Les Muses françaises (Gérard)/Antoinette Deshoulières

Les Muses françaisesFasquelle (Collection : Bibliothèque Charpentier) (p. 66-73).

1637-1694

ANTOINETTE DESHOULIÈRES

À treize ans elle se marie ;
Mais ne rejoindra son époux
Que lorsque la guerre est finie ;
Elle est belle, ses yeux sont doux.
Elle écrira beaucoup de choses :
Des églogues et des chansons…
Mais on ne connaît, vers ou prose,
Que ses rimes sur les moutons.

Est-il vrai que, dans des prairies,
Sur l’herbage et près des ruisseaux,
Elle a vu des saisons fleuries
Dans les yeux dorés des troupeaux ?
A-t-elle, au gré des herbes folles,
Entendu leurs doux carillons ?…
Toujours est-il que ses paroles
Sont toujours pleines de moutons.

Parmi les blés ou sur les cimes,
Ne peut pas s’entourer qui veut
De ces petits moutons qui riment
Et qui sont tellement heureux.
Tremblante, elle les félicite
D’avoir restreint leurs passions…
Elle dit : « L’amour va trop vite…
Ignorez-le, petits moutons ! »


D’ailleurs, ce troupeau blanc de neige
Lui sied et la protègera ;
Mais quand, par un triste manège,
Un soir, elle préférera,
Au cher chef-d’œuvre de Racine,
Hélas ! la Phèdre de Pradon,
Elle aurait mieux fait, j’imagine,
De revenir à ses moutons…

Les moutons seront sa lumière :
Ils la sauveront de l’oubli.
Sitôt que l’on dit « Deshoulières »,
On voit le troupeau rétabli ;
On voit l’air, le ciel… Et, moi-même,
Malgré tous les qu’en dira-t-on,
Il y a des jours où je l’aime
À cause de tous ces moutons !


Séparateur

LES MOUTONS

Idylle

Hélas ! petits moutons que vous êtes heureux !
Vous paissez dans nos champs sans soucis, sans allarmes
Aussi-tôt aimez qu’amoureux,
On ne vous force point à répandre des larmes ;
Vous ne formez jamais d’inutiles désirs ;
Dans vos tranquilles cœurs l’amour suit la nature :
Sans ressentir ses maux, vous avez ses plaisirs.
L’ambition, l’honneur, l’intérest, l’imposture,
Qui font tant de maux parmi nous,
Ne se rencontrent pas chez vous.
Cependant nous avons la raison pour partage
Et vous en ignorez l’usage.
Innocens animaux, n’en soyez pas jaloux ;
Ce n’est pas un grand avantage.
Cette fière raison, dont on fait tant de bruit,
Contre les passions n’est pas un sûr remede :
Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit ;
Et déchirer un cœur qui l’appelle à son aide
Est tout l’effet qu’elle produit.
Toujours impuissante et sévère,
Elle s’oppose à tout, et ne surmonte rien.

Sous la garde de votre chien
Vous devez beaucoup moins redouter la colère
Des loups cruels et ravissans,
Que, sous l’autorité d’une telle chimère,
Nous ne devons craindre nos sens.
Ne vaudroit-il pas mieux vivre comme vous faites
Dans une douce obscurité ?
Ne vaudroit-il pas mieux vivre comme vous estes,
Dans une heureuse obscurité,
Que d’avoir, sans tranquillité,
Des richesses, de la naissance,
De l’esprit et de la beauté ?
Ces prétendus trésors, dont on fait vanité,
Valent moins que votre indolence :
Ils nous livrent sans cesse à des soins criminels ;
Par eux plus d’un remords nous ronge ;
Nous voulons les rendre éternels,
Sans songer qu’eux et nous passerons comme un songe…
Il n’est, dans ce vaste univers,
Rien d’assuré, rien de solide ;
Des choses icy-bas la fortune décide
Selon ses caprices divers.
Tout l’effort de notre prudence
Ne peut nous dérober au moindre de ses coups.

Paissez, Moutons, paissez sans règle et sans science.
Malgré la trompeuse apparence,
Vous estes plus heureux et plus sages que nous.

BERGERIE

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine,
Cherchez qui vous mène,
Mes chères brebis :
J’ai fait, pour vous rendre
Le destin plus doux,
Ce qu’on peut attendre
D’une amitié tendre ;
Mais son long courroux
Détruit, empoisonne
Tous mes soins pour vous,
Et vous abandonne
Aux fureurs des loups.
Seriez-vous leur proie,
Aimable troupeau !
Vous, de ce hameau
L’honneur et la joie,
Vous qui, gras et beau,
Me donniez sans cesse
Sur l’herbette épaisse
Un plaisir nouveau ?
Que je vous regrette !
Mais il faut céder :
Sans chien, sans houlette,

Puis-je vous garder ?
L’injuste fortune
Me les a ravis.
En vain j’importune
Le ciel par mes cris ;
Il rit de mes craintes,
Et, sourd à mes plaintes,
Houlette ni chien,
Il ne me rend rien.
Puissiez-vous, contentes,
Et sans mon secours,
Passer d’heureux jours,
Brebis innocentes,
Brebis, mes amours !
Que Pan vous défende :
Hélas ! il le sait,
Je ne lui demande
Que ce seul bienfait.
Oui, brebis chéries
Qu’avec tant de soin
J’ai toujours nourries,
Je prends à témoins
Ces bois, ces prairies,
Que, si les faveurs
Du dieu des pasteurs
Vous gardent d’ outrages
Et vous font avoir
Du matin au soir
De gras pâturages,
J’en conserverai
Tant que je vivrai
La douce mémoire,
Et que mes chansons
En mille façons

Porteront sa gloire,
Du rivage heureux
Où, vif et pompeux,
L’astre qui mesure
Les nuits et les jours,
Commençant son cours,
Rend à la nature
Toute sa parure,
Jusqu’en ces climats
Où, sans doute las
D’éclairer le monde,
Il va chez Théthis
Rallumer dans l’onde
Ses feux amortis.

LE ROSSIGNOL

Aimables habitants de ce naissant feuillage,
Qui semble fait exprès pour cacher vos amours,
Rossignols, dont le doux ramage
Aux douceurs du sommeil m’arrache tous les jours,
Que votre chant est tendre !
Est-il quelques ennuis qu’il ne puisse charmer ?
Mais hélas, n’est-il point dangereux de l’entendre
Quand on ne veut plus aimer ?

STANCES

Hé ! que te sert, Amour, de me lancer des traits ?
N’ai-je pas reconnu ta fatale puissance ?
Ne te souvient-il plus des maux que tu m’as faits ?
Laisse moi dans l’indifférence,
À l’ombre des ormeaux, vivre et mourir en paix.
Souvent, dans nos plaines fleuries,
Je mêle, avec plaisir, mes soupirs à mes pleurs.
Le chant des rossignols, les déserts enchanteurs,
Le murmure des eaux et l’émail des prairies,
Mon chien, sensible à mes douleurs,
Mes troupeaux languissants, ces guirlandes de fleurs
Que le temps, mes soupirs et mes pleurs ont flétries,
Don cher et précieux du plus beau des pasteurs ;
Tout nourrit avec soin mes tendres rêveries.
Éloigne-toi, cruel, de ces lieux fortunés ;
La paix y règne en ton absence :
Ne trouble plus, par ta présence,
Les funestes plaisirs qui me sont destinés.
Rassemble en d’autres lieux tes attraits et tes charmes ;
Mon cœur ne sera pas jaloux.
Non ! je n’envierai point ces secrètes alarmes
Dont tu rends, quand tu veux, le souvenir si doux.
Mon chien et mes moutons, chers témoins de mes larmes,
J’en atteste les dieux, je n’aimerai que vous !


Séparateur