Les Muses françaises (Gérard)/Élisa Mercœur

Les Muses françaisesFasquelle (Collection : Bibliothèque Charpentier) (p. 166-169).

1809-1835

ÉLISA MERCŒUR

Lamartine disait : « Cette petite fille
Nous dépassera tous tant que nous sommes… » Quand
Le poète daigna, d’une âme si gentille,
Laisser tomber sur elle un pareil compliment,

Je m’imagine bien que tant de politesse
Exagérait un peu, ce soir-là… Mais, tant pis,
J’aime mieux, pour juger la frêle poétesse,
M’en remettre à ces mots qu’à tout ce que je lis…

Au lieu de la revoir, plus tard, cherchant sans cesse
Des honneurs, des amis, du crédit, de l’argent,
Mécontente de tout : des salons, de la presse,
Des éditeurs ingrats et des lecteurs changeants ;

Au lieu de la revoir, orgueilleuse et malade,
Et mourant de savoir qu’après tant d’insuccès
Son drame le meilleur, sur un Roi de Grenade,
Ne pourra pas entrer au Théâtre Français ;

Au lieu de la revoir, misérable et transie,
Écrivant sans relâche entre quatre murs froids,
Et comprenant enfin que toute poésie
N’est qu’un malheur de plus qui tremble au bout des doigts


Je la revois toujours, dès que je la situe,
Dans un décor qui semble unique sous le ciel :
Il n’y a d’un côté que des fleurs éperdues,
Et, de l’autre, on ne voit qu’un grand lac immortel.

Elle entre, elle sourit… son petit collier brille…
Elle a sa robe blanche et son cœur enfantin…
Et le poète dit : « Cette petite fille
Nous dépassera tous tant que nous sommes… » Rien

Ne me fait oublier la sentence divine…
Et je verrai toujours, dans ce soir enchanteur,
La fillette qu’on présentait à Lamartine :
« Cher Maître, elle a quinze ans. C’est Élisa Mercœur. »


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LA FEUILLE FLÉTRIE

Pourquoi tomber déjà, feuille jaune et flétrie ?
J’aimais ton doux aspect dans ce triste vallon.
Un printemps, un été, furent toute ta vie ;
Et tu vas sommeiller sur le pâle gazon.

Pauvre feuille ! il n’est plus le temps où ta verdure
Ombrageait le rameau dépouillé maintenant.
Si fraîche au mois de Mai ! faut-il que la froidure
Te laisse à peine encore un incertain moment !

L’hiver, saison des nuits, s’avance et décolore
Ce qui servait d’asile aux habitants des cieux ;
Tu meurs… un vent du soir vient t’embrasser encore…
Mais ses baisers glacés pour toi sont des adieux !

DEMAIN

Chaque flot tour à tour, soit qu’il sommeille ou gronde,
Emporte chaque esquif où le conduit le sort ;
Et chaque passager, sur l’océan du monde,
S’éloigne, ignorant tout de l’accueil ou du port.

J’ai vu s’enfuir le but de qui pensait l’atteindre ;
J’ai vu ce qu’au sourire il succède de pleurs ;
Combien de purs flambeaux un souffle peut éteindre ;
Ce qu’un baiser du vent peut moissonner de fleurs.


Et j’ai dit : S’il s’éloigne, oublions le nuage ;
Qu’importe le matin notre destin du soir ;
De la tombe au berceau charmons le court passage :
Un moment de bonheur vaut un siècle d’espoir.

Pour chanter, pour aimer, pourquoi toujours attendre ?
Jamais a-t-on vécu deux fois le même jour ?
Et le flot du passé jamais sut-il nous rendre
Un seul de nos moments emportés sans retour ?

Un songe d’avenir trouble la jouissance ;
Ah ! laissons un bandeau pour parure au destin :
Que le malheureux seul existe d’espérance,
S’endorme sur sa chaîne et se dise : À demain !

RÊVERIE

Qu’importe qu’en un jour on dépense une vie,
Si l’on doit en aimant épuiser tout son cœur,
Et, doucement penché sur la coupe remplie,
Si l’on doit y goûter le nectar du bonheur.

Est-il besoin toujours qu’on achève l’année ?
Le souffle d’aujourd’hui flétrit les fleurs d’hier ;
Je ne veux pas de rose inodore et fanée ;
C’est assez d’un printemps, je ne veux pas d’hiver.

Une heure vaut un siècle alors qu’elle est passée ;
Mais l’ombre n’est jamais une sœur du matin ;
Je veux me reposer avant d’être lassée…
Je ne veux qu’essayer quelques pas du chemin !


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