Les Muses françaises (Gérard)/Adélaïde Dufrénoy

Les Muses françaisesFasquelle (Collection : Bibliothèque Charpentier) (p. 88-91).

1765-1825

ADÉLAÏDE DUFRÉNOY

Sous un ciel mal ensoleillé,
D’abord sa vie est assez triste,
Car son mari, pauvre greffier,
Devient aveugle ; elle l’assiste ;

Et c’est elle, patiemment,
Qui, de son aimable écriture,
Transcrit les arrêts, jugements
Et tous actes de procédure.

Pourtant, elle trouve le temps,
Dans l’étude aux murs de tristesse,
D’écrire d’aimables romans
Pour l’enfance et pour la jeunesse.

Et puis la voici veuve un jour…
Et, dans un déjeuner champêtre,
Elle rencontre enfin l’amour
Qu’elle attendait sans le connaître.

Cet amant, qu’apporte l’été,
C’est Fontanes, le grand Fontanes,
Maître de l’Université…
L’ombre tremblante d’un platane


Rapproche leurs fronts amoureux…
Et voici qu’elle est son amie
Juste alors qu’il fait son fameux
Poème sur l’astronomie…

Un astronome pour amant
C’est un amant plein de ressource ;
Mais qui vous quitte brusquement
Pour Vénus ou pour la grande Ourse…

Près de cet amant qui rêva,
Elle est une muse suprême !
Mais, lorsque Fontanes s’en va,
Elle n’est plus rien qu’elle-même :

Adélaïde Dufrénoy,
Pauvre femme aux brusques alarmes,
Qui passait mille fois par mois
Des pleurs aux chants, du rire aux larmes…

Caprice éternel !… C’est pourquoi
Les pages des dictionnaires
Disent : « Madame Dufrénoy
Avait bien mauvais caractère. »

Et c’est le reproche toujours
Que feront les anthologies
À ce corps bien fait pour l’amour,
À ce cœur mal fait pour la vie…

Hélas ! pour avoir autrefois
Transcrit les torts, les préjudices,
Elle gardait au bout des doigts
L’encre sombre de la Justice ;


Elle savait tous les dessous
De la loi morale et morose :
Qu’on vous prend jusqu’au dernier sou
Sitôt qu’on donne quelque chose ;

Qu’on ne peut jamais se fier
Au rêve qu’on a cru construire,
Et que l’amour est un huissier
Qui prend jusqu’au dernier sourire…


Séparateur

L’AMOUR

Passer ses jours à désirer
Sans trop sçavoir ce qu’on désire ;
Au même instant rire et pleurer,
Sans raison de pleurer et sans raison de rire ;
Redouter, le matin, et, le soir, souhaiter
D’avoir toujours droit à se plaindre ;
Craindre quand on doit se flatter,
Et se flatter quand on doit craindre ;
Adorer, haïr son tourment ;
À la fois s’effrayer, se jouer des entraves,
Glisser légèrement sur les affaires graves
Pour traiter un rien gravement ;
Se montrer, tour à tour, dissimulé, sincère,
Timide, audacieux, crédule, méfiant ;
Trembler, en tout sacrifiant,
De n’en point encore assez faire ;
Soupçonner les amis qu’on devrait estimer,
Être le jour, la nuit, en guerre avec soi-même :
Voilà ce qu’on se plaint de sentir quand on aime,
Et de ne plus sentir quand on cesse d’aimer.


Séparateur