Les Muses françaises (Gérard)/Comtesse Anna de Noailles
COMTESSE ANNA DE NOAILLES
Elle a, pour que la poésie
Respire mieux en liberté,
À chaque instant donné sa vie ;
Et l’on pourrait plutôt compter,
Dans un désert, les grains de sable,
Les gouttes d’eau dans un torrent,
Que, de ce cœur trop innombrable,
Pouvoir compter les battements.
Elle a, pour embellir la treille,
Le jardin, la maison, le soir,
Dans son regard qui s’émerveille
Laissé monter son désespoir ;
Elle a, d’une âme qui, sans trêve,
Meurt de tout ce qu’elle anima,
Entre le réel et le rêve
Découvert un nouveau climat ;
Elle a, pour qu’enfin il pénètre
Un peu d’air qui soit inconnu,
Ouvert une folle fenêtre
Que l’on n’ouvrira jamais plus ;
Elle a fait courir sur la terre,
Comme deux grandes vérités,
Le comportement du mystère
Et l’emportement de l’été ;
Elle a ressuscité les roses
Qui s’endormaient dans les jardins ;
Elle a débarrassé les choses
De leurs adjectifs anciens…
Hélas ! nulle page future
Ne retrouvera la couleur
De ce grand pays d’aventure
Qui tremblait au fond de son cœur !
Et je pense souvent, je pense
À tout ce qu’elle a dû souffrir
En sentant que son existence,
Celle d’ici, allait finir…
Ah ! quelle épouvante pour elle
Quand elle sentit, un matin,
Qu’il fallait refermer ces ailes
Qui s’ajoutaient à son destin,
Quand elle sentit que les branches
S’éloignaient de ses pâles mains,
Que tous les astres qui se penchent
Ne se pencheraient plus demain,
Et surtout que toutes les choses
Qu’elle aimait tant : le soir, le jour,
Les saisons, les livres, les roses,
L’air, l’intelligence, l’amour.
Quand elle aurait quitté la terre,
N’auraient plus jamais, sous le ciel,
Cette tristesse autoritaire
Qui rejoint le rêve éternel.
Et c’est pendant ces jours de drame
Où, chaque jour, tout l’univers
S’arrachait un peu de son âme,
Qu’elle écrivit ses derniers vers…
Ces vers d’une espèce infinie
Qui semblent, par un double effort,
Parler encore avec la vie,
Déjà parler avec la mort !
VOIX DE L’OMBRE
Mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommes,
Et j’ai laissé dedans,
Comme font les enfants qui mordent dans les pommes,
La marque de mes dents.
J’ai laissé mes deux mains sur la page étalées,
Et la tête en avant
J’ai pleuré, comme fait au milieu de l’allée
Un orage crevant.
Je vous laisse, dans l’ombre amère de ce livre,
Mes regards et mon front,
Et mon âme toujours ardente et toujours ivre
Où vos mains traîneront.
Je vous laisse le clair soleil de mon visage,
Ses millions de rais,
Et mon cœur faible et doux, qui eut tant de courage
Pour ce qu’il désirait…
Je vous laisse mon cœur, et toute son histoire,
Et sa douceur de lin,
Et l’aube de ma joue, et la nuit bleue et noire
Dont mes cheveux sont pleins,
Voyez comme vers vous, en robe misérable,
Mon Destin est venu.
Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,
N’ont pas les pieds si nus.
Et je vous laisse, avec son feuillage et sa rose,
Le chaud jardin verni
Dont je parlais toujours, — et mon chagrin sans cause
Qui n’est jamais fini…
JEUNESSE
Pourtant tu t’en iras un jour de moi, Jeunesse,
Tu t’en iras, tenant l’Amour entre tes bras.
Je souffrirai, je pleurerai, tu t’en iras,
Jusqu’à ce que plus rien de toi ne m’apparaisse.
La bouche pleine d’ombre et les yeux pleins de cris,
Je te rappellerai d’une clameur si forte
Que, pour ne plus m’entendre appeler de la sorte,
La Mort entre ses mains prendra mon cœur meurtri.
Pauvre Amour, triste et beau, serait-ce bien possible
Que, vous ayant aimé d’un si profond souci,
On pût encor marcher sur le chemin durci
Où l’ombre de vos pieds ne sera plus visible ?
Revoir sans vous l’éveil douloureux du printemps,
Les dimanches de Mars, l’orgue de Barbarie,
La foule heureuse, l’air doré, le jour qui crie,
La musique d’ardeur qu’Yseult dit à Tristan ?
Sans vous, connaître encor le bruit sourd des voyages,
Le sifflement des trains, leur hâte et leur arrêt,
Comme au temps juvénile, abondant et secret,
Où, dans vos yeux clignés, riaient des paysages ?
Amour, loin de vos yeux revoir le bord des eaux
Où trempent, azurés et blancs, des quais de pierre,
Pareils à ceux qu’un jour, dans l’Hellas printanière,
Parcoururent Léandre et la belle Héro ?
Voir sans vous, sous la lune assise au haut du cèdre,
La volupté des nuits laiteuses d’Orient,
Et souffrir, le passé au cœur se réveillant,
Les étourdissements d’Hermione et de Phèdre ?
Toujours privé de vous, feuilleter par hasard,
Tandis que l’âcre été répand son chaud malaise,
Ce livre où noblement la Cassandre française
Couche au linceul de gloire et sourit à Ronsard ?
Et, quand l’automne roux effeuille les charmilles
Où s’asseyait le soir l’amante de Rousseau,
Être une vieille, avec sa laine et son fuseau,
Qui s’irrite et qui jette un sort aux jeunes filles ?…
— Ah ! Jeunesse, qu’un jour vous ne soyez plus là,
Vous, vos rêves, vos pleurs, vos rires et vos roses,
Les Plaisirs et l’Amour vous tenant, — quelle chose,
Pour ceux qui n’ont vraiment désiré que cela !…
PARFUMÉS DE TRÈFLE ET D’ARMOISE
Parfumés de trèfle et d’armoise,
Serrant leurs vifs ruisseaux étroits,
Les pays de l’Aisne et de l’Oise
Ont encor les pavés du roi.
La route aux horizons de seigle,
De betterave et de blé noir,
A l’air du dix-septième siècle
Avec les puits et l’abreuvoir.
Un pied de roses ou de vigne
Fournit de feuilles les maisons,
Où le soir la lumière cligne
Aux fenêtres en floraison.
Dans les parcs, les miroirs du sable
Reflètent l’ombre du sapin ;
La pelouse est comme une fable
Avec sa pie et ses lapins.
On y voit à l’aube incertaine
Des lièvres rouler dans le thym,
Comme chez Jean de La Fontaine
Quand son livre sent le matin,
— Quand La Fontaine avait sa charge
De maître des eaux et forêts,
Le pré pliait en pente large,
Le bois avait ses bruits secrets ;
Les rivières avaient leurs tanches,
La plaine humide le héron,
Comme aujourd’hui où le jour penche
Son soleil sur les arbres ronds.
Ce soir, cette basse colline
Bleuit au crépuscule long,
Comme quand le petit Racine
Jouait à la Ferté-Milon.
— Ô beaux pays d’ordre et de joie,
Vous ne déchiriez pas le cœur
Comme aujourd’hui où l’homme ploie
Sous votre ardeur et votre odeur.
— Quand Fénelon au temps champêtre
Marchait dans le soir parfumé,
Portant déjà la langueur d’être
Un jour malgré soi-même aimé ;
La lune, le hêtre immobile,
L’eau grave, l’if silencieux,
Entraient dans son rêve tranquille
Et formaient la face de Dieu.
Et quand, après des pleurs de rage,
Les amants entraient au couvent,
Les étangs et les beaux ombrages
Les consolaient des yeux vivants.
Car dans ce temps, haute et paisible,
La Nature, ses bois, ses eaux,
N’avaient pas cette âme sensible
Qui plus tard fit pleurer Rousseau…
J’ÉCRIS POUR QUE LE JOUR
OÙ JE NE SERAI PLUS…
J’écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l’air et le plaisir m’ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Comme j’aimais la vie et l’heureuse nature.
Attentive aux travaux des champs et des maisons,
J’ai marqué chaque jour la forme des saisons,
Parce que l’eau, la terre, et la montante flamme
En nul endroit ne sont si belles qu’en mon âme.
J’ai dit ce que j’ai vu et ce que j’ai senti,
D’un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi,
Et j’ai eu cette ardeur, par l’amour intimée,
Pour être après la mort parfois encore aimée,
Et qu’un jeune homme alors lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles…
LES REGRETS
Allez, je veux rester seule avec les tombeaux ;
Les morts sont sous la terre et le matin est beau,
L’air a l’odeur de l’eau, de l’herbe, du feuillage,
Les morts sont dans la mort pour le reste de l’âge…
Un jour, mon corps dansant sera semblable à eux,
J’aurai l’air de leur front, le vide de leurs yeux,
J’accomplirai cet acte unique et solitaire,
Moi qui n’ai pas dormi seule, aux jours de la terre.
— Tout ce qui doit mourir, tout ce qui doit cesser,
La bouche, le regard, le désir, le baiser,
Être la bouche d’ombre et l’être de silence,
Tandis que le printemps vert et vermeil s’élance
Et monte trempé d’or, de sève et de moiteur !
Avoir eu comme moi le cœur si doux, le cœur
Plein de plaisir, d’espoir, de rêve et de mollesse,
Et ne plus s’attendrir de ce que l’aube naisse !
Être au fond du repos l’éternité du temps !
— D’autres seront alors vivants, joyeux, contents,
Des hommes marcheront auprès des jeunes filles,
Ils verront des labours, des moissons, des faucilles,
La couleur délicate et changeante des mois.
Moi, je ne verrai plus, je serai morte, moi,
Je ne saurai plus rien de la douceur de vivre…
Mais ceux-là qui liront les pages de mon livre,
Sachant ce que mon cœur et mes yeux ont été,
Vers mon ombre vivante et pleine de clarté
Viendront, le cœur blessé de langueur et d’envie,
Car ma cendre sera plus chaude que leur vie…
J’AI TANT RÊVÉ PAR VOUS…
J’ai tant rêvé par vous, et d’un cœur si prodigue,
Qu’il m’a fallu vous vaincre ainsi qu’en un combat ;
J’ai construit ma raison comme on fait une digue,
Pour que l’eau de la mer ne m’envahisse pas.
J’avais tant confondu votre aspect et le monde,
Les senteurs que l’espace échangeait avec vous,
Que, dans ma solitude éparse et vagabonde,
J’ai partout retrouvé vos mains et vos genoux.
Je vous voyais pareil à la neuve campagne,
Réticente et gonflée au mois de Mars ; pareil
Au lis, dans le sermon divin sur la montagne ;
Pareil à ces soirs clairs qui tombent du soleil ;
Pareil au groupe étroit de l’agneau et du pâtre ;
Et vos yeux, où le temps flâne et semble en retard,
M’enveloppaient ainsi que ces vapeurs bleuâtres
Qui s’échappent des bois comme un plus long regard.
Si j’avais, chaque fois que la douleur s’exhale,
Ajouté quelque pierre à quelque monument,
Mon amour monterait comme une cathédrale
Compacte, transparente, où Dieu luit par moment.
Aussi quand vous viendrez, je serai triste et sage,
Je me tairai, je veux, les yeux larges ouverts,
Regarder quel éclat a votre vrai visage,
Et si vous ressemblez à ce que j’ai souffert…
SOIR SUR LA TERRASSE
Nous sommes seuls ; puisque tu m’aimes,
J’aurai peur si je vois tes yeux ;
Évitons la douceur suprême ;
Ne restons pas silencieux.
La terrasse est comme un navire ;
Qu’il fait chaud sur la mer, ce soir !
On meurt de soif, et l’on respire
L’ombre noire du jardin noir.
Les aloès fleuris s’élancent.
Écarte de moi, si tu peux,
Tous ces parfums, tous ces silences,
Qui s’accumulent peu à peu ;
On entend rire sur la place.
Je sens, à tes yeux, que tu crois
Que ce sont des corps qui s’enlacent :
Ce soir, tout est désir pour toi.
L’âcre odeur des filets de pêche
Pénètre l’humble nuit qui dort.
Sur ma main pose ta main fraîche
Pour que je puisse vivre encor…
UN SOIR À VÉRONE
Le soir baigne d’argent les places de Vérone ;
Les cieux roses et ronds, rayés d’ifs, de cyprès,
Font à la ville une couronne
De tristes et verts minarets.
Sur les ors languissants du palais du Concile,
On voit luire, ondoyer, un manteau duveté ;
Les pigeons amoureux, dociles,
Frémissent là de volupté.
L’Adige, entre les murs de brique qu’il reflète,
Roule son rouge flot, large, brusque, puissant.
Dans la ville de Juliette
Un fleuve a la couleur du sang !
— Ô tragique douceur de la cité sanglante,
Rue où le passé vit sous les vents endormis :
Un masque court, ombre galante,
Au bal des amants ennemis.
Je m’élance, et je vois ta maison, Juliette !
Si plaintive, si noire, ainsi qu’un froid charbon.
C’est là que la fraîche alouette
T’épouvantait de sa chanson !
Que tu fus consumée, ô nymphe des supplices !
Que ton mortel désir était fervent et beau
Lorsque tu t’écriais : « Nourrice,
Que l’on prépare mon tombeau !
« Qu’on prépare ma tombe et mon funèbre somme,
Que mon lit nuptial soit violet et noir,
Si je n’enlace le jeune homme
Qui brillait au verger ce soir !… »
— Auprès de ta fureur héroïque et plaintive,
Auprès de tes appels, de ton brûlant tourment,
La soif est une source vive,
La faim est un rassasiement.
Hélas ! tu le savais, qu’il n’est rien sur la terre
Que l’invincible amour, par les pleurs ennobli ;
Le feu, la musique, la guerre,
N’en sont que le reflet pâli !
— Ma sœur, ton sein charmant, ton visage d’aurore,
Où sont-ils, cette nuit où je porte ton cœur ?
La colombe du sycomore
Soupire à mourir de langueur…
Là-bas un lourd palais, couleur de pourpre ardente,
Ferme ses volets verts, sous le ciel rose et gris ;
Je pense au soir d’automne où Dante
Écrivit là le Paradis ;
La céleste douceur des tournantes collines
Emplissait son regard à l’heure où, las, pensifs,
Les anges d’Italie inclinent
Le ciel délicat sur les ifs.
Mais que tu m’es plus chère, ô maison de l’ivresse,
Balcon où frémissait le chant du rossignol,
Où Juliette qui caresse
Suspend Roméo à son col !
Ah ! que tu m’es plus cher, sombre balcon des fièvres,
Où l’échelle de soie en chantant tournoyait,
Où les amants, joignant leurs lèvres,
Sanglotaient entre eux : « Je vous ai ! »
— Que l’amour soit béni parmi toutes les choses,
Que son nom soit sacré, son règne ample et complet ;
Je n’offre les lauriers, les roses,
Qu’à la fille des Capulet !
L’AIR BRÛLE, LA CHAUDE MAGIE…
L’air brûle, la chaude magie
De l’Orient pèse sur nous,
Nous périssons de nostalgie
Dans l’éther trop riche et trop doux.
On entrevoit un jardin vide
Que la paix du soir inclina ;
Et, là-bas, la mosquée aride
Couleur de cendre et de grenat.
La dure splendeur étrangère
Nous étourdit et nous déçoit ;
Je me sens triste et mensongère :
On n’est pas bon loin de chez soi.
Ce ciel, ces poivriers, ces palmes,
Ces balcons d’un rose de fard,
Comme un vaisseau dans un port calme,
Rêvent aux transports du départ.
Ah ! comme un jour brûlant est vide !
Que faudrait-il de volupté
Pour combler l’abîme torride
De ce continuel été !
Des œillets, lourds comme des pommes,
Épanchent leur puissante odeur ;
L’air, autour de mon demi-somme,
Tisse un blanc cocon de chaleur…
Dans la chambre en faïence rouge
Où je meurs sous un éventail,
J’entends le bruit, qui heurte et bouge,
Des chèvres rompant le portail.
— Ainsi, c’est aujourd’hui dimanche,
Mais, dans cet exil haletant,
Au cœur de la cité trop blanche,
On ne sent plus passer le temps ;
Il n’est des saisons et des heures
Qu’au frais pays où l’on est né,
Quand sur le bord de nos demeures
Chaque mois bondit, étonné.
Cette pesante somnolence,
Ce chaud éclat palermitain
Repoussent avec indolence
Mon cœur plaintif et mon destin ;
Si je meurs ici, qu’on m’emporte
Près de la Seine au ciel léger,
J’aurai peur de n’être pas morte
Si je dors sous les orangers…
LES VIVANTS SE SONT TUS…
Les vivants se sont tus, mais les morts m’ont parlé,
Leur silence infini m’enseigne le durable.
Loin du cœur des humains, vaniteux et troublé,
J’ai bâti ma maison pensive sur leur sable.
— Votre sommeil, ô morts déçus et sérieux,
Me jette, les yeux clos, un long regard farouche ;
Le vent de la parole emplit encor ma bouche,
L’univers fugitif s’insère dans mes yeux.
Morts austères, légers, vous ne sauriez prétendre
À toujours occuper, par vos muets soupirs,
La race des vivants, qui cherche à se défendre
Contre le temps, qu’on voit déjà se rétrécir ;
Mais mon cœur, chaque soir, vient contempler vos cendres,
Je ressemble au passé et vous à l’avenir.
On ne possède bien que ce qu’on peut attendre :
Je suis morte déjà, puisque je dois mourir…
L’ANCÊTRE
D’où sommes-nous venus ? quel est l’ancêtre étrange,
L’agreste, inconscient et lascif animal,
Qui, séparant un jour le bien d’avec le mal,
Fit naître en nous l’angoisse et la pudeur de l’ange ?
À quel moment du temps, comme en quelle saison,
Le désir, qui guidait ses gambades heureuses,
Fit-il place à l’ardeur pensive et langoureuse
Et fixa-t-il en nous la solide raison ?
Habitant des forêts ou bien des mers fécondes,
Sombre aïeul séculaire, endormi sans remords,
Par qui nous connaissons le plaisir et la mort,
À travers la douleur infuse dans le monde,
Je songe à tes yeux prompts, à tes gais appétits,
À tes crimes prudents, peureux et nécessaires,
Et je lève mon front, hanté de paradis
Vers la nue où jamais tes vœux ne se posèrent.
DIFFÉRENCE
Le plaisir, plein de connaissance,
Dans son présomptueux élan,
Mêle à sa joueuse puissance
L’adresse des cœurs violents.
Il sait par la chair et par l’âme,
Ce que recèle l’univers.
Rien ne lui nuit, rien ne le blâme,
Les secrets lui sont découverts.
Il est solennel et frivole,
Il peut se vanter sans erreur.
Que l’on moque l’oiseau qui vole,
Si l’on méprise le bonheur !
Son allégresse perspicace,
Sans interroger l’horizon,
Court et repose dans l’espace.
Toujours le plaisir a raison.
— Mais, gagnante silencieuse,
Qui s’avance, l’œil triste et coi,
Altière et pourtant soucieuse,
La douleur ne sait pas pourquoi…
QUE CRAINS-TU DE QUITTER…
Que crains-tu de quitter, moribonde enfantine ?
Le temps n’aurait pas su changer ton pas dansant,
Et l’étrange vigueur incluse dans ton sang
Eût fait sonner en toi d’éternelles matines.
Se peut-il que tu sois fidèle à l’univers ?
D’où te viendrait cette humble et coupable constance ?
Ton souffle est emmêlé aux fastes bleus et verts
D’un monde qu’étonnait ta sage turbulence.
Ferme tes larges yeux naïfs et renseignés ;
Sois solitaire enfin comme les nobles îles,
Étends paisiblement tes mains d’aspect fragile,
Mais par qui le destin se sentait empoigné
Et renversait vers toi son front aux fortes franges ;
Et laisse à ce dur sol où souffrent quelques anges,
Qui maintiendront le feu dont s’embrasait ton cœur,
Son trop peu de désir et son trop peu d’honneur !
CONSCIENCE
Quand le sort semble dur et franc
Et que la jeunesse s’efforce,
Comme la sève sous l’écorce,
À dominer le corps souffrant,
Périr paraît inique et lâche ;
On s’acharne à la dure tâche,
Comme un travailleur dans le rang.
J’ai craint d’avoir tort en mourant.
COURSE DANS L’AZUR
Mon fils, tenez-vous à ma robe,
Soyez ardent et diligent.
Déjà le matin luit, le globe
Est beau comme un lingot d’argent.
C’est de désir que ma main tremble,
Venez avec moi dans le vent :
Nous aurons quatre ailes ensemble
Et boirons le soleil levant.
Nous aurons l’air d’aller en guerre
Pour le bonheur, pour le plaisir,
Pour conquérir toute la terre
Et son ciel qu’on ne peut saisir.
Qu’importe votre frêle mine
Et mes pas souvent hésitants,
Si les brises de Salamine
Gonflent mes vêtements flottants !
Je serai la Victoire blanche
Tendue au flanc d’un coteau grec.
Le vent nous irrite et nous penche,
Mais on marche plus vite avec.
Retenez-vous à mon écharpe.
Vous êtes mon fils : il faut bien
Que vos cheveux, comme une harpe,
Jettent un chant éolien.
Vous avez dormi dans mon âme.
Il faut que votre être vermeil
S’émeuve, s’irrite, se pâme…
Combattez avec le soleil.
L’air frappera votre visage.
Avancez, joyeux, furieux :
L’important n’est pas d’être sage,
C’est d’aller au-devant des dieux.
Ah ! que, durant toute ma vie,
Je puisse voir à mes côtés
Lutter votre âme ivre, ravie,
Vos bras, vos genoux exaltés.
Et le jour où je serai morte,
Vous direz à ceux qui croiront
Que j’ai poussé la sombre porte
Qui mène à l’empire âpre et rond :
« Je l’ai laissée au bord du monde
Où l’espace est si bleu, si pur.
Elle semblait vive et profonde
Et voulait caresser l’azur.
» Je n’ai pas eu le temps de dire :
« Que faites-vous ? » Le front vermeil,
Je l’ai vue errer et sourire
Et s’enfoncer dans le soleil. »
