Les Muses françaises (Gérard)/Gérard d’Houville
GÉRARD D’HOUVILLE
Malgré ces éternels « Trophées »
Qui posaient sur son front d’enfant,
Depuis l’âge où l’on croit aux fées
Cent vingt-deux sonnets triomphants ;
Malgré la gloire opiniâtre
De ces métalliques sonnets,
Malgré celui de Cléopâtre,
Malgré celui de Du Bellay ;
Malgré les adjectifs splendides,
Et les rimes que l’on connaît,
Et malgré le « vent intrépide »
Et les « galères qui fuyaient »…
Et malgré d’autres vers de fête
Qui l’entourèrent certains jours
D’une musique si parfaite
À l’âge où l’on croit à l’amour ;
Malgré d’autres vers magnifiques
Qui, près de son cœur féminin,
Chantèrent les nobles musiques
Des « Jeux Rustiques et Divins » ;
Malgré tous les rythmes agiles
Et toutes les couleurs des mots,
Malgré les « Médailles d’Argile »
Et malgré la « Cité des Eaux »…
Chaque fois que je pense à elle,
Je revois d’abord, brusquement,
La grâce un peu surnaturelle
Qui flotte autour de ses romans…
Puis j’entends la tendre cadence
De ses vers aux parfums de fleur
Où le cœur a tant de présence,
Où l’amour a tant de pudeur…
Ce n’est pas ma faute… J’oublie
Tout ce qui n’était qu’autrefois…
Parmi les instants de sa vie
Je n’entends que sa propre voix…
Et, malgré tout ce qui rayonne
Et l’environne tout autour,
C’est elle — qu’elle me pardonne ! —
Que je préférerai toujours !
STANCES AUX DAMES CRÉOLES
Lorsqu’il fait chaud, et que je suis songeuse et seule,
Je pense à vous,
Vous dont je ne sais rien, je rêve, ô mes aïeules,
À vos yeux doux.
Grand’mères mortes, et jadis des ingénues
Aux bras si frais,
Jeunes et tendres, et que je n’ai pas connues
Même en portraits,
Qui vivaient autrefois, toutes petites filles
Aux longs cheveux
Dans une sucrerie, en un coin des Antilles
Voluptueux.
La chaleur trop ardente entr’ouvrait les batistes
Sur leur sein blanc,
Elles se balançaient, paresseuses et tristes,
En s’éventant.
Leurs yeux se reposaient de la lumière vive,
Joyeux de voir
Le visage lippu d’une esclave furtive
Luisant et noir.
Les bons nègres rieurs dansaient des nuits entières
Leurs bamboulas,
Ou bien chantaient des chants parmi les cafeyères,
Calins et las.
Protégeant votre teint pâle sous la mantille,
Et délicat,
Vous savouriez dans les vergers la grenadille
Et l’avocat.
En rêve sous les transparentes moustiquaires
Vous revoyiez
Le vieil aïeul voguant vers l’or des îles claires
Sur ses voiliers.
Les papillons étaient plus grands que votre bouche
Et que les fleurs
Qu’illuminait le vol du rapide oiseau-mouche
Tout en lueurs.
La nuit se parfumait d’astres et de corolles,
Et, peu à peu,
Vous regardiez s’ouvrir au ciel, belles créoles !
Des fleurs de feu.
Ah ! songiez-vous alors, nocturnes et vivantes,
Qu’un temps viendrait
Où rien de vos beautés aux grâces indolentes
Ne resterait ?
De tout ce qui fut vous, nulle petite trace
N’a subsisté,
Pas même un pauvre toit sous lequel votre race
Ait habité.
Tout est mort, ruiné, dispersé ; les allées
N’existent plus
Qui menaient aux maisons, en marbre frais dallées
Pour les pieds nus.
Par la grande liane et les forêts sauvages
Tout est repris !
Et les flots tièdes qui mirèrent vos visages
Se sont taris.
Pas même un livre usé que j’aime et je manie
Ne fut à vous,
Et l’île où vous jouiez à Paul et Virginie
Sous les bambous,
Si je pouvais la voir splendide et différente,
En aucun lieu
Je ne retrouverais votre mémoire errante
Dans l’air trop bleu.
Sous quel oubli profond, lointain et solitaire
Gît votre cœur,
Ce cœur qui m’a légué sa flamme héréditaire
Et sa langueur ;
Ce cœur qui verse en moi quelques gouttes rougies
D’un sang vermeil,
Et qui m’aurait transmis toutes vos nostalgies
Loin du soleil,
Si je n’évoquais pas les beautés éternelles
D’un ciel brûlant,
Du fond magique et noir de tes larges prunelles,
Ô mon enfant !
LES EAUX DOUCES DU SONGE
Aux Eaux Douces d’Asie, en un vert paysage
D’arbres et d’eau,
J’ai deviné souvent plus d’un tendre visage
Sous le réseau
Des voiles transparents qui recouvrent la joue
Et les cheveux,
Mais laissent voir le rêve éternel qui se joue
Au fond des yeux.
Dans vos caïques peints, mystérieuses ombres,
J’aimais vous voir,
Sous les arbres plus frais, et sur les flots plus sombres,
Glisser le soir,
À l’heure où quelquefois le jour mourant prolonge
Son bel adieu,
Peut-être au fil de l’eau, peut-être au fil du songe,
Funèbre ou bleu.
Ô chers jours disparus ! du fond de ma mémoire
À votre tour
Venez ! dans notre barque irréellement noire,
Ô charmants jours !
Vous, dont j’ai vu jadis la grâce tout entière,
Moments divins
Qui ne me montrez plus qu’une forme étrangère,
Des gestes vains ;
Aux eaux douces du songe où longuement s’attarde
Notre langueur,
Fantômes incertains, lorsque je vous regarde
Avec douleur,
Écartez les linceuls qui me cachent votre âme
Sous tant de plis ;
Car le temps, vieux tisseur, a mêlé dans leur trame
Beaucoup d’oublis.
Souvenirs ! souvenirs ! arrachez tous ces voiles
Longs et nombreux,
Ou ne me montrez plus, décevantes étoiles,
Vos tristes yeux !
Mais, sur l’onde où déjà le charme de cette heure
Est effacé
La rame qu’on relève, et qui s’égoutte, pleure
L’instant passé !
LUNE SUR LA MER
Au fond du crépuscule vert
Le croissant de la lune a l’air
D’un coquillage,
Et nacré, courbe, lisse et clair
Polit les conques de la mer
À son image.
À quelle oreille dans la nuit,
Lune triste ! se plaint et luit
Mystérieuse,
Votre voix pareille à ce bruit
Houleux qui s’enfle, et qui remplit
La conque creuse ?
Divine lune, ta rumeur
Voudra-t-elle bercer mon cœur
Qui se lamente ?
Verse à mon rêve ta lueur
Ainsi qu’à la nocturne fleur
L’arbre et la plante !
Le pin léger, noir et vibrant
Garde encor ton étrange chant
Sous son écorce ;
Harmonieux, sombre et mouvant,
Ton murmure, il le livre au vent,
Ô lune torse !
Je garderai dans mes cheveux
Ta verte rumeur si tu veux,
Toi qui pour plages
As le ciel rose ou ténébreux,
Comme les grèves sont les cieux
Des coquillages.
Et comme la plainte du pin
Imite le soupir marin
D’une spirale,
Mes vers répéteront sans fin
Ton écho paisible et serein,
Ô Lune pâle !
CONSOLATION
Ne vous plaignez pas trop d’avoir un cœur trop sombre,
Vos yeux seront plus beaux quand vous aurez pleuré.
Il naîtra de vos pleurs, il va croître à votre ombre
Quelque lys inconnu qu’on n’a pas respiré.
Ne vous plaignez pas trop d’avoir été crédule
Et d’avoir cru sans fin ce qui ne vit qu’un jour,
Car vous comprendrez mieux le grave crépuscule
Qui saigne comme un cœur qu’a délivré l’amour.
Ne vous plaignez pas trop de la douleur divine ;
Ceux-là qui sont heureux n’ont pas bien écouté
Le battement sacré dont s’enfle leur poitrine ;
Ceux-là qui sont heureux, ils n’ont pas existé !
Ne vous plaignez pas trop de cette amère étude,
Vous contemplerez mieux ce qui passe et se perd…
Et vous saurez enfin, sœur de la solitude,
Goûter le soir qui meurt dans un jardin désert !
