Les Muses françaises (Gérard)/Louise Colet
LOUISE COLET
Elle eut, parmi sa vie errante,
Beaucoup d’amours — chacun le sait —
Mais les deux dates importantes,
Ce fut Flaubert ! ce fut Musset !
Et, quand je la regarde vivre,
Tout le reste m’importe peu :
Et je veux oublier ses livres…
Et je veux oublier ses yeux…
Qu’importe qu’à l’Académie
Elle ait su porter, certain jour,
Une robe de soie unie
Avec des dentelles autour ;
Qu’importe qu’un jour de colère
Elle ait pu lever, sous le ciel,
Sur un critique trop sévère
Un couteau presque criminel.
Qu’importe qu’en ce jour d’alarme
Ce monsieur soit Alphonse Karr ;
Et qu’importe qu’il la désarme
Pour la critiquer plus tard ;
Qu’importe son bureau de cuivre,
Son travail, son salon fleuri,
Et tous les combats qu’elle livre
Et tous les livres qu’elle écrit ?
Il ne reste, en ses mains tremblantes,
Que deux parcelles d’univers,
Que deux minutes importantes :
Ce fut Musset ! ce fut Flaubert !
Rayon d’une étoile éternelle…
Flamme d’un immortel flambeau…
Quoi ! vraiment ! elle a vu, près d’elle,
Vivre Camille et Salammbô !
Dans la pénombre diaphane
Où le miracle se produit,
Elle a vu rire Marianne…
Mourir Madame Bovary…
Ô commencement du mystère !
Ô préface, avant l’avenir,
D’un chef-d’œuvre que l’on voit faire
Et dont on entend le soupir…
Plus rien n’est gris, plus rien n’est sage,
Le rêve a chassé la raison :
Et bientôt ce sont les images
Qui vont courir dans la maison…
Devant le secret qui va naître
Chaque matin semble éternel ;
Le soleil tremble ; et la fenêtre
Ne sait plus où chercher le ciel…
D’une surhumaine présence
L’instant qui passe est habité,
Et chaque minute est immense
Puisqu’on vit dans l’éternité !…
Louise Colet, comment vous suivre
Dans vos proses et dans vos vers,
Quand je voudrais que tous vos livres
Ne disent que : « Musset !… Flaubert !… »
Car cette lumière infinie
Dont l’univers semblait doré,
Cet air qui sentait le génie,
Deux fois vous l’avez respiré…
Et qu’importe ce que, soi-même,
On pense, on rêve, et l’on attend,
Lorsque, à côté d’un grand poème,
On a vécu quelques instants !

MA POÉSIE
Il est dans le Midi des fleurs d’un rose pâle
Dont le soleil d’hiver couronne l’amandier ;
On dirait des flocons de neige virginale
Rougis par les rayons d’un soleil printanier.
Mais, pour flétrir les fleurs qui forment ce beau voile,
Si la rosée est froide, il suffit d’une nuit ;
L’arbre alors de son front voit tomber chaque étoile,
Et, quand vient le printemps, il n’a pas un seul fruit.
Ainsi mourront les chants qu’abandonne ma lyre
Au monde indifférent qui va les oublier ;
Heureuse, si parfois une âme triste aspire
Le parfum passager de ces fleurs d’amandier.
LE RAYON INTÉRIEUR
Si mes larmes tarissent vite,
Si je souris quand j’ai pleuré,
Que le monde accoure ou m’évite
Si mon cœur n’est jamais navré,
Si je suis sereine à l’offense
Comme indifférente à l’encens,
Si j’affronte avec innocence
Ce qui jadis troublait mes sens,
Conjurant les jours de misère,
Si la nuit, seule, en travaillant,
Je porte ma douleur légère
Comme un enfant imprévoyant,
Si contre ceux qui, dans la vie,
Me blessèrent d’un trait cruel,
Mon inimitié fut suivie
De la paix que l’on sent au ciel,
Si le vertige des richesses
Monte vers moi sans m’éblouir
Me souvenant d’autres richesses
Dont aucun or ne fait jouir,
Si chaque grandeur du génie,
Si chaque émotion de l’art,
Si chaque touchante harmonie,
Vient mouiller de pleurs mon regard,
Si les voix de l’intelligence,
Si la nature et la beauté,
Comblent de leur magnificence
Mon opulente pauvreté,
Si l’heure qui succède à l’heure,
Sur mon horizon toujours pur,
Me trouve plus tendre et meilleure,
L’esprit planant d’un vol plus sûr,
C’est que je porte dans mon âme
Un rayon que rien ne pâlit ;
De sa lumière et de sa flamme
Tout s’éclaire et tout s’embellit…
Lampe immortelle qui me veille,
Clarté qui renaît chaque jour
Plus pénétrante que la veille :
Ce rayon, c’est toi, mon amour !
