Les Muses françaises (Gérard)/Lucie Delarue-Mardrus
LUCIE DELARUE-MARDRUS
Dans l’Asie et l’Arabie
Et l’Égypte aux fleuves verts,
Dans la Perse aux nuits fleuries,
Dans le sable du désert,
Ou dans sa campagne blonde
— Normandie au ciel léger —
Dans tous les pays du monde,
Elle a beaucoup voyagé.
Les souvenirs, les visages,
Tout parle dans ses écrits :
Les pays de ses voyages
Et l’odeur de son pays.
Petites filles et femmes,
Amour, désespoirs, dangers…
Dans tous les pays de l’âme,
Elle a beaucoup voyagé.
Déjà son œuvre est classique…
Mais elle y veut joindre encor
Des sculptures, des musiques,
Des portraits et des décors…
Et, communiquant sans trêve
L’immortel au passager,
Dans tous les pays du rêve
Elle a beaucoup voyagé.
L’ODEUR DE MON PAYS
L’odeur de mon pays tenait dans une pomme.
Je l’ai mordue avec les yeux fermés du somme,
Pour me croire debout dans un herbage vert.
L’herbe haute sentait le soleil et la mer,
L’ombre des peupliers y allongeait des raies,
Et j’entendais le bruit des oiseaux, plein les haies,
Se mêler au retour des vagues de midi.
Je venais de hocher le pommier arrondi,
Et je m’inquiétais d’avoir laissé ouverte,
Derrière moi, la porte au toit de chaume mou…
Combien de fois, ainsi, l’automne rousse et verte
Me vit-elle, au milieu du soleil et, debout,
Manger, les yeux fermés, la pomme rebondie
De tes prés, copieuse et forte Normandie ?…
Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays !
N’est-il pas la douceur des feuillages cueillis
Dans leur fraîcheur, la paix et toute l’innocence !
Et qui donc a jamais guéri de son enfance ?…
HONFLEUR
L’ombre d’un grand nuage est sur l’eau comme une île.
L’estuaire est plus beau qu’aucune fiction.
La vieille navigation
Bat des ailes parmi la ville.
Après les toits salés commence le grand foin,
Et les fermes sont là dans le bleu des herbages.
L’odeur des pommes vient de loin
Se joindre au goudron des cordages.
Je n’ai pas vu la fin de mes ravissements,
Honfleur tout en ardoise où pourtant je suis née,
Ô ville riche d’éléments,
Nombreuse, bien assaisonnée.
Sont-ce tes toits vieillots qui se pressent si fort,
Ta petite marine et ta campagne verte
Que je chéris, ou bien ton port
Qui te fait toujours entr’ouverte ?
Rien que de bon, de pur, pour cette ville-ci !
Moi qui suis pour jamais vouée à la chimère,
Je l’aime simplement, ainsi
Qu’on aime son père et sa mère.
MA MAISON
Toi que j’aime, je t’aime encor mieux, ma maison,
Dans le silence et l’or de l’arrière-saison.
Pleine de style, à toi, témoin du Dix-Huitième,
Ton esprit d’autrefois reste notre esprit même.
Nous comprenons très bien quand l’horloge de bois
À chaque heure du jour donne encor de la voix.
Nous comprenons très bien quand le lent crépuscule
Envahit l’horizon de sa rouge macule.
Nous comprenons très bien, quand un cor, dans le soir,
Sonne les siècles morts de tout son désespoir.
Nous comprenons très bien quand, sur les nuits trop claires,
Se détachent en noir nos tilleuls séculaires.
Oui, si quelqu’un frappait à nos petits carreaux,
Il faudrait que ce fût un ancien héros.
Je l’imagine à l’heure intime des bougies,
Alors que dans nos cœurs naissent des élégies.
Ce serait un jeune homme abstrait, couleur d’éther,
Et j’ouvrirais sans peur, disant : « Entrez, Werther ! »
LA FIGURE DE PROUE
La figure de proue allongée à l’étrave,
Vers les quatre infinis, le visage en avant
S’élance ; et, magnifique, enorgueilli de vent,
Le bateau tout entier la suit comme une esclave.
Ses yeux ont la couleur du large doux-amer.
Mille relents salins ont gonflé ses narines,
Sa poitrine a humé mille brises marines,
Et sa bouche entr’ouverte a bu toute la mer.
Lors de son premier choc contre la vague ronde,
Quand, neuve, elle quitta le premier de ses ports,
Elle mit, pour voler, toutes voiles dehors,
Et ses jeunes marins criaient : « Au nord du monde ! »
Ce jour la mariait, vierge, avec l’Inconnu.
Le hasard, désormais, la guette à chaque rive,
Car, sur la proue aiguë où son destin la rive,
Qui sait quels océans laveront son front nu ?
Elle naviguera dans l’oubli des tempêtes
Sur l’argent des minuits et sur l’or des midis,
Et ses yeux pleureront les havres arrondis
Quand les lames l’attaqueront comme des bêtes.
Elle saura tous les aspects, tous les climats,
La chaleur et le froid, l’Équateur et les pôles ;
Elle rapportera sur ses frêles épaules
Le monde, et tous les ciels aux pointes de ses mâts.
Et toujours, face au large où neigent des mouettes,
Dans la sécurité comme dans le péril,
Seule, elle mènera son vaisseau vers l’exil
Où s’en vont à jamais les désirs des poètes ;
Seule, elle affrontera les assauts furibonds
De l’ennemie énigmatique et ses grands calmes ;
Seule, à son front, elle ceindra, telles des palmes,
Les souvenirs de tant de sommeils et de bonds.
Et quand, ayant blessé les flots de son sillage,
Le chef coiffé de goëmons, sauvagement,
Elle s’en reviendra comme vers un aimant
À son port, le col ceint des perles du voyage,
Parmi toutes les mers qui baignent les pays,
Le mirage profond de sa face effarée
Aura divinement repeuplé la marée
D’une ultime sirène aux regards inouïs.
…J’ai voulu le destin des figures de proue
Qui tôt quittent le port et qui reviennent tard.
Je suis jalouse du retour et du départ
Et des coraux mouillés dont leur gorge se noue.
J’affronterai les mornes gris, les brûlants bleus
De la mer figurée et de la mer réelle,
Puisque, du fond du risque, on s’en revient plus belle,
Rapportant un visage ardent et fabuleux.
Je serai celle-là, de son vaisseau suivie,
Qui lève haut un front des houles baptisé,
Et dont le cœur, jusqu’à la mort inapaisé,
Traverse bravement le voyage et la vie.
CONFRONTATION
À travers la douceur de tes jeunes jardins,
Je m’avance vers toi, Tunis, ville étrangère.
Je te vois du haut des gradins
De ta colline d’herbe et de palmes légères.
Tu es si blanche, au bord de ton lac, devant moi !
Je m’étonne du bleu de ton ciel sans fumées,
J’imagine, à te voir, des heures parfumées
D’encens, de rose sèche et de précieux bois.
Avant toi, j’ai connu d’autres villes du monde,
Villes d’Europe avec la lance dans le flanc,
Villes du Nord, villes qui grondent
Et qui ne savent rien de ton chaud manteau blanc.
Avant toi, j’ai connu ma ville capitale :
Elle éparpille à tous son rire éblouissant ;
Mais, noire sur son fleuve pâle,
Quel secret filtre, au soir, de ses soleils de sang !
Avant toi, j’ai connu ma ville de naissance,
Ma petite ville si loin,
Dans sa saumure et dans son foin,
Qui sent la barque et les grands prés, qui sent l’absence.
Maintenant, devant toi, blanche et couchée au bord
De ton lac, ô cité du milieu de ma vie,
Je pense avec peur, sans envie,
Qu’existe quelque part la ville de ma mort.
Et c’est rêvant ainsi sous les palmes légères
De ta colline aux verts gradins,
Que je descends vers toi, Tunis, ville étrangère,
À travers la douceur de tes jeunes jardins.
SOIRS D’ALGER
Soirs d’Alger, soirs d’Alger sur la berge où tout bouge.
Sur les mille reflets agités dans le bleu
Du port, les quais, les mâts à cordages nerveux
Et les paquebots noirs avec leurs tuyaux rouges,
Soirs d’Alger, plus n’est seul l’Islam essentiel,
Mais dans ce grouillement d’Europe à dures faces,
Quelle rédemption se répand sur les races
Avec le soir, le tiède soir tombé du ciel ?…
PAONS D’ALGER
Avec les lointains bleus de mer et de platanes
D’un parc enchevêtré comme dans les albums,
Sur ce mur de géraniums,
Je vois deux paons mener leurs robes de sultanes.
Je songe à des récits de jeune prince ailé,
De dame enchantée et fatale.
Que j’aime, de verre filé,
Ces oiseaux surmontés d’une aigrette royale !
Chère enfance passée, ô contes de Perrault !
Ces deux paons verts suivis d’incomparables traînes,
Sont-ce deux dernières marraines,
Dans ces géraniums et sous ce beau sureau ?…
CONTEUR ARABE
J’aime, en Alger, devant la mer, cette Kasbah,
Son quartier culotté comme une vieille pipe
Et son conteur traînant une sublime nippe
Où l’Islam ancien subsiste et se débat.
Il parle. Pas un seul, parmi la foule blanche
Qui l’écoute, avec de grands yeux, assise en rond,
N’aperçoit la beauté de sa main sur sa hanche
Ni l’éclair fugitif qui traverse son front.
Mais dans son grave calme ou dans sa frénésie
La race, se trouvant chez soi, se sent si bien
Que parfois tel Arabe en loques qui n’a rien,
Tend ses pauvres deux sous à cette poésie.
LES BEAUX PIGEONS
Les beaux pigeons de l’ancienne Mégara
Que voici dans le plein soleil et en grand nombre,
Reviennent sur le sol, d’où leur vol s’effara,
Rejoindre, blancs, l’exact pigeon noir de leur ombre.
Dis ? verrons-nous, tant il fait bleu, tant il fait beau,
Et parce que nos cœurs hantés sont remplis d’elle,
Au milieu des roucoulements et des coups d’aile
Passer le spectre inexprimable, — Salammbô ?…
RAMADAN
Nous respirions la nuit de rose et de gingembre
Et les cires en pleurs des chandelles fondant,
Quand, nuageuse un peu par le vent de novembre,
Flottait, pleine, la lune, au ciel du Ramadan.
Nous aimions qu’insistât si fort une flûte aigre
Et les coups indécents du contretemps d’ici ;
Ombre portée au mur, nous aimions les deux nègres
Compositeurs, forgeant tout ce tapage-ci,
Karakouz, papillon de nuit, ombre chinoise
Se démenant au fond de son théâtre étroit,
Jetant autour de lui, selon ce qu’il déguise,
Une profusion de rires ou d’effroi.
Guêpes, nous visitions la nuit de sucrerie,
Les gâteaux étagés où penche un œillet vrai.
L’Arabie en plis blancs nous regardait de près
Sans nous voir, les yeux longs et noirs de rêverie.
— Prononcez Orient, prononcez ce mot-ci,
Vous autres qui toujours pensez aux trois rois mages !
Pour nous, de chair et d’os et d’aujourd’hui, voici
Que nous vivons dans l’or des très vieilles images.
La ville autour de nous poursuit sans rien savoir
Sa coutume. Elle boit, mange, prie et se farde,
Et nous sentons, perdus dans l’Islam et le soir,
Toute l’Europe au fond de nos yeux qui regarde.
DIALOGUE
— Absente, te voici ? D’où viens-tu donc ?
— De loin.
— Et qu’as-tu fait ?
— Je ne sais plus.
— Et qui t’amène ?
— Toi, pays ! ton odeur de goudron et de foin.
— Ne rapportes-tu rien ? Ni l’amour ni la haine ?
— Rien.
— Quel est ton trésor ?
— L’amour qu’on a pour moi.
— Tes yeux sont si changés ! Qu’as-tu vécu ?
— La vie.
— Cœur glacé ! Quelle est donc aujourd’hui ton envie ?
Qu’attends-tu ?
— Le hasard.
— N’as-tu donc nul émoi ?
— Si ! te revoir, ô mon pays !
— Pourquoi ?
— Je t’aime.
— Qu’y a-t-il donc en moi qui te touche ?
— Moi-même.
LE POÈME DU LAIT NORMAND
Intarissable lait de velours blanc qui sors
Des vaches de chez nous aux mamelles gonflées,
Lait issu de nos ciels mouillés, de nos vallées,
De nos herbages verts et de nos pommiers tors,
Je pense en te buvant à ces bonnes nourrices,
Trésor très précieux entre les bestiaux,
Je revois les beaux yeux tranquilles des génisses,
Les taches de rousseur sur le blanc de leur dos.
Je crois connaître en toi le goût des paysages
Traversés de soleils couchants et de matins,
Si bleus sous le duvet de prune des lointains
Et parfumés de fleurs, de fruits et de fourrages.
Louange à toi, beau lait généreux qui jaillis !
En vérité je bois avec toi mon royaume
Riche en clochers à jour et riche en toits de chaume,
Louange ! car je bois avec toi mon pays,
Mon cher pays, le seul où mon cœur se retrouve
Chez lui, sans plus songer à revendiquer rien,
Mon cher pays, le seul où je me sente bien
Comme un petit contre sa mère qui le couve.
Louange à toi, beau lait, ô mon lait maternel !
Donne-moi la vigueur qui menait mes aînées.
Puisses-tu me nourrir encor bien des années
Avant l’ennui profond du repos éternel.
ORAISON
Notre-Dame de Grâce, ô vétuste patronne
Des pêcheurs et des matelots,
Dame de bois et d’or à la belle couronne
Qui loges au-dessus des flots,
Veuille à jamais bénir, tout au bas de la côte,
Honfleur, ma ville aux deux clochers,
Qui descend jusqu’au bas de la mer basse ou haute
Parmi de grands filets séchés.
Voici le petit pont et ses bassins verdâtres,
Sa lieutenance d’autrefois,
Ses maisons à pignons dont s’effritent les plâtres
Entre leurs poutrelles de bois.
Voici les bateaux bruns, usés un peu, qu’allège
Leur voile, aile de goéland,
Rivés le long des quais dans l’éternel relent
Des goudrons et bois de Norvège.
Voici tout grisonnants, coiffés de leurs bonnets
De laine tricotée et vieille,
Ces pêcheurs que depuis trois cents ans tu connais,
Portant l’anneau d’or à l’oreille.
Voici les matelots, mousses et débardeurs,
Tous gens de roulis et de houles,
Et, de même, voici les poissardes leurs sœurs,
Et celles qui cueillent les moules.
Tout ce peuple salé lève vers toi les yeux,
C’est lui qui te nomma sa reine,
Sainte Vierge de mer, madone un peu sirène,
Toi, son unique merveilleux.
Certes, on le sait bien, ces gens-là sont ivrognes,
D’alcool leur cœur est saturé,
Mais n’es-tu pas, Marie, au-dessus de leurs trognes,
Ce qui reste d’un peu doré ?
Dans l’orage hurlant ou sur la mer muette,
Gardienne de jour et de nuit,
Aux côtés de la barque, invisible mouette,
N’es-tu pas celle qui les suit ?
Et ne savent-ils pas, au milieu des bourrades,
Penser à quelque humble ex-voto,
Et, quand ils vont sombrer, loin des ports et des rades,
Te promettre un petit bateau ?
Vois ! leur reconnaissance encombre ta chapelle,
Plaques de marbre, cierges droits,
Et ces barques qu’ils font, longues comme deux doigts,
Joujoux de bois et de ficelle.
Tout cela pour orner tes deux pieds triomphants,
T’arrive du fond des naufrages.
Toute l’immense mer avec ses grandes rages
T’honore en ces cadeaux d’enfants.
C’est pourquoi sois-leur douce, ô Dame maritime !
Garde-leur l’amour puéril
Que tous ils ont pour toi, naïvement intime,
Dans la misère et le péril.
Patronne des marins, l’existence est si dure…
Sois toujours celle d’autrefois,
Et protège et bénis toujours dans sa verdure
Honfleur, la ville de guingois.
LES CHALANDS
Aux tournants troubles de la Seine, mes chalands,
Avec leurs mariniers blonds et roux à l’arrière,
Défilent sous mes yeux, à la remorque, lents,
Un pot de fleurs à leurs fenêtres batelières.
J’aime à les regarder, bien chargés, bien fournis,
Ils sont assis sur leur reflet quand ils s’arrêtent,
Et l’eau douce vient caresser comme une bête
Et faire respirer leurs beaux ventres vernis.
La Seine de Paris, sans verdure et sans grève,
Je voudrais la quitter pour m’en aller comme eux,
— Passant au fil de l’eau par Rouen et la Hève, —
Regagner l’estuaire avec son cap brumeux.
Car ils vont jusqu’au bout de ma Seine normande,
Et moi, certains soirs lourds ou certains matins clairs,
Je sens, rien qu’à les voir, que mon âme demande
Quelque chose… Et je suis en peine de la mer.
ÉPILOGUE
Je donne rendez-vous, dans l’avenir lointain,
À ceux qui liront mes poèmes.
Car j’y aurai laissé, morte, mes moelles mêmes,
À l’écart de mon temps que je n’ai pas atteint.
Ces générations invisibles encore
Que porte déjà dans ses reins
L’enfance d’aujourd’hui, candide et frêle flore,
Seront plus près de moi que mes contemporains.
Ceux-ci, que détournait ma présence réelle
Nonobstant jeunesse et beauté,
Seront restés, devant mes immenses coups d’aile,
Froids, et comme frappés de morne cécité.
En vain aurai-je été, dans mon ombre anxieuse,
La femme même de mes vers.
J’aurai brûlé pour eux comme une humble veilleuse.
Leurs yeux à mon soleil ne se sont pas ouverts.
Je désespère d’eux maintenant, ayant l’âge
Où le destin s’est accompli.
AMEN ! De tous ceux-là détournant mon visage,
Je chante dans l’ivresse amère de l’oubli.
Comprendrez-vous jamais, races pas encor nées,
Parmi quoi j’aurai mes amis,
Tout l’élan, tout l’espoir, tout l’amour que j’ai mis
Dans ces heures de foi que je vous ai données ?
