Les Muses françaises (Gérard)/George Sand
GEORGE SAND
Ô magnifique romancière,
Mon jugement, qui s’aveuglait,
N’avait pas su, d’un feu sincère,
Vous admirer comme il fallait :
Je vous reprochais ces bizarres
Costumes un peu garçonniers…
Je n’aimais pas ces gros cigares
Qu’on assure que vous fumiez…
Je n’aimais pas, au bord des routes,
Ces séducteurs trop élégants…
Ni ces femmes qui portaient toutes
Des noms de Valses à trois temps…
Et, sévère à votre mérite,
Je déplorais, je me souviens,
Tous ces livres écrits trop vite,
Et, tous, qui finissaient trop bien…
Si bien que lorsque, dans la vie,
Quelqu’un, en citant votre nom,
Prononçait le mot de « génie »,
Je ne disais ni oui ni non…
Mais dans une heure de justice,
Une heure limpide où l’on sent
Qu’il faut vraiment qu’on abolisse
Tout ce qui n’est pas frémissant,
J’ai voulu toucher davantage
La transparente vérité :
Et j’ai lu des pages, des pages,
Et des pages, sans les compter !
J’ai lu vos pièces de théâtre,
Vos contes sombres ou fleuris,
Tous vos romans : un, deux, trois, quatre,
Cent !… vous en avez tant écrit…
Oui, j’ai tout lu : Paris… Venise…
Nohant… les lettres et les pleurs…
Comme il a fallu que je lise
Pour relire tout votre cœur.
J’ai lu… et parmi tant de choses
Que le temps ne peut oublier,
Parmi la triste odeur de rose
Qui sort toujours des vieux papiers,
Mon cœur sachant à chaque page
Effacer le malentendu,
Je vous admire davantage
Pour rattraper le temps perdu !
GEORGE SAND À ALFRED DE MUSSET
Non, mon enfant chéri, ces trois lettres ne sont pas le dernier serrement de mains de l’amante qui te quitte, c’est l’embrassement du frère qui te reste. Ce sentiment-là est trop beau, trop pur et trop doux pour que j’éprouve jamais le besoin d’en finir avec lui. Es-tu sûr, toi, mon petit, de n’être jamais forcé de le rompre ? Un nouvel amour ne te l’imposera-t-il pas comme une condition ? Que mon souvenir n’empoisonne aucune des jouissances de ta vie, mais ne laisse pas ces jouissances détruire et mépriser mon souvenir. Sois heureux, sois aimé. Comment ne le serais-tu pas ? Mais garde-moi dans un petit coin secret de ton cœur et descends-y dans tes jours de tristesse pour y trouver une consolation ou un encouragement. — Tu ne parles pas de ta santé. Cependant tu me dis que l’air du printemps et l’odeur des lilas entre dans ta chambre par bouffées et fait bondir ton cœur d’amour et de jeunesse. Cela est un signe de santé et de force, le plus doux certainement que la nature nous donne. Aime donc, mon Alfred, aime pour tout de bon. Aime une femme jeune, belle et qui n’ait pas encore aimé, pas encore souffert. Ménage-la et ne la fais pas souffrir. Le cœur d’une femme est une chose si délicate, quand ce n’est pas un glaçon ou une pierre ! Je crois qu’il n’y a guère de milieu, et il n’y en a pas non plus dans ta manière d’aimer et d’estimer. C’est en vain que tu crois te mettre à l’abri par la légèreté de l’enfance. Ton âme est faite pour aimer ardemment ou pour se dessécher tout à fait. Je ne peux pas croire qu’avec tant de sève et de jeunesse, tu puisses tomber dans l’auguste permanence. Tu en sortirais à chaque instant, et tu reporterais malgré toi sur des objets indignes de toi la riche effusion de ton amour. Tu l’as dit cent fois, et tu as eu beau t’en dédire, rien n’a effacé cette sentence-là : Il n’y a au monde que l’amour qui soit quelque chose. Peut-être est-ce une faculté divine qui se perd et qui se retrouve, qu’il faut cultiver ou qu’il faut acheter par des souffrances cruelles, par des expériences douloureuses. Peut-être m’as-tu aimé avec peine pour aimer une autre avec abandon. Peut-être sera-t-elle plus heureuse et plus aimée. Il y a de tels mystères dans ces choses, et Dieu nous pousse dans des voies si neuves et si imprévues ! Laisse-toi faire, ne lui résiste pas. Il n’abandonne pas ses privilégiés. Il les prend par la main et il les place au milieu des écueils où ils doivent apprendre à vivre pour les faire asseoir ensuite au banquet où ils doivent se reposer. Moi, mon enfant, voilà que mon âme se calme et que l’espérance me vient. Mon imagination se meurt et ne s’attache plus qu’à des fictions littéraires. Elle abandonne son rôle dans la vie réelle et ne m’entraîne plus au delà de la prudence et du raisonnement. Mon cœur reste encore et restera toujours sensible et irritable, prêt à saigner abondamment au moindre coup d’épingle. Cette sensibilité a bien encore quelque chose d’exagéré et de maladif qui ne guérira pas en un seul jour.
Pour la première fois de ma vie j’aime sans passion.
Tu n’es pas encore arrivé là, toi. Peut-être marcheras-tu en sens contraire. Peut-être ton dernier amour sera-t-il le plus romanesque et le plus jeune. Mais ton bon cœur, ton bon cœur, ne le tue pas, je t’en prie ! Qu’il se mette tout entier ou en partie dans toutes les amours de ta vie, mais qu’il y joue toujours son rôle noble, afin qu’un jour tu puisses regarder en arrière et dire comme moi : j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. J’ai essayé ce rôle dans les instants de solitude et de dégoût, mais c’était pour me consoler d’être seul, et quand j’étais deux, je m’abandonnais comme un enfant, je redevenais bête et bon comme l’amour veut qu’on soit.
L’amour, c’est le bonheur qu’on se donne mutuellement.
Ô Dieu, ô Dieu : Je te fais des reproches à toi qui souffres tant ! Pardonne-moi, mon ange, mon bien-aimé, mon infortuné. Je souffre tant moi-même, je ne sais à qui m’en prendre. Je me plains à Dieu, je lui demande des miracles : il n’en fait pas, il nous abandonne. Qu’allons-nous devenir ? Il faudrait que l’un de nous eût de la force, soit pour aimer, soit pour guérir ; et ne t’abuse pas, nous n’avons ni l’une ni l’autre et pas plus l’un que l’autre. Tu crois que tu peux m’aimer encore, parce que tu peux espérer encore tous les matins, après avoir nié tous les soirs. Tu as vingt-trois ans, et voilà que j’en ai trente et un, et tant de malheurs, tant de sanglots, de déchirements derrière moi ! Où vas-tu ? Qu’espères-tu de la solitude et de l’exaltation d’une douleur déjà poignante ? hélas ! me voici lâche et flasque comme une corde brisée ; me voici par terre, me roulant avec mon amour désolé comme avec un cadavre et je souffre tant que je ne peux pas me relever pour l’enterrer ou pour le rappeler à la vie. Et toi, tu veux exister et fouetter ta douleur. N’en as-tu pas assez comme cela ? Moi, je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de pis que ce que j’éprouve.
Mais tu espères ? Tu t’en relèveras peut-être ? Oui, je m’en souviens, tu as dit que tu la prendrais corps à corps et que tu sortirais victorieux de la lutte, si tu n’y périssais pas tout d’un coup. Eh bien, oui, tu es jeune, tu es poète, tu es dans ta beauté et dans ta force. Essaye donc. Moi, je vais mourir. Adieu, adieu, je ne veux pas te quitter, je ne veux pas te reprendre, je ne veux rien, rien, j’ai les genoux par terre et les reins brisés ; qu’on ne me parle de rien. Je veux embrasser la terre et pleurer. Je ne t’aime plus, mais je t’adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux pas m’en passer. Il n’y aurait qu’un coup de foudre d’en haut qui pourrait me guérir en m’anéantissant. Adieu ; reste, pars, seulement ne dis pas que je ne souffre pas. Il n’y a que cela qui puisse me faire souffrir davantage, mon amour, ma vie, mes entrailles, mon frère, mon sang, allez-vous-en, mais tuez-moi en partant.
