Les Muses françaises (Gérard)/Comtesse d’Aulnoy et Comtesse de Ségur
COMTESSE D’AULNOY
ET COMTESSE DE SÉGUR
Il me semble, sous des feuillages,
Les voir, au bord d’un beau chemin,
Toutes deux tenant des images,
Toutes deux se tenant la main.
C’est elles, au bord de la vie,
Qui mirent tant de merveilleux
Et toutes ces imageries
Qui nous restèrent dans les yeux ;
C’est elles qui, dans un mensonge,
Enveloppaient tout l’avenir ;
Elles nous ont appris le songe…
Comment ne pas s’en souvenir ?
Comment effacer une branche
De ces grands bois miraculeux
Où parlait une chatte blanche ?
Où discourait un oiseau bleu ?
Quelle forêt est plus dorée
Que cette forêt de l’amour,
Où la princesse Désirée
Redevenait biche le jour ?
Quelle valse, dans l’existence,
Peut voir un si petit soulier
Que ceux de Cendrillon qui danse ?…
Et peut-on jamais oublier
La charmante philosophie
De cet univers plein de fleurs
Où l’incorrigible Sophie
Souriait sur tant de malheurs, —
Et cet âne, couvert de gloire
Qui, sous le nom de « Cadichon »,
Prétendit laisser des Mémoires
Comme le Duc de Saint-Simon !
Ces livres, qui nous faisaient vivre
Au milieu d’un monde enchanté,
C’était un peu plus que des livres :
C’était des rêves en papier…
Ces livres, sur lesquels on pense
Quand on ne pense pas encor,
C’était, au bord de l’existence,
Tout l’impossible pour décor…
Quelle auréole littéraire
Peut valoir leur geste émouvant :
Je les ai reçus de ma mère
Pour les donner à mes enfants…
Et je crois qu’à travers la vie
Ils nous accompagnent toujours
Dans les maisons, dans les prairies,
Dans les saisons, dans les amours…
C’est encore un peu de lumière,
C’est un peu du passé tremblant
Qui ne veut pas se laisser faire…
Et je crois éternellement
Que le monde de la pensée
Se divise en deux grands états :
Ceux qui croient aux Contes de Fées,
Et tous les fous qui n’y croient pas !
FRAGMENTS POÉTIQUES
DE LA COMTESSE D’AULNOY
I
C’est toi, triste et funeste envie,
Qui causes les maux des humains,
Et qui, de la plus belle vie,
Troubles les jours les plus sereins.
C’est toi qui, contre Gracieuse,
De l’indigne Grognon animas le courroux ;
C’est toi qui conduisis les coups
Qui la rendirent malheureuse.
Hélas ! quel eût été son sort
Si de son Percinet la constance amoureuse
Ne l’avait tant de fois dérobée à la mort !
Il méritait la récompense
Que reçut enfin son ardeur.
Lorsque l’on aime avec constance,
Tôt ou tard on se voit dans un parfait bonheur.
II
Si par hasard un malheureux
Te demande ton assistance,
Ne lui refuse point un secours généreux :
Un bienfait tôt ou tard reçoit sa récompense.
Quand Avenant, avec tant de bonté,
Servait carpe et corbeau ; quand jusqu’au hibou même,
Sans être rebuté de sa laideur extrême,
Il conservait la liberté ;
Aurait-on pu jamais le croire
Que ces animaux quelque jour
Le conduiraient au comble de la gloire,
Lorsqu’il voudrait du roi servir le tendre amour ?
Malgré tous les attraits d’une beauté charmante,
Qui commençait pour lui de sentir des désirs,
Il conserve à son maître, étouffant ses soupirs,
Une fidélité constante.
Toutefois, sans raison, il se voit accusé :
Mais quand à son bonheur il paraît plus d’obstacle,
Le ciel lui devait un miracle,
Qu’à la vertu jamais le ciel n’a refusé.
III
Qu’est devenu cet heureux tems
Où par le pouvoir d’une fée
L’innocence était délivrée
Des périls les plus évidens ?
Par le secours puissant d’un chapeau, d’une rose,
On voyait arriver mainte métamorphose.
Voyant tout, et sans être vu,
Un mortel parcourait le monde,
Et trouvait dans les airs un chemin inconnu.
Léande possédait une rose féconde,
Qui versait dans ses mains, au gré de ses désirs,
Un métal précieux d’où naissent les plaisirs.
Par le pouvoir d’une seconde,
D’une santé parfaite il goûtait la douceur :
La troisième, à mon sens, était moins désirable ;
D’un objet qu’il aimait il découvrait le cœur,
Il savait s’il brûlait d’une ardeur véritable,
Ou si c’était un feu trompeur.
Hélas ! sur le fait des maîtresses,
Heureux qui peut être ignorant !
Telle vous comble de caresses,
Qui n’a qu’un amour apparent.
IV
Le ciel veille pour nous ; et lorsque l’innocence
Se trouve en un pressant danger,
Il sait embrasser sa défense,
La délivrer et la venger.
À voir la timide Rosette
Ainsi qu’un alcion, dans son petit berceau,
Au gré des vents voguer sur l’eau,
On sent en sa faveur une pitié secrette ;
On craint qu’elle ne trouve une tragique fin
Au milieu des flots abîmée,
Et qu’elle n’aille faire un fort léger festin
À quelque baleine affamée.
Sans le secours du ciel, sans doute elle eût péri.
Frétillon sut jouer son rôle
Contre la morue et la sole,
Et quand il s’agissait aussi
De nourrir sa chère maîtresse.
Il en est bien dans ce tems-ci
Qui voudraient rencontrer des chiens de cette espèce !
V
Lorsqu’une fée offrait son secours à Brillante,
Qui ne l’était pas trop pour lors,
Elle pouvait d’une beauté charmante
Demander les rares trésors.
C’est une chose bien tentante !
Je n’en veux prendre pour témoins
Que les embarras et les soins
Dont, pour la conserver, le sexe se tourmente.
Mais Brillante n’écouta pas
Le désir séducteur de servir des appas ;
Elle aima mieux avoir l’esprit et l’âme belle.
Les roses et les lys d’un visage charmant,
Comme les autres fleurs, passent en un moment,
Et l’âme demeure immortelle.
FRAGMENT D’UN CONTE DE FÉE
DE LA COMTESSE DE SÉGUR
LA PETITE SOURIS GRISE
Toute la journée se passa ainsi ; Rosalie souffrait cruellement de la soif.
« Ne dois-je pas souffrir bien plus encore, se disait-elle, pour me punir de ce que j’ai fait souffrir à mon père et à mon cousin ? J’attendrai ici mes quinze ans. »
La nuit commençait à tomber, quand une vieille femme qui passait s’approcha d’elle et lui dit :
« Ma belle enfant, voudriez-vous me rendre le service de me garder cette cassette, qui est bien lourde à porter, pendant que je vais aller près d’ici voir une parente ?
— Volontiers, madame, » dit Rosalie qui était très complaisante.
La vieille lui remit la cassette en lui disant :
« Merci, la belle enfant, je ne serai pas longtemps absente. Ne regardez pas ce qu’il y a dans cette cassette, car elle contient des choses… des choses comme vous n’en avez jamais vu… et comme vous n’en reverriez jamais. Ne la posez pas trop rudement, car elle est en écorce fragile, et un choc un peu rude pourrait la rompre… Et alors vous verriez ce qu’elle contient… Et personne ne doit voir ce qui s’y trouve enfermé. »
Elle partit en disant ces mots. Rosalie posa doucement la cassette près d’elle, et réfléchit à tous les événements qui s’étaient passés. La nuit vint tout à fait, la vieille ne revenait pas ; Rosalie jeta les yeux sur la cassette, et vit avec surprise qu’elle éclairait la terre autour d’elle.
« Qu’est-ce que c’est, dit-elle, qui brille dans cette cassette ? »
Elle la retourna, la regarda de tous côtés, mais rien ne put lui expliquer cette lueur extraordinaire ; elle la posa de nouveau à terre et dit :
« Que m’importe ce que contient cette cassette ? Elle n’est pas à moi, mais à la bonne vieille qui me l’a confiée. Je ne veux plus y penser, de crainte d’être tentée de l’ouvrir. »
En effet, elle ne la regarda plus et tâcha de n’y plus penser ; elle ferma les yeux, résolue d’attendre ainsi le retour du jour.
« Alors, j’aurai quinze ans, je reverrai mon père et Gracieux, et je n’aurai plus rien à craindre de la méchante fée.
— Rosalie, Rosalie, dit précipitamment la petite voix de la souris, me voici près de toi ; je ne suis plus ton ennemie, et pour te le prouver, je vais, si tu veux, te faire voir ce que contient la cassette. »
Rosalie ne répondit pas.
« Rosalie, tu n’entends donc pas ce que je te propose ? je suis ton amie, crois-moi de grâce. »
Pas de réponse
Alors la souris grise, qui n’avait pas de temps à perdre, s’élança sur la cassette et se mit en devoir d’en ronger le couvercle.
« Monstre ! » s’écria Rosalie en saisissant la cassette et la serrant contre sa poitrine, si tu as le malheur de toucher à cette cassette, je te tords le cou à l’instant. »
La souris lança à Rosalie un coup d’œil diabolique, mais elle n’osa pas braver sa colère. Pendant qu’elle combinait un moyen d’exciter la curiosité de Rosalie, une horloge sonna minuit. Au même moment, la souris poussa un cri lugubre, et dit à Rosalie :
« Rosalie, voici l’heure de ta naissance qui a sonné ; tu as quinze ans ; tu n’as plus rien à craindre de moi ; tu es désormais hors de mon atteinte, ainsi que ton odieux père et ton affreux prince. Et moi je suis condamnée à garder mon ignoble forme de souris, jusqu’à ce que je parvienne à faire tomber dans mes pièges une jeune fille belle et bien née comme toi. Adieu, Rosalie, tu peux maintenant ouvrir la cassette. »
Et, en achevant ces mots, la souris grise disparut.
Rosalie, se méfiant des paroles de son ennemie, ne voulut pas suivre son dernier conseil, et se résolut à garder la cassette intacte jusqu’au jour. À peine eut-elle pris cette résolution, qu’un hibou qui volait au-dessus de Rosalie laissa tomber une pierre sur la cassette, qui se brisa en mille morceaux. Rosalie poussa un cri de terreur ; au même moment elle vit devant elle la reine des fées qui lui dit :
« Venez, Rosalie ; vous avez enfin triomphé de la cruelle ennemie de votre famille ; je vais vous rendre à votre père ; mais auparavant buvez et mangez. »
Et la fée lui présenta un fruit dont une seule bouchée rassasia et désaltéra Rosalie. Aussitôt un char attelé de deux dragons se trouva près de la fée, qui y monta et y fit monter Rosalie.
Rosalie, revenue de sa surprise, remercia vivement la fée de sa protection, et lui demanda si elle n’allait pas revoir son père et le prince Gracieux.
« Votre père vous attend dans le palais du prince, Rosalie.
— Mais, madame, je croyais le palais du prince détruit, et lui-même blessé et pauvre.
— Ce n’était qu’une illusion pour vous donner plus d’horreur de votre curiosité, Rosalie, et pour vous empêcher d’y succomber une troisième fois. Vous allez retrouver le palais du prince tel qu’il était avant que vous ayez déchiré la toile qui recouvrait l’arbre précieux qu’il vous destine. »
Comme la fée achevait ces mots, le char s’arrêta près du perron du palais. Le père de Rosalie et le prince l’attendaient avec toute la cour. Rosalie se jeta dans les bras de son père et dans ceux du prince, qui n’eut pas l’air de se souvenir de sa faute de la veille. Tout était prêt pour la cérémonie du mariage, qu’on célébra immédiatement ; toutes les fées assistèrent aux fêtes, qui durèrent plusieurs jours. Le père de Rosalie vécut près de ses enfants. Rosalie fut à jamais guérie de sa curiosité ; elle fut tendrement aimée du prince Gracieux, qu’elle aima aussi toute sa vie ; ils eurent de beaux enfants, et ils leur donnèrent pour marraines des fées puissantes, afin de les protéger contre les mauvaises fées et les mauvais génies.
MÉMOIRES D’UN ÂNE
Dédicace :
Mon petit Maître, vous avez été bon pour moi, mais vous avez parlé avec mépris des ânes en général. Pour mieux vous faire connaître ce que sont les ânes, j’écris et je vous offre ces Mémoires. Vous verrez, mon cher petit Maître, comment moi, pauvre âne, et mes amis ânes, ânons et ânesses, nous avons été et nous sommes injustement traités par les hommes. Vous verrez que nous avons beaucoup d’esprit et beaucoup d’excellentes qualités ; vous verrez aussi combien j’ai été méchant dans ma jeunesse, combien j’en ai été puni et malheureux, et comme le repentir m’a changé et m’a rendu l’amitié de mes camarades et de mes maîtres. Vous verrez enfin que lorsqu’on aura lu ce livre, au lieu de dire : Bête comme un âne, on dira : De l’esprit comme un âne, savant comme un âne, docile comme un âne ; et que vous et vos parents vous serez fiers de ces éloges.
Hi han ! mon bon Maître, je vous souhaite de ne pas ressembler, dans la première moitié de sa vie, à votre fidèle serviteur.
