Les Muses françaises (Gérard)/Marguerite de Navarre

Les Muses françaisesFasquelle (Collection : Bibliothèque Charpentier) (p. 15-20).

1492-1549

MARGUERITE DE NAVARRE

Elle était reine de Navarre
Et sœur du roi François premier.
D’une intelligence assez rare,
Elle écrivait des jours entiers.

Mais, pour saisir la vraie image
De cette reine au front charmant,
Il ne faut pas tourner les pages
Qu’elle écrivit abondamment ;

Il ne faut pas se prendre au charme
De ses petits contes badins
Ni chercher la couleur des larmes
Dans le plus doux de ses « onzains » ;

Et ce n’est vraiment pas la peine
De lire « Le miroir complet
De son âme », qu’une autre reine
Traduira plus tard en anglais…

Il vaut mieux regarder sa vie :
Il vaut mieux regarder de près
Toute l’ardente poésie
De son cœur si fort et si frais.

Son cœur parle mieux que ses livres ;
Son cœur va plus haut, plus avant ;
C’est son cœur qui veut toujours suivre
Les grands rêves, les grands savants ;

C’est son cœur courageux qui brave
Le temps, la routine et la peur ;
C’est son cœur pour qui rien n’est grave
Hormis ce qui va jusqu’au cœur.

Quand, dans une sombre campagne,
Le roi de France est prisonnier,
Marguerite part pour l’Espagne ;
Elle va même supplier

Charles-Quint d’adoucir, de grâce,
La royale captivité !…
La guerre cesse… le temps passe…
C’est le printemps… l’hiver… l’été…

Marguerite est toujours la même…
Elle écrit encor par moments…
Mais c’est sur sa vie elle-même
Qu’elle écrira le dénouement.

Pauvre reine ! pauvre petite !
C’est là qu’on peut bien l’appeler :
« Marguerite des Marguerites ! »
Où donc est le vers désolé ?

Où donc le sonnet ? le poème ?
Qui peut valoir ce tendre accord
D’une sœur si tendre qu’elle aime
Jusqu’à la porte de la mort…

Rien de moyen et rien de mièvre…
Son cœur doublera chaque émoi…
Et, quand le roi mourra de fièvre
Elle meurt de la mort du roi !


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UN MOIS APRÈS LA MORT DU ROY

Las ! tant mal’heureuse je suis
Que mon mal’heur dire ne puis,
Sinon qu’il est sans espérance :
Desespoir est desjà à l’huis
Pour me jecter au fond du puits
Où n’a d’en saillir apparence.

Tant de larmes jectent mes yeulx
Qu’ils ne voyent terre ny cieulx,
Telle est de leur pleur abondance.
Ma bouche se plainct en tous lieulx.
De mon cueur ne peult saillir mieulx
Que soupirs sans nulle allegeance.

Tristesse par ses grants efforts
A rendu sy foible mon corps
Qu’il n’a ny vertu ny puissance.
Il est semblable à l’un des morts,
Tant que, le voyant par dehors,
L’on perd de luy la cognoissance.

Je n’ay plus que la triste voix
De laquelle crier m’en vois,
En lamentant la dure absence.
Las ! de celuy pour qui vivois,
Que de sy bon cueur je voyois,
J’ay perdu l’heureuse presence.

Seure je suis que son esprit
Regne avec son chef Jesus-Christ,
Contemplant la divine essence.
Combien que son corps soit prescript,
Les promesses du saint Escript
Le font vivre au Ciel sans doubtance.

Tandis qu’il estoit sain et fort,
La foy estoit son reconfort,
Son Dieu possedoit par créance.
En ceste foy vive il est mort,
Qui l’a conduict au tres seur port,
Où il a de Dieu jouyssance,

Mais, hélas ! mon corps est banny
Du sien auquel il fut uny
Depuis le temps de nostre enfance.
Mon esprit aussi est puny
Quant il se trouve degarny
Du sien plein de toute science.

Esprit et corps de dueil sont plains.
Tant qu’ils sont convertis en plains :
Seul pleurer est ma contenance.
Je crye par bois et par plains,
Au ciel et terre me complains,
À rien fors à mon dueil ne pense.

Mort, qui m’a faict sy mauvois tour
D’abattre ma force et ma tour,
Tout mon refuge et ma deffense,
N’as su ruyner mon amour
Que je sens croistre nuict et jour,
Qui ma douleur croist et avance.

Mon mal ne se peult révéler,
Et m’est sy dur à l’avaler
Que j’en perds toute patience.
Il ne m’en fault donc plus parler,
Mais penser de bientost aller
Où Dieu l’a mis par sa clemence.

Ô Mort, qui le frère as dompté,
Viens donc par ta grande bonté
Transpercer la sœur de ta lance.
Mon dueil par toy soit surmonté :
Car quant j’ay bien le tout compté,
Combattre te veulx à oultrance.

Viens doncques, ne retarde pas,
Mais cours la poste à bien grants pas :
Je t’envoye ma défiance.
Puis que mon frère est en tes las,
Prends moy à fin qu’un seul soulas
Donne à tous deux esjouissance.


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