Les Muses françaises (Gérard)/Eugénie de Guérin
EUGÉNIE DE GUÉRIN
Elle a laissé bien peu de chose
Bien peu de chose en vérité…
Mais un vieux jardin plein de roses
L’accompagne de sa clarté ;
Un vieux château plein de misère,
De noblesse et d’isolement,
S’organise aussi pour lui faire
Un tremblant accompagnement.
Dans les champs et dans la cuisine
Elle aidait tout le monde, — puis,
De ses mains calleuses et fines,
Elle remontait l’eau du puits.
Elle moissonnait, presque belle,
Parmi ses humbles vêtements,
Et tous les vols des tourterelles
L’accompagnaient dans le printemps.
Elle a laissé bien peu de chose :
Quelques lettres et quelques vers…
Mais des instants vécus en prose
Peuvent chanter sur l’univers…
Dans ce jardin rustique où reste
Peut-être un chant de sansonnet,
Elle a laissé son front modeste
Plus pur que le plus pur sonnet…
Plus émouvant qu’une ballade
Qui pâlirait de jour en jour,
Elle a, pour son frère malade,
Laissé son éternel amour…
Elle a, comme une humble élégie
Qui ne compterait pas ses pleurs,
Laissé le Journal de sa vie
Qui ne rime qu’avec son cœur…
Et c’est pourquoi, dans l’air morose
Où ce cœur faible a tant souffert,
Elle a laissé beaucoup de choses
Rien qu’en écrivant quelques vers !
MA LYRE
Aux flots revient le navire,
La colombe à ses amours ;
À toi je reviens, ma lyre,
À toi je reviens toujours ;
Dieu, de qui tu viens sans doute,
Te fit la voix de mon cœur,
Et je lui chante, en ma route,
Comme l’oiseau voyageur.
Je compose mon cantique
Du simple chant des hameaux ;
Je recueille la musique
Qu’en passant font les ruisseaux ;
J’écoute le bruit qui tombe
Avec le jour dans les bois,
Le soupir de la colombe,
Et le tonnerre aux cent voix.
J’écoute, quand il s’éveille,
Ce qu’au berceau dit l’enfant,
Ce qu’aux roses dit l’abeille,
Ce qu’aux genêts dit le vent.
J’écoute dans les églises
Ce que l’orgue chante à Dieu,
Quand les vierges sont assises
À la table du Saint lieu.
Âmes du ciel amoureuses,
J’écoute aussi vos désirs,
Et prends des hymnes pieuses
Dans chacun de vos soupirs.
