Les Muses françaises (Gérard)/Louise Ackermann
LOUISE ACKERMANN
Elle n’est pas sentimentale ;
Son regard n’est jamais rêveur ;
Jamais un crépuscule pâle
Ne se rencontre avec son cœur.
D’un vers, elle biffe une rose…
D’un autre, elle efface un aveu…
Je sais bien qu’il y a des choses
Qui plaideront pour elle un peu :
Enfant, parmi les feuilles mortes,
Quand le jardin semble endormi,
Elle s’occupe des cloportes,
Elle interroge les fourmis…
Mais, parmi les vertes brindilles,
Rien d’imprudent ? rien d’ingénu ?…
Et ce cœur de petite fille
Me demeure assez inconnu…
Quoi ! ce jardin est autour d’elle,
Ce vieux jardin mystérieux,
Et ses talons n’ont pas des ailes ?
Le printemps n’est pas dans ses yeux ?
Pour elle, même après la pluie,
Rien ne parfume les sommets ?
Rien n’est bleu ? sa mère l’ennuie…
Nous ne nous entendrons jamais !
Car c’est toujours la même fille
Quittant son foyer, ses deux sœurs
Et le grand jardin de famille,
Pour aller chez un professeur
Parler des langues étrangères
Et connaître des vieux savants…
Elle sait tout… sauf le mystère
Qui se multiplie en rêvant…
Elle ignore qu’on peut connaître
L’éternel dans un soir fleuri…
Je sais bien que j’ai tort, peut-être,
Je sais bien qu’il y a ce cri !
Ce cri magnifique et robuste
Dont l’air a gardé les échos…
Ce cri qui la rend — et c’est juste —
Célèbre avec si peu de mots…
Elle porte, de page en page,
Son magnifique désespoir ;
Et le fracas de son naufrage
Éclate encore au bord du soir…
Elle va, dénonçant les crimes…
Et quand elle ose, d’un pas lent,
Se pencher au bord de l’abîme,
Je sais son immense talent…
J’admire tout haut ces poèmes
Vengeurs d’une inflexible loi ;
Mais après, seule avec moi-même,
Je les sens s’éloigner de moi…
« Louise Ackermann, vous êtes faite
Pour tyranniser l’univers,
Et vous êtes un grand poète,
Mais je suis trop loin de vos vers !
Le faible pays de ma vie
Se déroule autour des ruisseaux ;
Je suis d’une folle patrie
Où l’on cause avec les oiseaux…
Où la musique d’une stance
Rejoint les bouquets de l’été…
Où le rêve a tant d’importance
Qu’il remplace la vérité…
Certainement je vous admire ;
Mais pourquoi, d’un front si lointain,
Ne voulez-vous jamais sourire ?…
Un sourire n’engage à rien.
Croyez-vous donc une seconde
Que le printemps soit un malheur ?
Et que l’on approuve le monde
Parce qu’on regarde une fleur ?
Comme une très petite aurore,
Qui ne veut pas s’appesantir,
Le sourire est peut-être encore
Une manière de souffrir…
Et l’anathème sur les choses
Ne résout pas mieux le destin
Que de respirer une rose
Qui va mourir demain matin !
ADIEUX À LA POÉSIE
Mes pleurs sont à moi, nul au monde
Ne les a comptés ni reçus ;
Pas un œil étranger qui sonde
Les désespoirs que j’ai conçus.
L’être qui souffre est un mystère
Parmi ses frères ici-bas ;
Il faut qu’il aille solitaire
S’asseoir aux portes du trépas.
J’irai seule et brisant ma lyre,
Souffrant mes maux sans les chanter ;
Car je sentirais à les dire
Plus de douleur qu’à les porter.
LE DÉPART
Il est donc vrai ! Je garde en quittant la patrie,
Ô profonde douleur ! un cœur indifférent.
Pas de regard aimé, pas d’image chérie,
Dont mon œil au départ se détache en pleurant.
Ainsi partent tous ceux que le désespoir sombre
Dans quelque monde à part pousse à se renfermer,
Qui, voyant l’homme faible et les jours remplis d’ombre,
Ne se sont pas senti le courage d’aimer.
Pourtant, Dieu m’est témoin, j’aurais voulu sur terre
Rassembler tout mon cœur autour d’un grand amour,
Joindre à quelque destin mon destin solitaire,
Me donner sans regret, sans crainte, sans retour.
Aussi ne croyez pas qu’avec indifférence
Je contemple s’éteindre, au plus beau de mes jours,
Des bonheurs d’ici-bas la riante espérance :
Bien que le cœur soit mort, on en souffre toujours.
L’AMOUR ET LA MORT
I
Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l’un de l’autre enlacés un moment,
Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,
Font le même serment :
Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent
Avec étonnement entendent prononcer,
Et qu’osent répéter des lèvres qui pâlissent
Et qui vont se glacer.
Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse
Qu’un élan d’espérance arrache à votre cœur,
Vain défi qu’au néant vous jetez, dans l’ivresse
D’un instant de bonheur ?
Amants, autour de vous une voix inflexible
Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! »
La mort est implacable et le ciel insensible ;
Vous n’échapperez pas.
Eh bien ! puisqu’il le faut, sans trouble et sans murmure
Forts de ce même amour dont vous vous enivrez
Et perdus dans le sein de l’immense Nature,
Aimez donc et mourez !
II
Non, non, tout n’est pas dit, vers la beauté fragile
Quand un charme invincible emporte le désir,
Sous le feu d’un baiser quand notre pauvre argile
A frémi de plaisir.
Notre serment sacré part d’une âme immortelle ;
C’est elle qui s’émeut quand frissonne le corps ;
Nous entendons sa voix et le bruit de son aile
Jusque dans nos transports.
Nous le répétons donc, ce mot qui fait d’envie
Pâlir au firmament les astres radieux,
Ce mot qui joint les cœurs et devient, dès la vie,
Leur lien pour les cieux.
Dans le ravissement d’une éternelle étreinte,
Ils passent entraînés, ces couples amoureux,
Et ne s’arrêtent pas pour jeter avec crainte
Un regard autour d’eux.
Ils demeurent sereins quand tout s’écroule et tombe ;
Leur espoir est leur joie et leur appui divin ;
Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe
Leur pied heurte en chemin.
Toi-même, quand tes bois abritent leur délire,
Quand tu couvres de fleurs et d’ombre leurs sentiers,
Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire
S’ils mouraient tout entiers ?
Sous le voile léger de la beauté mortelle
Trouver l’âme qu’on cherche et qui pour nous éclôt,
Le temps de l’entrevoir, de s’écrier : « C’est elle ! »
Et la perdre aussitôt,
Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée
Change en spectre à nos yeux l’image de l’Amour.
Quoi ! ces vœux infinis, cette ardeur insensée
Pour un être d’un jour !
Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles,
Grand Dieu qui dois d’en haut tout entendre et tout voir,
Que tant d’adieux navrants et tant de funérailles
Ne puissent t’émouvoir,
Qu’à cette tombe obscure où tu nous fais descendre
Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus.
Amèrement en vain l’on pleure sur leur cendre ;
Tu ne les rendras plus ! »
Mais non ! Dieu qu’on dit bon, tu permets qu’on espère ;
Unir pour séparer, ce n’est point ton dessein.
Tout ce qui s’est aimé, fût-ce un jour, sur la terre,
Va s’aimer dans ton sein.
III
Éternité de l’homme, illusion ! chimère !
Mensonge de l’amour et de l’orgueil humain !
Il n’a point eu d’hier, ce fantôme éphémère,
Il lui faut un demain !
Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle
Qui brûle une minute en vos cœurs étonnés,
Vous oubliez soudain la fange maternelle
Et vos destins bornés.
Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires !
Seuls au pouvoir fatal qui détruit en créant ?
Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères
En face du néant.
Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :
« J’aime et j’espère voir expirer tes flambeaux. »
La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles
Luiront sur vos tombeaux.
Vous croyez que l’Amour dont l’âpre feu vous presse
A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ;
La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :
« Nous aussi nous aimons ! »
Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ;
La nature sourit, mais elle est insensible :
Que lui font vos bonheurs ?
Elle n’a qu’un désir, la marâtre immortelle,
C’est d’enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
Mère avide, elle a pris l’éternité pour elle,
Et vous laisse la mort.
Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
Le reste est confondu dans un suprême oubli.
Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître :
Son vœu est accompli.
Quand un souffle d’amour traverse vos poitrines
Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines
Vous jettent éperdus ;
Quand, pressant sur ce cœur qui va bientôt s’éteindre
Un autre cœur souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
L’Infini dans vos bras,
Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,
Ces transports, c’est déjà l’Humanité future
Qui s’agite en vos seins.
Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu’ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un cœur.
Mais d’autres cœurs naîtront qui renoueront la trame
De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,
Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,
Dans les âges lointains.
Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l’Amour,
Chacun rapidement prend la torche immortelle,
Et la rend à son tour.
Aveuglé par l’éclat de sa lumière errante,
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours : à votre main mourante
Elle échappe déjà.
Du moins vous avez vu luire un éclair sublime ;
Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant vous pourrez emporter dans l’abîme
Votre éblouissement.
Et quand il régnerait au fond du ciel paisible
Un être sans pitié qui contemplât souffrir,
Si son œil éternel considère, impassible,
Le naître et le mourir,
Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même,
Qu’un mouvement d’amour soit encor votre adieu,
Oui, faites voir combien l’homme est grand lorsqu’il aime,
Et pardonnez à Dieu !
DEUX VERS D’ALCÉE
Quel était ton désir et ta crainte secrète ?
Quoi ! le vœu de ton cœur, ta Muse trop discrète
Rougit-elle de l’exprimer ?
Alcée, on reconnaît l’amour à ce langage :
Sapho feint vainement que ton discours l’outrage,
Sapho sait que tu vas l’aimer.
Tu l’entendais chanter, tu la voyais sourire,
La fille de Lesbos, Sapho, qui sur la lyre
Répandit sa grâce et ses feux.
Sa voix te trouble, Alcée, et son regard t’enflamme ;
Tandis que ses accents pénétraient dans ton âme
Sa beauté ravissait tes yeux.
Que devint ton amour ? L’heure qui le vit naître
L’a-t-elle vu mourir ? Vénus ailleurs, peut-être,
Emporta tes vœux fugitifs.
Mais le parfum du cœur jamais ne s’évapore ;
Même après deux mille ans, je le respire encore
Dans deux vers émus et craintifs.
À LA COMÈTE DE 1861
Bel astre voyageur, hôte qui nous arrives
Des profondeurs du ciel et qu’on n’attendait pas,
Où vas-tu ? Quel destin pousse vers nous tes pas ?
Toi qui vogues au large en cette mer sans rives
Sur ta route, aussi loin que ton regard atteint,
N’as-tu vu comme ici que douleurs et misères ?
Dans ces mondes épars, dis ! avons-nous des frères ?
T’ont-ils chargé pour nous de leur salut lointain ?
Ah ! quand tu reviendras, peut-être de la terre
L’homme aura disparu. Du fond de ce séjour
Si son œil ne doit pas contempler ton retour,
Si ce globe épuisé s’est éteint solitaire,
Dans l’espace infini poursuivant ton chemin,
Du moins jette en passant, astre errant et rapide,
Un regard de pitié sur le théâtre vide
De tant de maux soufferts et du labeur humain.
LE CRI
Lorsque le passager, sur un vaisseau qui sombre,
Entend autour de lui les vagues retentir,
Qu’à perte de regard la mer immense et sombre
Se soulève pour l’engloutir
Sans espoir de salut et quand le pont s’entr’ouvre
Parmi les mâts brisés, terrifié, meurtri,
Il redresse son front hors du flot qui le couvre
Et pousse au large un dernier cri.
Cri vain ! cri déchirant ! L’oiseau qui plane ou passe
Au delà du nuage a frissonné d’horreur,
Et les vents déchaînés hésitent dans l’espace
À l’étouffer sous leur clameur.
Comme ce voyageur, en des mers inconnues,
J’erre et vais disparaître au sein des flots hurlants ;
Le gouffre est à mes pieds, sur ma tête les nues
S’amoncellent, la foudre aux flancs.
Les ondes et les cieux autour de leur victime
Luttent d’acharnement, de bruit, d’obscurité ;
En proie à ces conflits, mon vaisseau sur l’abîme
Court sans boussole et démâté.
Mais ce sont d’autres flots, c’est un bien autre orage
Qui livre des combats dans les airs ténébreux ;
La mer est plus profonde et surtout le naufrage
Plus complet et plus désastreux.
Jouet de l’ouragan qui l’emporte et le mène,
Encombré de trésors et d’agrès submergés,
Ce navire perdu, mais c’est la nef humaine,
Et nous sommes les naufragés.
L’équipage affolé manœuvre en vain dans l’ombre ;
L’Épouvante est à bord, le Désespoir, le Deuil ;
Assise au gouvernail, la Fatalité sombre
Le dirige vers un écueil.
Moi, que sans mon aveu l’aveugle Destinée
Embarqua sur l’étrange et faible bâtiment,
Je ne veux pas non plus, muette et résignée,
Subir mon engloutissement.
Puisque, dans la stupeur des détresses suprêmes,
Mes pâles compagnons restent silencieux,
À ma voix d’enlever ces monceaux d’anathèmes
Qui s’amassent contre les cieux.
Afin qu’elle éclatât d’un jet plus énergique,
J’ai, dans ma résistance à l’assaut des flots noirs,
De tous les cœurs en moi, comme en un centre unique,
Rassemblé tous les désespoirs.
Qu’ils vibrent donc si fort, mes accents intrépides,
Que ces mêmes cieux sourds en tressaillent surpris ;
Les airs n’ont pas besoin, ni les vagues stupides,
Pour frissonner, d’avoir compris.
Ah ! c’est un cri sacré que tout cri d’agonie ;
Il proteste, il accuse au moment d’expirer.
Eh bien ! ce cri d’angoisse et d’horreur infinie,
Je l’ai jeté ; je puis sombrer !
FRAGMENT
Non, ton éternité d’inconscience obscure,
D’aveugle impulsion, de mouvement forcé,
Tout l’infini du temps ne vaut pas, ô Nature !
La minute où j’aurai pensé.
