Les Muses françaises (Gérard)/Rosemonde Gérard
ROSEMONDE GÉRARD
Elle ne sait que peu de chose,
On pourrait dire presque rien ;
Rien… quelques noms de quelques roses,
Et pas un seul mot de latin.
Juste assez de philosophie
Pour fixer, d’un regard pareil,
La sévérité de la vie
Et l’indulgence du soleil.
Dédaignant les biens de la terre,
Elle est d’un indicible orgueil ;
Mais elle arrive la première
Pour admirer un écureuil…
L’été, rien qu’avec des cerises,
L’émerveille au point de pâlir ;
Mais tout le temps elle se brise
Le cœur avec des souvenirs…
Car elle a — ne sachant que vivre
Toujours sur un tremblant destin —
Une âme qui d’un rien s’enivre
Mais ne se console de rien.
Comme une glorieuse histoire
Qui retombe en torrents de pleurs,
Elle traîne, dans sa mémoire,
Des anciens morceaux de bonheur.
Elle aime les ciels chimériques,
Mais pas les voyages lointains ;
Elle ne croit qu’aux Amériques
Qu’on découvre dans un jardin…
Elle comprend le bruit des ailes
Et le silence des instants ;
Elle jure qu’une hirondelle
Suffit à faire le printemps…
Quand on parle, on croit qu’elle écoute,
Mais elle n’entend pas un mot ;
Pour la raison qu’elle est, sans doute,
Plus distraite que le ruisseau…
Quand on passe, on croit la connaître,
Mais on ne la rejoint jamais ;
Pour la raison qu’elle est, peut-être,
Plus sauvage que la forêt…
Pour sûr, elle n’est pas méchante…
Mais je ne crois pas, franchement,
Qu’elle soit très intelligente :
L’intelligence, c’est plus grand.
Elle n’a rien qu’une petite
Flamme qui fait, par-là, par-ci,
L’effet d’un rayon qui palpite,
Puis, tout s’éteint et c’est fini…
Manquant tout à fait de méthode
Et de logique, elle sait mieux
Suivre le rêve que la mode,
L’infini que l’avantageux…
Elle n’a jamais su sourire
Sous la brise d’un éventail ;
Elle ne veut jamais écrire
Sur une table de travail…
Elle écoute, sur chaque rive,
Le bleu plus que la vérité ;
Elle ne croit pas qu’on écrive
Avec l’encre sur le papier…
Au lieu de lire, dans les livres,
Tout ce qui serait sérieux,
Elle ne pense qu’à poursuivre
Ce qu’on peut lire dans des yeux…
Au lieu de chercher, dans des pages,
Des sujets d’art ou de roman,
Elle cherche, sur des visages,
Toujours des sujets de tourment…
Elle n’a pas voulu grand’chose
De tout le monde extérieur :
Un peu de travail qui repose…
Un peu de chanson pour le cœur…
Et, ne faisant que, sans mesure,
Frémir à tort et à travers,
Supposant, folle créature,
Que c’est ainsi qu’on fait des vers,
Et, toujours mélangeant ensemble
L’impossible avec le réel,
Elle croit qu’un instant qui tremble
Peut faire un poème éternel !
LE JARDIN VIVANT
Quand je n’étais encore au monde qu’une enfant
Qui vivait au jardin et croyait au feuillage,
J’allais souvent revoir, dans un jardin vivant,
Tous ces perroquets bleus qui font tant de tapage.
Je suivais, sur le bord d’un ruisseau palpitant,
Le canard mandarin, cet arc-en-ciel qui nage ;
Et, lorsque je tendais du pain à l’éléphant,
Je lui tendais mon cœur encor bien davantage.
Le singe était partout ; l’ours était dans un coin ;
Sur un petit rocher méditait le pingouin ;
Le monde était absent du rêve qui m’effleure.
Je respirais un chant. Je comprenais un cri.
Et puis, je rapportais quelque lilas fleuri…
Et je n’ai pas beaucoup changé depuis cette heure !
ENFANCE
Enfance, merveilleuse ronde
Où le plaisir vous prend la main ;
Minute enchantée où le monde
Semble tenir dans un jardin ;
Aucun souci ne nous effleure ;
La pendule en marbre rosé
N’est rien que la maison de l’heure,
Et l’heure sert à s’amuser ;
Tout parle… tout chante… tout brille…
Le travail lui-même est un jeu ;
L’air est tendre ; et, quand on s’habille,
La robe est un nuage bleu ;
Toute la vie est occupée
Entre les rêves les plus beaux :
Dedans, il y a les poupées,
Dehors, il y a les oiseaux ;
La journée est une lumière
Qui, le soir seulement, pâlit ;
Et, le soir, on fait sa prière,
À genoux sur un petit lit ;
Une fatigue merveilleuse
Vous prend dans des bras enchantés ;
L’avenir sourit ; la veilleuse
Répand sa laiteuse clarté ;
Au pays léger des surprises,
On voyage toute la nuit,
N’ayant qu’une longue chemise
Tombant sur des pieds trop petits ;
La vie est encore lointaine
Tout au bout d’un rose chemin ;
On sait, si l’on a quelque peine,
Que tout s’arrangera demain…
Car, venant à peine de naître,
On croit, parmi l’air sans détour,
Que le bonheur, par la fenêtre,
Entre en même temps que le jour !
I
IVORY
Ivory, cher petit village,
Où ma mère, au bord d’un ruisseau,
Regardait son jeune visage
Et causait avec les oiseaux ;
Ivory, doux coin de nature,
Où ma mère, au bord d’un jardin,
Apprenait le chant, la couture,
Et tous les gestes de ses mains ;
Ivory, douceur infinie,
Où ma mère, au bord des soirs frais,
Avec son beau nom de « Sylvie »,
Semblait posséder la forêt ;
Ivory, village qui brille
Au bord de tous mes souvenirs,
Lorsque j’étais petite fille
Encor si loin de l’avenir…
Quand, sur une carte de France,
Ce petit nom m’apparaissait,
Il me paraissait plus immense
Que tout ce qui l’environnait ;
Quelle ville aux mille lumières
Pouvait dépasser, dans mon cœur,
L’humble paysage où ma mère
Faisait tant de bouquets de fleurs ?
D’ailleurs, elle eut toujours, ensuite,
Ce talent grave et parfumé :
Avec deux ou trois marguerites,
Quelques lys à demi fermés,
Avec quelques roses vermeilles
Et quelques herbes du gazon,
Elle faisait une merveille
Qui respirait dans la maison.
Son âme avait toutes les grâces ;
Elle lisait peu de romans,
Mais, plein de la saison qui passe,
Son cœur instinctif et charmant
Savait mettre, au bord de la vie
Dans des bouquets roses et verts,
Mille fois plus de poésie
Que je n’en mettais dans des vers !
II
SANCTA SIMPLICITAS
Quand je repense à toi, je pense :
Quelle douceur ! quelle bonté !
Et, dans toute ton existence,
Quelle sainte simplicité !
Et, cependant, ta simple vie
Eut bien des pages de roman :
Ton frère, un soir, pour la Turquie,
Sans savoir pourquoi ni comment,
S’embarqua. Lorsque je remonte
Vers mes plus lointains souvenirs,
Comme un personnage de conte
Je le vois, dans l’ombre, partir ;
Il était venu vers neuf heures
Et disparaissait aussitôt,
Ayant encombré la demeure
De fleurs, d’adieux et de gâteaux…
Il y eut beaucoup d’autres choses
Que tu ne m’expliquas jamais…
Car, avec tout le monde, on cause
Mieux qu’avec ceux que l’on aimait ;
Quelle pudeur ainsi fait taire
Ceux qui s’adorent ici-bas ?
Moi, je ne t’interrogeais guère,
Et tu ne me répondais pas ;
Il y avait, dans ta pensée,
Bien des rêves, bien des regrets…
Mais, sous ta paupière baissée,
Tout s’éteignait comme un secret.
D’ailleurs, fuyant tout ce qui brille,
N’ayant que ton cœur dans ta voix,
Tu parlais peu de ta famille,
Tu ne parlais jamais de toi ;
Et quand, tremblante d’allégresse,
J’appris, par un hasard je crois,
Que tu étais la propre nièce
Du grand philosophe Jouffroy,
Tu semblas comme anéantie
Par mon cri d’admiration,
Tant ta charmante modestie
S’alarmait du moindre rayon.
Parfois, le soir, sous une lampe
(Où sans cesse tu m’apparais),
Rien qu’à la pâleur de ta tempe
On devinait que tu pleurais ;
Ah ! tes yeux, d’un si pâle charme,
Quels bleus ils mettaient sous un toit !…
Ils n’expliquaient jamais leurs larmes,
Ils ne parlaient pas plus que toi.
Mais, dans leur flamme nostalgique,
On devinait, sans qu’il soit dit,
Un souvenir d’amour tragique
Dont ils demeuraient agrandis !
III
RESSEMBLANCE
À qui ressemblais-tu ? D’où venait le mystère
Qui faisait palpiter tes immenses cheveux ?
À qui ressemblais-tu ? Qui donc eut, sur la terre,
Tant de triste douceur dans des yeux aussi bleus ?
À qui ressemblais-tu ? Quand on me le demande,
Je ne vois sur personne un ciel aussi pesant…
Peut-être que tu ressemblais à Mélisande
Quand tu n’avais encor que quatorze ou quinze ans.
Tes cheveux si longs qui tentaient la brise,
Déchirant un soir mon cœur qui se brise,
À travers les murs ont pris leur essor ;
Des cheveux si longs c’est presque des ailes…
Ah ! pardonne-moi — douleur éternelle —
De t’avoir perdue et de vivre encor !
I
LES PHOTOGRAPHIES
Si je fais un jour la folie,
Ô mes deux petits bien-aimés,
De m’en aller, toute pâlie,
La main froide et les yeux fermés :
Si, dénouant quatre bras tendres
Qui sont des colliers de bonheur,
Je suis assez folle pour prendre
La voiture avec trop de fleurs ;
Si vous sentez pencher votre âme
Sous un danger noir qui descend,
Comme on voit frissonner la flamme
Qu’un papillon couche en passant ;
Si la maison, lorsque l’on sonne,
À toujours ses bons yeux carrés,
Mais si, dans la maison, personne
Ne vous attend quand vous rentrez ;
Si la même horloge balance
Toujours son tendre balancier,
Mais si personne ne s’élance
Quand vous tombez dans l’escalier ;
Si la même rose de haie
Semble un bonjour quotidien,
Mais si personne ne s’effraie
Quand près de vous passe un gros chien ;
Si la table a le même charme
Pour offrir les fruits et le pain,
Mais si personne ne s’alarme
Quand vous dites : « Je n’ai pas faim ! »
Si le feu au bois plein d’écume
Vous réchauffe toujours les doigts,
Mais si personne ne l’allume
Avant que vous disiez : « J’ai froid ! »
Si personne ne voit, la veille,
Votre pâleur du lendemain ;
Si personne ne vous réveille
Pour vous demander : « Dors-tu bien ? »
Si, tout autour de vous, sans cesse,
Vous n’entendez plus la chanson
De ce cœur tremblant de tendresse
Qui brûlait par petits frissons ;
Si c’en est fini de ces gestes
Dont je vous serrais ici-bas ;
Si, de mon amour, il ne reste
Qu’un peu de crêpe à votre bras ;
Si l’on vous mène avec mystère
Vers un jardin sans promeneurs
Où l’on voit, à genoux par terre,
Des gens qui parlent à des fleurs ;
Ah ! ne me laissez pas trop seule,
Entre les deux cyprès trop noirs…
L’Été vient. Déjà quatre meules
Sèchent dans la splendeur du soir ;
La chaleur entr’ouvre les portes ;
Les fleurs entrent dans la maison…
Ne me laissez pas, toute morte,
Loin de vous et de la saison ;
Qu’encore un peu je participe
À tout cela que j’aimais tant :
Le matin, le soir, les tulipes,
Les rosiers, l’herbe, le beau temps !
Qu’encore un peu je puisse faire,
Ainsi mêlée à l’avenir,
Partie, en vous, de l’atmosphère,
Par l’image et le souvenir…
C’est assez, sous l’herbe fleurie,
De mes yeux fermés à jamais :
Ouvrez du moins, sur votre vie,
Les yeux légers de mes portraits.
C’est bien assez que l’on oublie
Mon pauvre cœur précipité :
Donnez à mes photographies
La permission de rester.
Laissez se nouer une ronde,
Autour de vous, sous le grand toit,
De toutes ces pâles secondes
Qui furent des instants de moi.
Elles auront, sur votre route,
Des yeux reconnaissants et doux.
Cherchez-les bien. Prenez-les toutes,
Et placez-les autour de vous.
Celle où, tenant une coquille,
Je ne suis, dans un petit rond,
Qu’une toute petite fille
Aux cheveux levés sur le front ;
Et celle où, tenant une rose,
Je pense, les yeux éblouis,
À des miraculeuses choses
Que je ne sais plus aujourd’hui ;
Celle où je lis un livre énorme ;
Celle où je cours contre le vent ;
Celle où je porte l’uniforme
Dominicain de mon couvent ;
Celle où, l’œil tourné vers la tempe
Et prise en un mince fourreau,
J’ai presque l’air d’être une estampe
Japonaise d’Outamaro ;
Et celle où, dans la dentelle
Qui bouffe en toilette de bal,
J’ai l’air d’être une demoiselle
Sur une image d’Épinal ;
Celle où j’ai des boucles d’oreilles ;
Celle où je tiens dans mes deux bras
Vos deux têtes presque pareilles,
Cheveux bouclés et cheveux plats ;
Celle où j’ai beaucoup de fourrure,
Celle où j’ai beaucoup de chagrin ;
Celle où j’ai changé de coiffure,
Celle où j’ai changé de jardin ;
Celle en gris, qui tourne la tête,
Et celle en noir qui vous sourit ;
Celle, sous des pois de voilette,
Au coin d’un faubourg de Paris ;
Celle à quinze ans près d’un grand arbre ;
Celle à six ans près d’un cerceau ;
Celle sur le perron de marbre
D’où s’enfuit Jean-Jacques Rousseau ;
Et celle, si drôle et si pâle,
Qui fut, à l’ombre du Mont-Blanc,
Faite, dans des carreaux de châle,
Par un photographe ambulant !
Que toutes ces pauvres images,
Qui représentent de leur mieux
Tous mes rêves et tous mes âges,
Restent toujours devant vos yeux !
Ne les laissez pas sous les pages
D’un gros album rouge et doré,
Puisqu’ils n’avaient, tous ces visages,
Qu’un seul cœur pour vous adorer !
Ne les enfermez pas, de grâce,
Dans un tiroir à souvenirs ;
Les portraits enfermés s’effacent :
C’est leur manière de mourir.
Laissez-les tous dehors ! Qu’ils voient
Vos pas, vos gestes, et vos jeux !
Comment les verraient-ils sans joie ?
Ils regardent avec mes yeux.
Laissez-les dehors ! Qu’ils entendent
Vos deux voix ! Laissez-les dehors !
Qu’à vos murs toujours ils suspendent
De l’amour, de l’amour encor !
Et si, de voir de moi, sans cesse,
Tous ces regards, tous ces profils,
Fait, de vos chers cœurs de tendresse,
Montez trop de pleurs à vos cils,
Si, morte, je mets sur vos vies
Quelque trop déchirant émoi,
Embrassez mes photographies,
Brûlez tout… puis oubliez-moi !
II
LE BACCALAURÉAT
Quand je vois ces beaux jours de joie et de lumière
Où le soleil a l’air d’être plus près de nous,
Où le lézard, glissant sur une chaude pierre,
Semble dire : « Il fait bon se chauffer, chauffez-vous » ;
Quand je vois rayonner la tiédeur rose et gaie,
L’enchantement léger d’un merveilleux matin,
Je me glisse au milieu de la classe, et j’essaie
D’interrompre un moment la leçon de latin.
Et je dis : « C’est affreux, par ce temps magnifique,
De pencher sur un livre un visage vermeil,
Et l’analyse a tort de s’appeler logique
Qui prive les enfants d’une heure de soleil ;
Les leçons de calcul, d’histoire et de grammaire
Me semblent aujourd’hui des colloques de fous,
Et le lézard qui boit des rayons sur sa pierre
A bien l’œil de quelqu’un qui se moque de nous ;
Tous les jours où le ciel est bleu sont des dimanches ;
Le latin, c’est très bien quand il fait mauvais temps,
Mais, quand tous les oiseaux dansottent sur les branches,
Laissons dans les jardins courir tous les enfants ! »
« Madame », me répond le professeur sévère,
« Peu m’importe les yeux que le lézard fera
Ou qu’un moineau sautille autour des primevères…
Nous devons préparer le Baccalauréat. »
Le baccalauréat, mon petit garçon tendre !
Le baccalauréat ! Mais tu n’as que douze ans !
Et ne croirait-on pas, vraiment, à les entendre,
Qu’un baccalauréat, c’est plus que le printemps ?
Non ! non ! viens avec moi ! Laisse cet affreux thème !
Le baccalauréat, nous le préparerons
Parmi le trèfle en fleur !… Est-il un seul problème
Qui vaille d’avoir vu danser des moucherons ?
Viens ! nous conjuguerons la beauté des tulipes !
Et, tout en regardant les glycines fleurir,
Nous oublierons complètement les participes :
Participes passés, présents et à venir !
Nous oublierons le cours des fleuves de Touraine,
Et le nombre des habitants de Saint-Omer,
Et la raison pourquoi cette Mer Caspienne
Ne communique pas avec une autre mer !
Laisse ce théorème auquel tu fais la moue.
Viens ! nous multiplierons trois fleurs par cinq moutons
Le résultat sera du rose sur ta joue…
Ce qu’il faut démontrer, c’est que nous nous aimons :
Ce qu’il faut démontrer, c’est que, sous un mélèze,
On est bien mieux assis qu’auprès d’un encrier ;
Et qu’on doit préférer l’arbre à la catachrèse,
Les feuilles de bouleaux aux feuilles de papier.
Ce qu’il faut démontrer c’est que, dans la montagne,
Tous les petits sentiers sentent le serpolet.
Viens ! laisse Romulus et laisse Charlemagne,
Viens attendrir ton âme et durcir ton mollet !
Tant mieux si l’encre Antoine a séché sur ta page !
Laisse jusqu’à demain ces problèmes affreux
Où toujours les meuniers font d’injustes partages
Pour nous faire tromper sur le nombre des bœufs.
Laisse tous les profils sinistres de l’algèbre !
Le soleil, sur le sol, jette en dessins charmants
Des peaux de léopard, de panthère et de zèbre
Que l’arbre fait trembler d’un divin tremblement…
Laisse donc ton pupitre et viens voir la nature !
Considère de quels jambages éternels
Les peupliers ont su, sans la moindre rature,
Inscrire leurs grands fronts sur la pâleur du ciel.
Au lieu de la gothique, et la ronde, et l’anglaise,
Regarde l’écriture ardente des sommets :
Le croissant qui commence ouvre la parenthèse,
Deux feuilles en tombant ferment les guillemets.
Alphabet de lumière ! Admirable cortège !
Les lettres sont des fleurs, des arbres, des ruisseaux ;
Quand Dieu veut mettre un blanc, il fait tomber la neige…
Pour mettre plusieurs points, il met plusieurs oiseaux !
Et si plus tard il faut que, dans quelque Sorbonne,
Un examinateur, te montrant l’escalier,
Gronde : « La version n’était pas assez bonne
Pour qu’on fasse de vous, jeune homme, un bachelier » ;
Tu lui diras : « Monsieur, il se peut qu’en grammaire
Je ne sois pas très fort ; mais interrogez-moi
Sur le rose que prend tout un champ de bruyère
À l’heure où la première étoile s’aperçoit ;
En latin, mon cerveau peut avoir des lacunes ;
Mais interrogez-moi — car, là, je suis très fort —
Sur le bleu qui descend par les rayons de lune
Et transforme en boutons d’argent les boutons d’or.
J’ignore un peu le grec ; mais je sais l’harmonie
Qui tremble entre l’oiseau, le nuage et la fleur…
Car ma mère, monsieur, avait cette manie
De fermer notre livre et d’ouvrir notre cœur ! »
LE MARTIN-PÊCHEUR
Du temps que, sur les eaux, toutes choses vivantes
Vivaient dans l’Arche de Noé :
Les femmes, les bergers, les animaux, les plantes,
On eut besoin d’un messager ;
D’un messager discret, aventureux et sage,
Qui puisse voler et monter
Plus haut que l’horizon, la brise et le nuage,
Jusqu’au Seigneur d’éternité.
L’Aigle se proposa : « Non ! ton aile est méchante, »
S’écria Noé… « Je suis sûr
Qu’elle épouvanterait les étoiles tremblantes
Qui gardent la porte d’azur. »
Le Hibou s’avança : « Ce n’est pas ton affaire,
Pauvre bête au pénible vol,
Car le soleil t’aveuglerait de sa lumière…
— Alors, moi ? » dit le Rossignol ;
« Toi ? » dit Noé, « hélas ! le moindre clair de lune
Réveillerait ton chant divin.
Et, grisé de musique au bord de la nuit brune,
Tu perdrais toujours ton chemin.
Non ce qu’il me faudrait, ce n’est pas ton délire,
Ni les ailes de l’alcyon ;
Ce n’est qu’un messager modeste, et qui n’attire
Aucunement l’attention. »
À ces mots, un petit oiseau couleur de terre
Vint devant lui se présenter :
« Je n’ai », dit-il, « ni rang, ni ruse, ni mystère,
Mais j’ai ma bonne volonté ;
Donnez-moi le message, et, dans quelques secondes,
J’aurai pu passer sans péril ;
Je suis l’oiseau le plus ordinaire du monde :
Choisissez-moi ! — Ainsi soit-il ! »
Fit Noé, lui donnant le message céleste :
« Pars, mon petit Martin-Pêcheur ;
Nous t’attendons ici, dans ce bateau qui reste
Éternellement voyageur. »
Et le Martin-Pêcheur, sortant par la fenêtre,
S’élança dans le jour nacré,
Parmi cet air lavé de pluie et que, peut-être,
Personne n’avait respiré.
Il monta ! Il monta ! chargé de son message
Qu’il se répétait tout le temps ;
Il traversa l’éclair, la brise, le nuage,
Volant toujours, toujours montant ;
Mais lorsqu’il eut touché la voûte sans mélange
Du vrai ciel où demeure Dieu,
Il ne put, n’ayant pas les poumons d’un archange,
Respirer un air aussi bleu ;
Et, son cœur étouffé comme au milieu des ronces,
Il retomba fou de clarté,
N’ayant pas eu le temps d’attendre la réponse
Qu’il espérait tant rapporter !
Il revit l’arche… Il frappe à la fenêtre… On ouvre…
« Toi ? » dit Noé… « Que tu es beau !
Quel est ce manteau bleu, si bleu, qui te recouvre ?
— Mais non, je n’ai pas de manteau.
— Un manteau merveilleux ! éblouissant de charme !
— Comment ? » fit le Martin-Pêcheur.
« Ah ! » dit Noé, tombant à genoux, tout en larmes…
C’est la réponse du Seigneur ;
Car je le suppliais ardemment… Et nous eûmes
La preuve d’un sort éternel,
Lorsqu’il daigna ce soir m’envoyer, sur tes plumes,
Un vrai petit morceau de ciel. »
Le Déluge cessa. Tout refleurit sur terre :
Les saisons, les nuits et les jours ;
Et tous les cœurs humains de nouveau s’approchèrent
Du feu, de l’orgueil, de l’amour…
Mais le Martin-Pêcheur, le messager céleste,
Garda l’éternel manteau bleu
Afin que nous sachions que, seul, un cœur modeste
Peut parfois s’approcher de Dieu.
PRIÈRE
Seigneur, pardonnez-moi. Parmi l’avoine grise,
J’ai trop aimé les soirs, les fleurs, et les fourmis ;
Je préférais, aux lys d’argent de votre église,
Ceux, dans les sentiers frais, que vous-même aviez mis.
Seigneur, pardonnez-moi. Parmi l’heure indécise,
J’ai pris l’astre du ciel pour un doute éclairci ;
Et, d’un cœur plus penché que le clocher de Pise,
J’ai pris le ver luisant pour une étoile aussi.
Comment pouviez-vous donc écouter ma prière
Quand, par une fenêtre, un parfum de bruyère
Suffisait pour troubler mon cœur qui palpitait ?
Seigneur, chaque printemps dictait la parabole
De mon âme si grave et pourtant si frivole…
Et je n’ai su prier qu’en mots que j’inventais !
LE PASSÉ
Ô Passé, miroir bleuâtre
Qu’il ne faut pas trop pencher ;
Pauvre drame de théâtre
Qu’on ne peut plus retoucher…
Le jardin avait des arbres
Qui, tous, fleurissaient soudain ;
Et les fleurs jonchaient les marbres
Qui logeaient dans le jardin.
Quel enchantement demeure
Dans le parc extasié ?
Est-ce le parfum d’une heure ?
Ou le parfum d’un rosier ?
Quel est ce rêve ineffable,
Qui se cache au coin d’un bois ?
Est-ce une lettre, une fable ?
Ou le refrain d’une voix ?
Un agneau couleur de neige
Passe dans l’air étonné
En disant : « Comment l’aurais-je
Su si je n’étais pas né ?… »
Chaque souvenir ressemble
À l’instant qui lui fait mal…
Quel est ce tulle qui tremble ?
C’est une robe de bal.
La valse qui veut renaître
S’aventure en chancelant…
Fallait-il à la fenêtre
Pencher un cœur si brûlant ?
La rose qu’on croyait morte
Vient de refleurir soudain…
Fallait-il ouvrir la porte
Qui donnait sur le jardin ?
Les minutes les plus folles
Font danser des coins de ciel…
Fallait-il, sur des paroles,
Construire un rêve éternel ?
Dans l’ombre de la mémoire
Quel désordre et quel danger !
C’est un peu comme une armoire
Que l’on voudrait mieux ranger…
Fallait-il, sur cette route,
Suivre un vent passionné ?…
Non, peut-être… Mais, sans doute,
Peut-il être pardonné,
Le cœur à la tendre écorce
Qui, du matin jusqu’au soir,
Fit, avec sa faible force,
Tout ce qu’il pouvait pouvoir !
AZUR AU PAYS BASQUE
C’est la saison divine et fraîche
Où l’on croit tout ce qu’on vous dit ;
L’air est bleu comme une dépêche,
Le ciel bleu comme un paradis ;
Le saule défend que l’on pleure ;
Le soleil dit : « N’allez jamais
Chercher midi à quatorze heures » ;
Les petits arbres des sommets
Semblent rangés par des archanges
Sur une table de gazon ;
Chaque oranger a dix oranges,
Chaque village a dix maisons ;
Dans l’arbre une voix infinie
Ne va durer que quelques jours ;
Les cigales ont du génie ;
La rose est la fleur de l’amour ;
Les plus méchants barreaux des grilles
Ont des sourires de jasmin ;
L’école des petites filles
Donne sept ans au vieux chemin ;
Le ciel tendre n’a pas un voile ;
Les peupliers ce soir pourront
Chanter la romance à l’étoile
Qu’ils touchent presque avec leur front ;
La lumière n’a pas un masque,
Et la campagne dit : « Vraiment,
Il n’y a que ce pays basque
Qui soit si triste et si charmant… »
Demain la fête d’Espelette
Vendra ses raisins andalous ;
Si la montagne est violette
C’est que le vent vient d’Itxassou…
Quelle douceur ! quelle faiblesse !
Un insecte miraculeux
Prétend qu’à jamais on le laisse
Dormir au fond d’un iris bleu ;
L’ortie a rentré tous ses ongles ;
Dans l’herbe qui monte aux genoux
On lit Le livre de la Jungle
Au milieu des gueules-de-loup ;
La couleuvre, dans les pervenches,
N’est plus qu’un collier endormi ;
On se confie aux moindres branches ;
Les animaux sont des amis ;
Le soleil aux balcons s’attarde ;
Les maisons ne sont plus soudain
Que des images qu’on regarde,
Car on habite les jardins ;
Un chant tremblant comme un mensonge
Passe au loin dans le soir tombant.
Les cœurs s’embarquent sur les songes…
Un manteau reste sur un banc…
Et tous les ciels, toutes les roses,
Prennent, pour mieux nous attendrir,
Cet aspect déchirant des choses
Qui deviendront des souvenirs !
LA SEULE RAISON
Tu ne peux pas m’aimer rien que pour mes cheveux,
Qui sont de la couleur, à peu près, des châtaignes,
Ni parce que, vivant au jardin, ils s’imprègnent
D’un peu de parfum vert qui vient des arbres bleus ;
Tu ne peux pas m’aimer parce que, sur la route,
Je marche en récitant deux mille vers par cœur,
Ni parce qu’à présent je connais presque toutes
Les espèces d’oiseaux, d’insectes, et de fleurs.
Hélas, savoir rêver n’est pas encor grand’chose,
Et savoir avoir lu n’est presque rien du tout ;
Tu ne peux pas m’aimer parce qu’au mois d’août
Tout me semble arrêté par le parfum des roses.
Tu ne pourrais vraiment m’aimer, oui, toi qui m’aimes,
Que pour mon cœur… hélas, mon cœur, le connais-tu ?
Je ne le connais pas exactement moi-même :
C’est toujours au-dessus de moi qu’il a battu.
À quoi donc accrocher ta tendresse éperdue
Qui veut bien me tenir pour traverser les jours ?
La forme est imparfaite et l’âme est inconnue…
Aime-moi donc pour rien. Cela seul est l’amour !
L’HEURE QU’IL EST
Tu dis : « Quelle heure est-il ?… » et, d’un cri amoureux,
Je répondis : « Mais il est l’heure que tu veux.
L’heure que tu voulais sera celle qui sonne ! »
Alors, tu t’écrias : « Ô trop tendre Personne,
Je ne marque pas l’heure avec ma volonté.
Quelle heure est-il ?…
— J’ai répondu la vérité :
Puisque, lorsque tu dors, c’est la nuit éternelle ;
Puisque, lorsque tu veux qu’un beau jour ait des ailes,
On s’aperçoit soudain qu’on est au lendemain ;
Puisque, parfois, tu n’as qu’à me presser la main,
Pour verser l’infini dans une humble seconde ;
Puisque, lorsque tu pars, je sens trembler le monde ;
Puisque, quand tu reviens de n’importe où, j’entends
Même au cœur de l’hiver tous les chœurs du printemps ;
Puisque, si tu le veux, je souris et je pleure ;
Et, puisque brusquement ce ne serait plus l’heure
Que de mourir si tu me refusais tes bras,
Il est donc, tu vois bien, l’heure que tu voudras !
LA DERNIÈRE HEURE
Lorsque je ne serai plus là pour rien entendre,
Plus là pour être faible, exagérée et tendre,
Plus là pour être moi, avec tous mes défauts,
Mes petites fureurs et mes talons trop hauts
Qui trébuchent toujours sur l’escalier de pierre ;
Lorsque mes veux, domptés enfin par mes paupières,
Habiteront le soir qui n’a pas de matin ;
Lorsqu’il ne restera, de mon humble destin,
Qu’une ombrelle d’avril, un manchon de décembre,
Et, peut-être, traînant encor par une chambre,
La manière dont je prononçais certains mots ;
Quand tout le monde aura, même les animaux,
Et même mes deux chiens qui ne me quittent guère,
Oublié que je fus si vivante naguère
Et, lorsque je courais, comme nous allions loin ;
Quand je ne prendrai plus le beau ciel à témoin ;
Quand je ne pourrai plus m’entendre avec les roses,
Ni préférer injustement les vers aux proses,
Ni parler des romans que je n’ai jamais lus ;
À l’heure du couchant, quand je ne pourrai plus
Marcher jusqu’aux genoux dans la traînante brume ;
Lorsque mon âme aura, pauvre petite plume,
Volé très haut, plus haut que tout ce que l’on voit ;
Quand je ne pourrai plus avoir chaud, avoir froid,
Être encore quelqu’un qui va, qui vient, qui passe ;
Quand je ne pourrai plus regarder dans la glace,
Non mon visage à moi qui m’intéresse peu,
Mais ceux-là vers lesquels tournent toujours mes yeux ;
Quand on n’entendra plus dans le grand vestibule
— Petit grelot qui tinte ou qui tintinnabule —
Le bruit qui me suivait ou qui me précédait
De ces clefs que dix fois chaque jour je perdais ;
Quand je serai partie, en un flottant mystère,
Bien loin de tout cela, si doux, qui fut la terre :
Saisons, frissons, chansons, désirs et souvenirs,
Gaîté de s’en aller, douceur de revenir,
Prairie où l’on mordille une feuille de menthe,
Amusement de mettre une robe charmante ;
Quand j’aurai tout quitté : la douceur du vallon,
Le fleuve, ce ruban ! le vent, ce violon !
Tout ce qu’on prend dans la clarté d’un paysage,
Tout ce qu’on met de soi sur un autre visage ;
Quand je n’aurai plus rien, plus rien de tout cela ;
Quand j’aurai tout quitté, l’écho qui me parla.
— Toujours du même avis que moi, par politesse ! —
Quand mon nom aura pris la tranquille tristesse
Que prenaient brusquement, dans le plus fol été,
Ces logis qu’un départ laissait inhabités ;
Quand je serai plus loin que la dernière lande ;
Quand je serai partie, un soir, sans qu’on entende
Même le petit cri que font en s’éloignant
Mes souliers dans le soir…, ô vous que j’aimais tant,
Regardez doucement la page de ma vie.
Ne vous rappelez plus ce qu’il faut qu’on oublie.
Ne m’accusez pas trop quand je serai trop loin
Pour répondre. Oubliez que je n’avais besoin,
Pour rêver, que de voir un jet d’eau qui tournoie.
Oubliez la couleur trop vive de ma joie
Chaque fois qu’un chapeau, dans un carton fleuri,
Par le chemin de fer arrivait de Paris.
Oubliez ce qui fut médiocre ou frivole,
La puérilité, souvent, de mes paroles,
Et mes yeux quelquefois un peu trop bohémiens
Quand je riais par terre assise entre mes chiens !
Et si — n’étant, hélas, qu’une pauvre âme humaine —
J’ai pu, distraitement, vous faire un peu de peine,
Songez que sûrement ce ne fut pas exprès ;
Et songez que là-bas, entre les deux cyprès,
Que là-bas, dans le coin du petit cimetière,
Sous les fleurs, et sous les feuilles, et sous la terre,
Éternellement seuls, éternellement froids,
Sans jamais d’autres doigts pour les serrer, mes doigts,
Mes pauvres doigts à la tendresse terminée,
Qui sans cesse tournaient dans l’air de vos journées
Comme un vol éperdu de blancs petits bourdons,
Seront toujours croisés pour demander pardon !
SUR UNE MONTAGNE
Des oiseaux dans le ciel, se cognaient à des cloches ;
Nous montions la montagne à même les genêts ;
La France était divine et l’Espagne était proche ;
Tu dis : « Montons encor. » Nous fûmes au sommet.
Nous étions au-dessus de tout le paysage…
Je voulus, de mon front, rejeter mes cheveux,
Mais c’était, souviens-toi, la boucle d’un nuage
Qui venait un instant de me voiler les yeux.
Le jour tombait d’en haut. D’en bas montaient des ondes ;
Et je sentais, si près du ciel, si loin du monde,
Qu’il allait y avoir — il y eut en effet —
Des paroles venant de notre âme profonde…
Car tu me dis : « En bas, tu n’étais pas si blonde. »
Et moi je répondis : « Ne descendons jamais ! »
VOYAGE EN ESPAGNE
Beauté divine des nuages…
Ah ! comment dire la couleur
De ce miraculeux voyage
Qui mêla mon cœur à ton cœur !
C’était rose, royal, champêtre,
Éternel, — et même enfantin.
C’était ce que le soir, peut-être,
Pense en regardant le matin.
Sous tant de clarté, le cœur doute ;
La joie est une angoisse aussi.
On croyait prendre sur la route,
Vers le bonheur, des raccourcis.
Le ciel est bleu, la mer est basse.
De loin je regarde et je vois
Un merveilleux passant qui passe…
Ce passant merveilleux, c’est toi !
De loin je te photographie
Dans un petit verre carré.
C’est bien toi. Jamais de ma vie
Je ne t’ai autant adoré.
C’est toi !… Tu parles… Tu respires…
Tu vas, et tu viens, et tu vis…
Tu t’assieds sur un banc pour lire
Le petit journal du pays.
Je marche dans l’eau sur la plage
Pour te rejoindre à l’horizon ;
Tous les bateaux sont en voyage ;
Nous revenons vers les maisons,
Vers les jardins, vers les musiques ;
Le vent ferme son éventail.
Ô les ravissantes boutiques !
L’une est le Palais du corail.
Mes yeux soulignent de tendresse
Le moindre geste que tu fis ;
Sur nos pas, les magasins dressent
Des espaliers de fruits confits ;
L’Église a des vieilles statues ;
Nos ombres tremblent sur le sol ;
Tous les rêves sont dans la rue…
Tous les oiseaux sont espagnols…
Leur cantate n’est pas surprise
De se poser sur des genêts…
Quelle douceur… Comment la brise
Savait-elle que tu m’aimais ?…
Ah ! que la promenade est brève
Quand c’est toi qui la proposas…
Il y eut de tout dans ce rêve :
Des silences, des mimosas,
Un chapeau qui, pour mieux te plaire,
S’ajoutait un voile argenté ;
Et l’éternel vocabulaire
Que l’amour seul sait inventer.
…Mais la vie, hélas, va trop vite,
Le matin touche le tantôt…
Comme en tes bras je suis petite,
Quand tu me passes mon manteau.
Mon cœur, fou de tendresse, tremble
Comme la plume d’un bambou…
Et je t’aime tant qu’il me semble
Que tu ne m’aimes plus du tout !
SUR UNE ROUTE
On roule vivement sur la route sans tache.
La blanche église sonne… où donc est le sonneur ?
On croise de grands chars de foin, d’où l’on arrache
Des brins, car il est dit que ça porte bonheur.
On traverse à présent la place du village.
Les petits magasins s’allument peu à peu.
L’épicier resplendit. Un enfant, d’un air sage,
Emporte un grand paquet dans un gros papier bleu.
Le village est passé. La route est infinie.
À droite, près du fleuve, un beau pin d’Italie
Tend vers la prime étoile un large bouquet noir.
Une maison, qui sur la route encor s’attarde,
A l’air de se cacher derrière un chien de garde…
— Et je ne t’ai jamais aimé comme ce soir !
LE SECRET MAL GARDÉ
Je t’adore ! et je veux le dire au jardinier !
À la pluie ! au soleil ! je veux que tout le sache :
La biche en liberté et la chèvre à l’attache,
Et tous les hannetons de tous les marronniers !
Je veux le dire aux gens qui passent sur la route ;
À tous les fins graviers qui craquent sur le sol ;
Que vous en soyez sûrs, Buissons ; que tu n’en doutes
Jamais, Cerisier pâle où vient le rossignol.
Je veux le dire aux fleurs, aux feuilles de dentelle,
Aux pointes des cyprès, aux bordures de buis ;
À ce maçon tout blanc qui rentre avec sa pelle ;
À cet enfant qui porte un pain plus grand que lui ;
À ce petit rocher qui goutte à goutte pleure ;
À cette femme en noir qui conduit trois mulets ;
À ce reflet qui plonge au fond du lac ; à l’heure
Qu’il est à la pendule ; au beau temps qu’il a fait.
Je veux le dire à ce noir nuage qui laisse
Tomber ce reflet noir dont le jardin a froid…
Je t’adore ! et je veux le dire à ma tristesse,
Pour qu’emplissant mon cœur elle sache pourquoi.
Je t’adore ! et je veux le dire à ma paupière
Afin qu’elle le dise à mes yeux endormis ;
Je veux le dire à ce vieil escalier de pierre,
Pour qu’il le dise encore à toutes les fourmis ;
Je veux le dire aux dahlias, aux giroflées,
Aux blancs géraniums, aux phlox incarnadins, —
Afin que mon secret, tournant à chaque allée,
Fasse en moins d’un instant tout le tour du jardin ;
À travers le jardin, la forêt, la prairie,
Et la fraîcheur des nuits, et la chaleur des jours,
Comme un ruban passant dans une broderie,
Je glisserai partout le bleu de mon amour.
Je veux le dire à l’hirondelle, et je veux qu’elle
Aille le dire au toit, et que le toit moussu
Le redise au vieux mur, et le mur à l’échelle,
Et l’échelle à celui qui montera dessus ;
Je veux le dire aux fils tremblants du télégraphe,
Pour que ces fils tremblants le disent aussitôt
À ce petit hibou qui chaque soir s’agrafe,
Immobile, au sommet pointu de ce poteau ;
Je veux que ce hibou sache que je t’adore,
Pour, lorsqu’elle viendra, qu’il le dise à la nuit,
Que la nuit, en partant, le redise à l’aurore,
Et que demain le sache aussi bien qu’aujourd’hui !
LE DERNIER RENDEZ-VOUS
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs,
Au mois de Mai, dans le jardin qui s’ensoleille,
Nous irons réchauffer nos vieux membres tremblants ;
Comme le renouveau mettra nos cœurs en fête,
Nous nous croirons encor de jeunes amoureux,
Et je te sourirai, tout en branlant la tête,
Et nous ferons un couple adorable de vieux ;
Nous nous regarderons, assis sous notre treille,
Avec de petits yeux attendris et brillants,
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs.
Sur le banc familier, tout verdâtre de mousse,
Sur le banc d’autrefois, nous reviendrons causer.
Nous aurons une joie attendrie et très douce,
La phrase finissant souvent par un baiser ;
Combien de fois, jadis, j’ai pu dire : « Je t’aime ! »
Alors, avec grand soin, nous le recompterons,
Nous nous ressouviendrons de mille choses, même
De petits riens exquis dont nous radoterons ;
Un rayon descendra, d’une caresse douce,
Parmi nos cheveux blancs, tout rose, se poser,
Quand, sur notre vieux banc tout verdâtre de mousse,
Sur le banc d’autrefois, nous reviendrons causer.
Et, comme chaque jour je t’aime davantage,
— Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain —
Qu’importeront alors les rides du visage
Si les mêmes rosiers parfument le chemin.
Songe à tous les printemps qui, dans nos cœurs, s’entassent ;
Mes souvenirs à moi seront aussi les tiens ;
Ces communs souvenirs toujours plus nous enlacent
Et sans cesse entre nous tissent d’autres liens ;
C’est vrai, nous serons vieux, très vieux, faiblis par l’âge,
Mais plus fort chaque jour je serrerai ta main,
Car, vois-tu, chaque jour je t’aime davantage :
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs,
Au mois de Mai, dans le jardin qui s’ensoleille,
Nous irons réchauffer nos vieux membres tremblants ;
Comme le renouveau mettra nos cœurs en fête,
Nous nous croirons encore aux heureux jours d’antan,
Et je te sourirai, tout en branlant la tête,
Et tu me parleras d’amour en chevrotant ;
Nous nous regarderons, assis sous notre treille,
Avec des yeux remplis des pleurs de nos vingt ans…
Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille,
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs !
