Les Muses françaises (Gérard)/Renée Vivien
RENÉE VIVIEN
On peut, au bord d’une avenue,
Voir un triste petit jardin
Mêlant, dans une ombre inconnue,
L’oubli, la mort, et le dédain.
On n’y voit plus, près de la porte,
Que le fantôme du passé,
On n’y voit que des feuilles mortes
Sur un désespoir effacé.
Les bosquets n’ont plus de brindilles…
L’hiver a repris les chemins…
Or, un soir, qu’à travers les grilles
Je cherchais, devant le jardin,
À comprendre pourquoi, sans trêve,
Il gardait, dans l’air printanier,
Comme un parfum de mauvais rêve,
J’aperçus un vieux jardinier.
J’attendis un instant qui tremble
Et je lui demandai soudain :
« Quel est ce jardin qui ne semble
Plus savoir qu’il est un jardin ?
A-t-il eu des réveils d’aurore ?
Des fleurs ? des étoiles du soir ?
Il me répondit : « Je l’ignore.
Je n’ai vu que son désespoir :
Car les jardins sont très sensibles…
Ce fut un jardin malheureux ;
Jamais il ne lui fut possible
D’être un peu rose, vert, ou bleu ;
Car la dame aux douleurs secrètes
Qui l’habita dans le passé,
N’aimait rien que les violettes… »
Je m’écriai : « Oui ! oui ! je sais… »
Il dit encor des mots sans suite ;
Puis il disparut dans la nuit…
Et moi, j’aurais voulu plus vite
Quitter ce jardin défleuri ;
Mais, comme un émouvant vacarme
Entre la plainte et le soupir,
Des vers plus tristes que des larmes
M’entouraient pour me retenir.
On peut, au bord d’une avenue,
Voir un mystérieux séjour
Gardant, dans une ombre inconnue,
Le secret d’un drame d’amour.
Et, quand je repense à ce drame,
Tour à tour je revois soudain :
Le livre éternel, la pauvre âme,
Et le triste petit jardin !
INVOCATION À LA LUNE
Ô Lune chasseresse aux flèches très légères,
Viens détruire d’un trait mes amours mensongères !
Viens détruire les faux baisers, les faux espoirs,
Toi dont les traits ont su percer les troupeaux noirs !
Toi qui fus autrefois l’Amie et la Maîtresse,
Incline-toi vers moi, dans ma grande détresse ;
Dis-moi que nul regard n’est divinement beau
Pour qui sait contempler le grand regard de l’eau !…
Ô Lune, toi qui sais disperser les mensonges,
Éloigne le troupeau serré des mauvais songes !
Et, daignant aiguiser l’arc d’argent bleu qui luit,
Accorde-moi l’espoir d’un rayon dans la nuit !
Ô Lune, toi qui sais rendre l’âme à soi-même,
Dans sa vérité froide, indifférente et blême…
Ô toi, victorieuse adversaire du jour,
Accorde-moi le don d’échapper à l’amour !
VENUE DU JOUR
Le jour se glisse tel qu’un mauvais animal
À travers mes vitraux pour surprendre mon mal.
Le jour se glisse, ainsi qu’un serpent s’insinue
Dans mes regards… Il entre et voit mon âme nue.
Il voit la vérité de mon trop grand amour,
Ô jour maudit parmi tous les jours… Mauvais jour !
Maudit sois-tu jusqu’à la limite lointaine
Des temps, toi qui surpris ma colère et ma haine !
Maudit, toi qui sus voir, de tes yeux clairs, ô Jour,
L’affreuse immensité de mon terrible amour !
POUR MON CŒUR
Mystérieux, amer et terrible, ô mon cœur,
Éloigne enfin de toi la haine et la rancœur !
Sache combien est grand ce bienfait qu’on te donne
De pouvoir pardonner, ô mon cœur, et pardonne !
Ne garde plus l’amer souvenir des joies dues !
Et qu’il soit comme un mot effacé sur les nues !
Sois léger et sois doux comme l’ombre d’une aile,
Ô mauvais cœur, tenace et méchant et fidèle !
Ô mon cœur, exhalant dans un vaste soupir
Le pardon retenu, sache enfin t’attendrir !
VOICI MON MAL
Parmi les lys fanés je songe que c’est toi
Qui me fis le plus grand chagrin d’amour, Venise !
Tu m’as trahie autant qu’une femme et conquise
En me prenant ma force, et mon rêve et ma foi.
…Je ne cherche plus rien dans Venise : l’ivresse
Des beaux palais n’est plus en moi ; le chant banal
Des gondoliers me fait haïr le Grand Canal,
Et je n’espère plus aimer la Dogaresse.
Voici mon mal : il est négligeable et profond.
Rendue indifférente à la beauté que j’aime,
J’erre, portant le deuil éternel de moi-même,
Parce que je n’ai pas de lauriers à mon front.
PRIÈRE AUX VIOLETTES
Sous la protection humble des violettes
Je remets les soupirs et les douleurs muettes
Qui viennent m’assiéger ce soir… Ce trop beau soir !…
Dans cet effondrement du final désespoir
Leur parfum est semblable aux prières des Saintes…
Ô fleurs entre les fleurs ! Ô violettes saintes !
Lorsque enfin, en un temps, s’arrêtera mon cœur
Las de larmes, et tout enivré de rancœur,
Qu’une pieuse main les pose sur mon cœur !
Vous me ferez alors oublier, Violettes !
Le long mal qui sévit dans le cœur des poètes…
Je dormirai dans la douceur des violettes.
ÉPITAPHE SUR UNE PIERRE TOMBALE
Voici la porte d’où je sors…
Ô mes roses et mes épines !
Qu’importe l’autrefois ? Je dors
En songeant aux choses divines…
Voici donc mon âme ravie,
Car elle s’apaise et s’endort
Ayant, pour l’amour de la Mort,
Pardonné ce crime : la Vie.
