, reprit Blanche impatiemment, ni la raison pour laquelle M. le marquis… Dorothée s’arrêta, hésita, voulut changer de conversation ; mais la curiosité de Blanche étoit trop éveillée pour la laisser échapper facilement. Elle pressa la vieille de continuer son histoire ; mais rien ne put l’y déterminer. Il devint évident que sa propre imprudence l’alarmoit, et qu’elle s’étoit trop avancée.

— Je m’apperçois, dit Emilie en souriant, que toutes les vieilles maisons sont fréquentées par les esprits. J’arrive d’un théâtre de prodiges ; mais malheureusement, depuis que j’en suis partie, j’en ai reçu l’explication.

Blanche se taisoit, Dorothée paroissoit sérieuse et soupiroit. Emilie se sentoit portée à en croire plus qu’elle ne vouloit se l’avouer. Elle se rappeloit le spectacle dont elle avoit été témoin dans une chambre à Udolphe, et par une bizarre liaison, les paroles alarmantes qu’elle avoit trouvées sans dessein dans les papiers qu’elle avoit détruits par obéissance aux ordres de son père. Elle frémit à la signification qu’ils sembloient avoir, presqu’autant qu’à l’horrible objet découvert sous le funeste voile.

Blanche, cependant, ne pouvant engager Dorothée à expliquer ce qu’elle avoit voulu dire, l’avoit priée, en se retrouvant auprès de la porte fermée, de lui faire voir tous les appartemens. — Ma chère demoiselle, lui répondit la concierge, je vous ai dit ma raison pour ne la pas ouvrir. Je ne l’ai jamais revu depuis la mort de ma bonne maîtresse ; il seroit affreux pour moi d’y entrer. De grâce, ne me le demandez pas.

— Non certainement, répondit Blanche, si c’est votre véritable raison.

— Hélas ! c’est l’unique, dit la vieille femme. Nous l’aimions si tendrement ! je la pleurerai toujours. Le temps passe ! il y a bien des années qu’elle est morte, et je me souviens pourtant de tout ce qui arriva alors, comme si c’étoit hier. Plusieurs choses très-nouvelles sont sorties de ma mémoire ; mais les anciennes, je les vois comme dans une glace. Elle se tut, et en avançant dans la galerie, elle reprit en regardant Emilie : Cette jeune dame me rappelle madame la marquise. Je me souviens qu’elle étoit aussi fraîche, et qu’elle avoit le même sourire. Pauvre dame ! qu’elle étoit gaie, lorsqu’elle fit son entrée ici.

— Elle ne fut donc pas gaie ensuite ? demanda Blanche.

Dorothée secoua la tête. Emilie l’observoit avec des regards expressifs, et se sentoit pénétrée d’intérêt. — Asseyons-nous sur cette fenêtre, dit Blanche, au bout de la galerie ; et je vous prie, Dorothée, si cela ne vous afflige pas, dites-nous quelque chose de la marquise. Je voudrois regarder dans la glace dont vous parliez, et voir quelques-unes des circonstances, qui, à ce que vous dites, s’y peignent souvent.

— Non, mademoiselle, répliqua Dorothée, si vous en saviez autant que moi, vous ne le voudriez pas ; vous les trouveriez trop pénibles. Je voudrois bien souvent en éviter le souvenir, mais elles me reviennent sans cesse. Je vois ma chère maîtresse à son lit de mort, ses regards ; je me souviens de ses discours. Oh quelle terrible scène !

— Qu’eut-elle donc de si terrible ? dit Emilie avec émotion.

— Ah ! ma chère demoiselle ; la mort, répondit Dorothée, n’est-elle donc pas toujours terrible ?

Dorothée garda le silence à toutes les questions que lui fit Blanche. Emilie remarquant des pleurs dans ses yeux, cessa de la presser davantage, et s’efforça d’attirer l’attention de sa jeune amie sur quelque partie des jardins. Le comte, la comtesse, et M. Dupont s’y promenoient ; elles allèrent les y joindre.

Quand le comte apperçut Emilie, il avança vers elle, et la présenta à la comtesse d’une manière si flatteuse et si obligeante, qu’il rappela à Emilie l’idée de son propre père. Elle sentit plus de reconnoissance pour lui que d’embarras, en abordant la comtesse : elle en fut reçue avec ce sourire aimable, que son caprice lui permettoit quelquefois, et qui étoit alors le résultat d’un entretien avec le comte au sujet d’Emilie. Quel qu’il pût être, quel qu’eût été le résultat de la conversation de l’abbesse, l’estime, l’intérêt s’exprimoient fortement dans les manières du comte à l’égard d’Emilie : pour elle, elle éprouva cette douce satisfaction que donne le suffrage des gens de bien. Dès le premier moment, elle s’étoit sentie portée à la confiance.

Avant d’avoir achevé ses remercîmens pour l’hospitalité qu’elle avoit reçue, et d’avoir exprimé le désir de se rendre aussitôt au couvent, elle fut interrompue par une pressante invitation de prolonger son séjour au château. Le comte et la comtesse parurent y mettre tant de sincérité, que, malgré le désir qu’elle avoit de revoir ses anciennes amies du monastère, et de soupirer encore sur le tombeau d’un père chéri, elle consentit à rester quelques jours.

Elle écrivit néanmoins à l’abbesse pour l’informer de son arrivée, et lui demander à être reçue au couvent comme pensionnaire. Elle écrivit aussi à M. Quesnel et à Valancourt ; et comme elle ne savoit où adresser précisément cette dernière lettre, elle l’envoya en Gascogne chez le frère du chevalier.

Sur le soir, Blanche et M. Dupont accompagnèrent Emilie à la chaumière de Voisin : elle sentit, en s’en rapprochant, une sorte de plaisir mêlé d’amertume. Le temps avoit calmé sa douleur, mais la perte qu’elle avoit faite ne pouvoit cesser de lui être sensible : elle se livra avec une douce tristesse aux souvenirs que ce lieu lui rappeloit. Voisin vivoit encore, et sembloit jouir, comme autrefois, du soir paisible d’une vie sans reproche. Il étoit assis devant sa porte, veillant sur quelques-uns de ses petits-enfans qui jouoient autour de lui, et tour-à-tour son sourire ou ses paroles excitoient leur émulation. Il reconnut à l’instant Emilie, et fut bien aise de la revoir. Elle apprit avec joie, que depuis son départ, la famille n’avoit point éprouvé de pertes.

— Oui, mademoiselle, dit le vieillard, nous vivons gaîment tous ensemble, grâce à Dieu. Je ne crois pas qu’il y ait en Languedoc une famille plus heureuse que la nôtre.

Emilie n’osa prendre sur elle d’entrer dans la chambre où Saint-Aubert étoit mort ; et après une demi-heure d’entretien avec Voisin et sa famille, elle sortit de la chaumière.

Pendant les premiers jours qu’elle passa, au château de Blangy, elle vit avec chagrin la mélancolie profonde, quoique muette, qui trop souvent absorboit M. Dupont. Emilie plaignoit l’aveuglement qui le détournoit de s’éloigner d’elle, et elle résolut de se retirer aussi-tôt qu’elle le pourroit sans désobliger le comte et la comtesse de Villefort. L’abattement de son ami ne tarda pas à alarmer le comte, et Dupont lui confia enfin le secret d’un amour sans espoir. Le comte ne put que le plaindre ; mais il se détermina en lui-même à ne pas négliger un moyen de favoriser ses prétentions. Quand il connut la dangereuse situation de Dupont, il ne s’opposa que foiblement au désir qu’il témoigna de quitter le château de Blangy dès le lendemain ; il lui fit promettre d’y venir passer avec lui un temps plus long, quand son cœur seroit en repos. Emilie, qui ne pouvoit encourager son amour, estimoit ses bonnes qualités, et étoit très-reconnoissante de ses services ; elle éprouva une tendre émotion quand elle le vit partir pour la Gascogne. Il se sépara d’elle avec une expression si touchante d’amour et de douleur, que le comte embrassa sa cause bien plus chaudement qu’il ne l’avoit encore fait.

Peu de jours après, Emilie elle-même quitta le château, mais ce ne fut pas sans, promettre au comte et à la comtesse de venir souvent les voir. L’abbesse la reçut avec cette bonté maternelle dont elle lui avoit déjà donné des preuves ; et les religieuses lui témoignèrent leur amitié. Ce couvent, qu’elle avoit si bien connu, réveilla ses tristes souvenirs, mais il s’en mêloit d’autres ; elle rendoit grâces au ciel de l’avoir fait échapper à tant de dangers ; elle sentoit le prix des biens qui lui restoient ; et quoique le tombeau de son père fût souvent arrosé de ses larmes, sa douleur n’avoit plus la même amertume.

Quelque temps après son arrivée au monastère, Emilie reçut une lettre de son oncle, M. Quesnel, en réponse à la sienne, et à ses questions sur ses affaires qu’il avoit prétendu gérer en son absence. Elle s’étoit informée sur-tout du bail de la Vallée, qu’elle desiroit d’habiter si sa fortune le permettoit. La réponse de M. Quesnel étoit froide et sèche comme elle s’y étoit attendue ; elle n’exprimoit ni intérêt pour ses souffrances, ni plaisir de ce qu’elle s’y étoit dérobée. Quesnel ne perdoit pas cette occasion de lui reprocher son refus à l’égard du comte Morano, qu’il affectoit de représenter comme riche et homme d’honneur ; il déclamoit avec véhémence contre ce même Montoni, auquel jusqu’à ce moment, il s’étoit reconnu si inférieur ; il étoit laconique sur les intérêts pécuniaires d’Emilie ; il lui apprenoit cependant que le terme du bail de la Vallée expiroit ; il ne l’invitoit point à venir chez lui, et ajoutoit que ne pouvant, dans l’état de sa fortune, habiter la Vallée, elle feroit bien de rester à Sainte-Claire.

Il ne répondoit point à ses questions sur le sort de la pauvre vieille Thérèse, la servante de son père. Par post-scriptum, M. Quesnel parloit de M. Motteville, entre les mains duquel Saint-Aubert avoit placé la majeure partie de son bien ; il annonçoit que ses affaires étoient au moment de s’arranger, et qu’elle en retireroit plus qu’elle n’auroit dû s’y attendre. La lettre contenoit encore un billet à l’ordre d’Emilie, pour toucher une modique somme sur un marchand de Narbonne.

La tranquillité du monastère, la liberté qu’on lui laissoit de parcourir les bois et les rivages de ce charmant pays, tranquillisèrent peu à peu l’esprit d’Emilie : cependant elle éprouvoit quelqu’inquiétude au sujet de Valancourt, et voyoit avec impatience approcher l’instant de recevoir enfin sa réponse.