Les Muses françaises (Gérard)/Marie Noël

Les Muses françaisesFasquelle (Collection : Bibliothèque Charpentier) (p. 269-295).

MARIE NOËL

Dans les notices que j’ai lues
Sur cette muse au voile bleu
Qui semble habiter dans la nue
Et n’en descendre que fort peu,

J’ai — parmi de vives louanges
Sur son œuvre de pureté —
Trouvé cette réserve étrange :
« Elle n’a que peu de métier. »

Peu de métier… J’ai lu la phrase
Qui s’étalait tranquillement ;
Et j’ai crié, comme en extase :
Ô magnifique compliment !

Ô pur et rassurant éloge
Que l’on ferait sur une fleur…
Peu de métier… Je m’interroge :
Je crois que rien n’est plus flatteur.

Et ne doit-il pas, au contraire,
Dépasser tout ce qu’on peut voir,
Le métier charmant qui peut faire
Semblant de ne pas en avoir !…


Ô Marie Noël, sur la route
Où tu vas si près des oiseaux,
Ne trouble pas avec un doute
La certitude des ruisseaux ;

Ô chère âme parfois sublime
Entre tes cloches et tes fleurs,
Dans le Dictionnaire des rimes
N’aventure jamais ton cœur.

Garde ton cœur dans ta poitrine
Et, si tu voulais un conseil,
N’interroge que Marceline
Dans le songe de ton sommeil.

Ton œuvre, que le ciel protège,
Est si blanche qu’on croit plutôt
Que, ton encre, c’est de la neige
Et que tes vers tombent d’en haut…

Et c’est par cette grâce étrange
Que — dans les environs du ciel —
Quand tu parles avec les anges,
Cela semble tout naturel !


Séparateur

CONNAIS-MOI…

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi !
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
La poussière sans nom que ton pied foule à terre,
Et l’étoile sans nom qui peut guider ta foi.

Je suis et ne suis pas telle qu’en apparence :
Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
Si calme qu’en plongeant tout au fond de mes yeux,
Tu te verras en leur fidèle transparence…

— Si calme, ô voyageur… Et si folle pourtant !
Flamme errante, fétu, petite feuille morte
Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte
Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent. —

Sauvage, repliée en ma blancheur craintive
Comme un cygne qui sort d’une île sur les eaux,
Un jour, et lentement à travers les roseaux
S’éloigne sans jamais approcher de la rive…

— Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant !
Un confiant moineau qui vient se laisser prendre
Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l’entendre,
Tout entier dans ta main le cœur chaud et battant. —

Forte comme en plein jour une armée en bataille
Qui lutte, saigne, râle et demeure debout ;
Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout,
Silencieuse et haute ainsi qu’une muraille…


— Faible comme un enfant parti pour l’inconnu
Qui s’avance à tâtons de blessure en blessure
Et qui parfois a tant besoin qu’on le rassure
Et qu’on lui donne un peu la main le soir venu.

Ardente comme un vol d’alouette qui vibre
Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,
Qui monte, monte, éperdument jusqu’au soleil,
Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre !…

— Et plus frileuse, plus, qu’un orphelin l’hiver,
Qui tout autour des foyers clos s’attarde, rôde
Et désespérément cherche une place chaude
Pour s’y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair.

Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive
Que nul n’osera mettre un collier à son cou,
Que nul ne fermera sur elle son verrou,
Que nul hormis la mort ne la fera captive…

— Et qui se donnera tout entière pour rien,
Pour l’amour de servir l’amour qui la dédaigne,
D’avoir un pauvre cœur qui mendie et qui craigne
Et de suivre partout son maître comme un chien. —

Connais-moi ! connais-moi ! Ce que j’ai dit, le suis-je ?
Ce que j’ai dit est faux — Et pourtant c’était vrai ! —
L’air que j’ai dans le cœur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?… Le puis-je ?…

Quand ma mère vanterait
À toi son voisin, son hôte,
Mes cent vertus à voix haute
Sans vergogne, sans arrêt ;


Quand mon vieux curé qui baisse
Te raconterait tout bas
Ce que j’ai dit à confesse…
Tu ne me connaîtras pas !

Ô passant, quand tu verrais
Tous mes pleurs et tout mon rire,
Quand j’oserais tout te dire
Et quand tu m’écouterais,

Quand tu suivrais à mesure
Tous mes gestes, tous mes pas,
Par le trou de la serrure…
Tu ne me connaîtras pas !

Et quand passera mon âme
Devant ton âme, un moment,
Éclairée à la grand’flamme
Du suprême jugement,
Et quand Dieu comme un poème
La lira toute aux élus,
Tu ne sauras pas lors même
Ce qu’en ce monde je fus…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Tu le sauras si rien qu’un seul instant tu m’aimes !

CHANSON

Mon bien-aimé s’en fut chercher l’amour
Dès le matin parmi les fleurs écloses.
Pour le trouver il effeuillait les roses
Couleur du soir, de l’aurore et du jour.
Mon bien-aimé n’a pas trouvé l’amour.


Je l’attendais, pâle et grise lavande,
Et tout mon cœur embaumait son chemin.
Il a passé… j’ai parfumé sa main,
Mais il n’a pas vu mes yeux pleins d’offrande.

Mon bien-aimé s’en fut chercher l’amour
Au verger mûr quand midi l’ensoleille.
Pour le trouver il goûtait la groseille,
La pomme d’or, la pêche, tour à tour…
Mon bien-aimé n’a pas trouvé l’amour.

Je l’attendais, fraise humble à ses pieds toute,
Et mon sang mûr embaumait son chemin.
Hélas ! mon sang n’a pas taché sa main.
Il a marché sur moi, suivant sa route.

Vent du ciel ! Vent du ciel ! éparpille mon cœur !
Je n’en ai plus besoin. Ô brise familière,
Perds-le ! Dessèche en moi ma source, éteins ma fleur,
Ô vent, et dans la mer va jeter ma poussière !

CHANT DE ROUGE-GORGE

Au mois de mai j’avais le cœur si grand
Que pour l’emplir je me suis en allée
Cherchant l’amour sans savoir quelle allée,
Pour le rencontrer, quel chemin on prend…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Du printemps, sais-tu s’il en reste encore ?
L’hiver vient…


J’allais, j’allais. Où trouver de l’amour ?
Au bas de la côte, au faîte, derrière ?
Au fond du bois, au bout de la rivière ?
Ici, là-bas, à ce prochain détour ?…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
De l’été, sais-tu s’il en reste encore ?
L’hiver vient…

Quand je le vis, je n’osai pas à temps
M’en approcher ou lui faire une avance ;
Je l’attendais ouvrant mon cœur immense…
Il n’est tombé qu’une goutte dedans…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Du soleil, sais-tu s’il en reste encore ?
L’hiver vient…

Est-ce là tout, cette goutte, est-ce tout ?
Je voudrais bien recommencer l’année,
La goutte d’eau qui m’était destinée,
Je voudrais bien la boire encore un coup…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Des feuilles, sais-tu s’il en reste encore ?
L’hiver vient…

Est-ce bien tout ? Peut-être, dans un coin
Que j’oubliai, peut-être avant la neige,
Un peu d’amour encor le trouverai-je,
Peut-être ici, peut-être un peu plus loin…


Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Du bonheur, sais-tu s’il en reste encore ?
L’hiver vient…

CHANSON

Nous étions deux sœurs chez nous :
La laide et la belle.
L’une avait les yeux si doux
Que tous après elle
Couraient sans savoir pourquoi.
Sa sœur, l’autre… c’était moi.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Elle avait cent jolis airs :
Un timide, un tendre,
Des tristes, des gais, des fiers,
Cent regards pour prendre
L’amour dans les cœurs tout bas…
Mais moi, je ne savais pas.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.


Elle avait quatre beaux temps
Pour se plaire au monde :
L’hiver, l’été, le printemps,
L’automne à la ronde,
Pressés d’arriver chacun…
Mais moi, je n’en avais qu’un.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Elle avait deux paradis :
L’air des matins roses
Pour sa joie et le logis
Aux fenêtres closes
Pour son bonheur au soir brun…
Mais moi, je n’en avais qu’un.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Tant d’amis l’avaient d’amour
Toute enveloppée,
Qu’elle était, la nuit, le jour,
Sans cesse occupée
À n’en oublier aucun…
Mais moi, je n’en avais qu’un.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.


Lui, c’était lui mon été,
Ma terre fleurie,
Lui, mon soleil, la bonté
Unique en ma vie !
C’était lui mon Paradis !
Le seul !… Elle me l’a pris.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

C’est pour lui seul que j’osais
Me laisser sourire,
En lui je me reposais.
J’aimais me redire
Tout bas ses mots attendris.
C’est fini… Tu me l’as pris.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Sans son cœur, avec mon cœur,
Maintenant que faire ?
Haïr ? Attendre, ô ma sœur,
Que le vent contraire
Jette ton bonheur à bas ?
Te haïr !… je ne peux pas.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.


Ô toi qui sans le savoir
De mon mal es cause,
Est-ce que je puis te voir,
Ma petite rose,
Sans t’aimer aussi ?… Pourtant,
De te voir je souffre tant !

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Chère grâce, dis, pourquoi
Es-tu si jolie ?
Ah ! qu’il ait assez de moi,
Qu’il t’aime et m’oublie,
Ce n’est que juste !… Et pourtant,
Faut-il que je souffre tant !

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Aimons-nous bien, aimons-nous,
Je suis assez forte
Pour souffrir un peu pour vous.
Ce n’est rien… Qu’importe,
Quand vous serez trop joyeux,
Que je détourne les yeux.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.


Vous voir, le cœur apaisé,
J’y suis mal habile.
Mais t’aimer, le cœur brisé,
Ce m’est plus facile.
Va, peut-être aime-t-on mieux
Avec des pleurs dans les yeux.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

FANTAISIE À PLUSIEURS VOIX

Sur un thème de Mozart.

I

PRÉLUDE

Mes vers, venez, mes vers, amusons-nous ensemble.
Vous êtes pour moi seule et nous avons congé.
C’est moi qui vous le dis. Je suppose que j’ai
Le droit de vous le dire un peu si bon me semble.

Venez ! Qu’est-ce qui dit que mon cœur de ce soir,
Ce nid tout palpitant de jeunes mots qui bouge,
Est au maître d’école et pour son encre rouge
Et qu’il faut proprement en extraire un devoir ?



Qu’est-ce qui croit qu’autour d’un laurier de poètes
En pot, nous allons tondre et sarcler mon printemps
Et que pour contenter trois vieux — s’ils sont contents !
Je vais mettre en pâté pour eux mes alouettes ?

Qu’est-ce qui croit, l’imbécile, que c’est pour lui
Cette musique en moi qui se gonfle, ce fleuve
Brusquement répandu de grâce toute neuve ?
Mon cœur, qu’’est-ce qui croit que c’est le bien d’autrui ?

Mes vers, laissons dehors ces gens-là. Je veux rire
Et chanter et pleurer pêle-mêle avec vous.
Écoutez-moi, répondez-moi, poursuivons-nous
Comme de chers enfants pleins d’amour à se dire.

Je suis tellement seule… Ah ! mes vers, je sais bien
Que le Destin qui sert tant de gens à la ronde
Ne peut pas donner du bonheur à tout le monde…
Quand j’arrivai, sans doute il ne lui restait rien.

Voyez, tous les chemins qui mènent à mon âme
Sont déserts. Si quelqu’un d’aventure y passa,
Il est toujours resté plus ou moins en deçà
De l’ombre où j’ai ma source, et mon trouble, et ma flamme.

Et j’ai beau m’y fier, nul espoir à présent,
Parmi tant de tendresse enfin désabusée,
N’est assez fort le soir quand ma force est usée
Pour soulever de dessus moi le temps pesant.

Je suis toute petite et n’ai pas de grand’mère
Qui m’encourage au seuil des heures quand j’ai peur
Et de ses vieilles mains ramène sur mon cœur
Le duvet tremblotant d’une pauvre chimère ;


Pas une guérisseuse au chant calme, un ami,
Un seul dont les pas clairs rassurent ma nuit sombre ;
Pas un cœur sûr, profond, comme un berceau dans l’ombre :
Où laisser le fol mien tomber tout endormi ;

Pas un vrai maître auquel abandonner ma vie
Comme une charge obscure et de peu de valeur
Pour qu’il tire à son gré du bonheur, du malheur,
De ce dépôt qu’une ignorante lui confie ;

Pas d’époux hardiment entré dans tous mes vœux
Qui traverse mon mal avec moi dans la brume
Et change tout d’un coup mon destin d’amertume
En effleurant du bout de ses doigts mes cheveux.

Nul amour ne me reste où mon âme abondante
Ait pu répandre un peu sa douceur qui coulait.
Je n’ai pas de petit à qui donner le lait
De ma jeunesse mûre, attiédie et fondante.

Ô mes vers que voilà si plaintifs et si doux,
Puisque le Créateur ne m’a pas fait de joie,
Venez, vous que du moins à mon aide il envoie,
Je me veux inventer un bonheur avec vous.

Venez !… Vous, vous serez, paisibles, la grand’mère
Qui rassemble autour d’elle aussitôt qu’il fait noir
Mes songes inquiets et les emmène voir
Les fleurs d’un conte bleu hors de la nuit amère.

Venez !… Vous, vous serez, vous gais, vous ingénus
Qui ne prévoyez rien, les petits camarades
Qui bousculent un beau matin mes pensers fades
Pour courir au soleil le front et les pieds nus.


Venez !… Vous, vous serez, naïfs, la bonne femme
Qui va cueillir, l’été, des simples dans les champs,
Des mauves, du plantin et qui connaît des chants
Pour arrêter le feu de la fièvre dans l’âme.

Venez !… Vous, vous serez l’enfant sur mes genoux
Que j’allaite en secret, que je berce en cachette,
Et vous… Oh ! vous !…l’époux en qui mon cœur se jette…
— Peut-être un plus réel n’est-il pas aussi doux, —

Venez !… Soyez-moi, tous, mes amis ! Mon cœur cède
Au poids de sa tendresse. Avant qu’il soit perdu,
Venez, recueillez-le, vite, mes vers, à l’aide !
Il se rompt. Comme un fruit trop mûr il s’est fendu.

Entourez-moi… J’avais dans l’âme une fontaine
Que je ne peux plus contenir. Sa douce voix
A roulé sur la mousse en fleur, son eau lointaine
A caressé la violette au fond des bois ;

Les ailes des oiseaux y bougent, l’ombre y passe,
Puis le soleil, puis l’ombre ; elle emporte les cieux,
Tantôt pleine du bleu sans bornes de l’espace,
Tantôt du brusque noir d’un nuage anxieux ;

Elle fuit… Les ramiers qui s’envolent par couples
Y laissèrent ce soir tomber un duvet doux.
Entourez-moi, mes vers, tendez-moi vos mains souples
Et je la répandrai toute vive sur vous.

Vous retiendrez le bond de mes sources intimes
Encor mouvant dans vos paumes aux bords étroits,
Et laisserez couler mon cœur entre vos rimes
Comme de l’eau courante et pure entre les doigts.

II

andante

Longtemps… longtemps… longtemps… depuis que je suis
J’ai dans l’ombre, sans fin, préparé dans mon cœur
— Ai-je fini ? Le soir m’a toute environnée —
J’ai préparé dans mon cœur toute la journée
Une place pour le bonheur.

Est-elle prête ? Là, j’ai caché des paroles
Que je n’ai pas encore dites, non vraiment,
Elles sont pour parler trop douces et trop folles.
Un soir… — en attendant j’en use de frivoles —
Je les retrouverai je ne sais pas comment.

Là, je garde un silence où je serai surprise
Un soir, je ne sais où, brusquement par l’Amour.
Un silence où longtemps j’entendrai qu’il me brise,
Un silence où tremblant lui aussi qui m’a prise,
Il m’entendra me perdre en lui seul pour toujours.

J’ai là… j’ai conservé s’il en veut mon enfance,
Son rire neuf — il n’a guère servi — ses yeux
Que l’heure belle étonne et son cœur sans défense
Qui va s’abandonner sans rien peser d’avance,
Un peu prompt, un peu fou, d’un mouvement joyeux.

J’ai là ses yeux naïfs, ses élans, sa folie
Qui rebrousse chemin, soudain prise de peur,
S’enfuit, se laisse prendre et tout le reste oublie.
Et là-dedans, mêlée, une mélancolie
Prête à pleurer, la sotte ! au plus doux du bonheur.


Et j’ai là — je suis sage aussi — de la lumière
Pour nos chemins de nuit, même un peu de raison,
Pas trop mais presque assez pour passer la première
Quand il fera plus noir que l’ombre coutumière,
Si le bonheur hésite un soir dans la maison.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Suis-je prête ? J’attends et je ne sais que faire
En attendant pour lui qui tarde. Il va venir.
Je vais, je viens, je vais, cherchant ce qu’il préfère,
Pour rassembler en moi de quoi le satisfaire
Tout le long de notre avenir.

Et je songe en allant et venant, et j’invente
Mille secrets tout neufs pour recevoir l’Amour
Dans ma pauvre demeure et des soins de servante
Pour qu’il s’y trouve bien à jamais, moi vivante.
Et n’en cherche pas d’autre un jour.

J’ourle la toile à points tout petits pour qu’il aie
Mon beau linge ; pour lui, je réveille au matin
La bonne humeur de la maison luisante et gaie ;
J’en chasse tout le gris, je range, je balaye,
Je cueille une rose au jardin.

J’apprête les repas pour qu’un jour il y goûte ;
Je choisis à son goût ma robe d’aujourd’hui ;
Si j’apprends des chansons, c’est pour qu’il les écoute :
Je retiens en passant le beau de chaque route
Pour y repasser avec lui.

Qu’il vienne avec sa charge et son deuil ! j’ai de l’aide
Pour son travail, et pour ses rêves de l’espoir ;
Pour son œuvre, la foi ; pour son mal, un remède.
Et du cœur plus que lui si jamais son cœur cède.
Pour porter nous deux son devoir.


Et puis, ô mon Amour — car tant d’amour est vaine
Et je n’ai rien de plus que moi pour vous l’offrir —
Si d’être aimée, un jour, je ne vaux plus la peine,
J’aurai… d’humble pardon j’ai déjà l’âme pleine.
Déjà j’en commence à mourir.

Suis-je prête ?… Ah ! j’ai beau lui préparer sa joie,
Tout me manque ! Beauté, charme, esprit, je n’ai rien,
Ô mon Dieu, que ne puis-je avant qu’il ne me voie
Me changer pour une autre ou tant faire qu’il croie
Par moments que je lui plais bien.

Suis-je prête ?… Le soir autour de moi frissonne.
J’ai filé de la joie en mon cœur tout le jour…
Qui s’en doute ? Personne. Ah ! tant mieux ! Pour personne
— Passez gens : pour vous tous voilà ma voix qui sonne —
Je n’ai d’âme que pour l’amour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


L’Amour… Ah ! le temps fuit et me laisse ! La veille
Dans un lendemain vide est tombée. Et je vais
Toute seule et pourtant avant d’être si vieille,
J’avais quelque douceur… Je crois que j’en avais.

L’Amour n’aura pas su comme j’étais charmante.
S’il avait su ! Jamais il n’a vu ma beauté,
Il n’a pas même regardé de mon côté.
Tout est perdu de moi qui n’étais rien qu’aimante.

Tout est perdu, ce que je suis et ce que j’ai,
Comme de l’eau qui n’a personne pour la boire,
Comme un morceau de pain que nul n’aura mangé.
Et voilà qu’il me reste une âme dérisoire


Pleine d’un don immense et lourd sans rien donner,
Et de soumission sans maître ; qui déborde
D’amour hors de l’Amour et de miséricorde,
Hélas ! sans avoir rien au monde à pardonner.

Il me reste ce chant de trop que nul n’écoute.
Tout est perdu de moi, tout mon travail secret.
Tant pis pour moi, tant pis ! Mais comme j’ai regret
Que tant de joie échappe à ce cœur seul en route,

Celui que j’attendais et qui loin s’en alla,
S’égare et comme il peut à tous les vins s’enivre
Mais qui n’a pas trouvé de bonheur de quoi vivre,
Et qui pleure, et qui saigne, et mon cœur était là !

Et c’en est un pareil qu’il cherche, qu’il réclame…
C’est ma faute, ô mon Dieu ! je l’ai trop bien caché.
Je n’ai jamais bien su moi-même où. J’ai péché,
Mon Père ! Nul n’aura profité de mon âme.

Ah ! du moins pour mourir demain en sûreté,
Que n’ai-je offert à Vous ce pauvre amour sans armes,
Ces soins, ce bondissant sacrifice, ces larmes,
Au bout cela m’eût fait beaucoup de sainteté.

Mais je n’ai rien cherché qu’à me faire jolie
Au fond du cœur pour le plaisir de mon époux
Et ne pensant qu’à lui n’ai songé guère à Vous.
Et toute ma vertu pour rien n’est que folie ;

Et je ne vous rendrai quand Vous tendrez les mains
Aux fruits de mes saisons qu’un inutile charme,
Et j’aurai peur de Vous si rien ne Vous désarme
Lorsque Vous pèserez ce vide et mes jours vains.


Ah ! Père Créateur qui jugerez ma cause,
Souvenez-Vous alors doucement du plaisir
Qu’un jour Vous eûtes à créer d’un seul désir
Le bleu de Votre ciel, cette inutile chose,

Les bêtes à Bon Dieu qui ne servent à rien
Qu’à réjouir le bord des feuilles, le col rose
Des liserons oiseux, le parfum de la rose
Qui s’exhale et se perd sans faire d’autre bien.

Et cette voix de rossignol dans la nuit close.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Assez, Jeanne qui pleure.
Assez, assez, assez !
Ton cœur m’ennuie, assez ! Je bâille. À tout à l’heure !
Jean qui rit, mon cousin, me menez-vous danser ?

III

danse

Dansons la Capucine…
Que le bonheur est doux !
J’en vois chez la voisine
Mais ce n’est pas pour nous.

Mes vers, dansons la ronde,
Mes vers jeunes et fous,
Je n’ai plus rien au monde
Que le plaisir de vous.


Ma peine solitaire
Crie à remplir le soir.
Chantons, faisons-la taire,
Dansons dans mon cœur noir.

Dansons, tonton, tontaine,
Chantons un air vermeil
Qui vous prend et vous mène
D’un saut en plein soleil.

Dans mon cœur, hors du monde,
Voici le mois de Mai !…
— Dansons une seconde
Comme si c’était vrai —

En moi l’azur se lève
Loin de mon sort obscur,
— Vite dansons en rêve
Comme si c’était sûr —

Dansons, chansons légères,
En rond. Donnez vos mains,
Cueillons les passagères
Musiques des chemins.

Entrez tous dans la danse,
Jours tendres, jeunes mois,
Enlacez en cadence
Vos souffles à ma voix.

Mars, entre ! Je t’attrape,
Espiègle ! Vert cabri
Qui de l’hiver l’échappes,
Trop las d’être à l’abri.


Entrez, Avril la folle
Qui rit entre ses pleurs,
Mai dont le cœur s’envole
Dans le pollen des fleurs ;

Entrez ! Sur la pelouse,
Dansez, mois gais, mois purs…
Mais le reste des douze
Est trop vieux ou trop mûr…

Entrez les enfantines
Minutes du matin
Qui tournez argentines
Au fond d’un vieux jardin ;

Entrez, naïves heures,
Vos nattes dans le dos…
Mais va-t’en, toi qui pleures,
Jeunesse, le cœur gros.

Entrez, les téméraires
Espoirs, d’un saut trop prompt,
Comme des petits frères
Qui se cognent le front ;

Entre, timide joie,
Comme avec sa douceur,
Son col frêle qui ploie,
Une petite sœur ;

Entrez, cousins, cousines,
Jeux, cris, rires légers ;
Entrez, voisins, voisines,
Plaisirs, beaux étrangers.


Sautons dans l’herbe brune
Ou rose avec le vent,
Et sautons dans la lune
Si nous passons devant !

Si quelqu’un nous rencontre,
Giroflé, Girofla,
Dans la lune et nous montre
Qu’il faut sortir de là ;

Si ce garde champêtre
Interroge nos chants,
Gai ! Nous l’enverrons paître
Le trèfle de ses champs.

Si quelque effroi circule
Dans l’ombre tout à coup,
Menons au crépuscule
La ronde au nez du loup.

Dansons ! Si la fortune
Nous rejoint par ici,
Dansons ! De l’importune,
Qui de nous a souci ?

Si la gloire elle-même
Rit à côté de nous,
Dansons mes vers, je n’aime
Que courir après vous.

Mais si l’amour qui passe
Nous surprend à baller…
Chut ! Laissez-le de grâce
À mi-voix me parler.

IV

berceuse de la grand’mère

Dors maintenant, dors… Détache de ton âme
Ses pensers volants, le bruit du jour, sa flamme.
Laisse le temps s’en retirer tout bas…
Hier n’est plus, ce soir n’est rien, demain n’est pas.

Dors, ne crains rien, dors… Ce n’est rien que la vie
Rien… cette minute expirante et suivie
Déjà d’une autre. Enfant, quels vains effrois !
On n’endure jamais qu’un moment à la fois.

Dors, ne tourne pas ton cœur pâle en arrière.
Dors, ne penche pas en avant ta lumière.
Fol est qui souffre au delà de l’instant :
Le malheur d’aujourd’hui n’en demande pas tant.

Dors, n’attends rien, dors… Prends ce que Dieu te donne
Dors, laisse en aller l’amour qui t’abandonne.
Aime toujours. Va, pauvre enfant peureux,
On n’a pas besoin de bonheur pour être heureux.

Va, tout ira bien, dormons… Après, qu’importe ?
Je vois du soleil sur le seuil de la porte
De quoi poser le pied pour un seul pas.
Pour le second… il est trop tôt, ne cherche pas.

Dors, la paix sur nous sera bientôt levée.
Dors, la Mort sera tout à l’heure arrivée.
Laisse-toi porter par le temps qui court.
Il sait la route, dors… Vivre et mourir est court.

CHANSON

Quand il est entré dans mon logis clos,
J’ourlais un drap lourd près de la fenêtre,
L’hiver dans les doigts, l’ombre dans le dos…
Sais-je depuis quand j’étais là sans être ?…

…Et je cousais, je cousais, je cousais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

Il m’a demandé des outils à nous ;
Mes pieds ont couru, si vifs dans la salle,
Qu’ils semblaient, si vifs, si légers, si doux,
Deux petits oiseaux caressant la dalle…

…De-ci, de-là, j’allais, j’allais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu voulais ?

Il m’a demandé du beurre, du pain,
— Ma main en l’ouvrant caressait la huche —
Du cidre nouveau… J’allais, et ma main
Caressait les bols, la table, la cruche…

…Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu cherchais ?


Il m’a fait sur tout trente-six pourquoi.
J’ai parlé de tout : des poules, des chèvres,
Du froid et du chaud, des gens… et ma voix
En sortant de moi caressait mes lèvres…

…Et je causais, je causais, je causais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu disais ?

Quand il est parti, pour finir l’ourlet
Que j’avais laissé, je me suis assise…
L’aiguille chantait, l’aiguille volait,
Mes doigts caressaient notre toile bise…

…Et je cousais, je cousais, je cousais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

PRIÈRE POUR DEMANDER UN PEU
DE BONHEUR

Mais si tu veux, mon Dieu, que pour d’autres je dise
La chanson du bonheur, la plus belle chanson,
Comment ferai-je, moi qui ne l’ai pas apprise ?
Je n’en inventerai que la contrefaçon.

Donne-moi du bonheur s’il faut que je le chante,
De quoi juste entrevoir ce que chacun en sait,
Juste de quoi rendre ma voix assez touchante,
Rien qu’un peu, presque rien, pour savoir ce que c’est.


Un peu — si peu — ce qui demeure d’or en poudre
Ou de fleur de farine au bout du petit doigt,
Rien, pas même de quoi remplir mon dé à coudre…
Pourtant de quoi remplir le monde par surcroît.

Car pour moi qui n’en ai jamais eu l’habitude,
Un semblant de bonheur au bonheur est pareil,
Sa trace au loin éclairera ma solitude
Et je prendrai son ombre en moi pour le soleil.

Donne-m’en ! Ce n’est pas, mon Dieu, pour être heureuse
Que je demande ainsi de la joie à goûter,
C’est que, pour bercer l’homme en la cité nombreuse,
La nourrice qu’il faut doit savoir tout chanter.

Prête-m’en… Ne crains rien, à l’heure de le rendre,
Mes mains pour le garder ne se serreront pas,
Et je te laisserai, Seigneur me le reprendre
Demain, ce soir, tout de suite, quand tu voudras…


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