Les Muses françaises/Marie Krysinska

Les Muses françaises : anthologie des femmes-poètesLouis-MichaudII (XXe Siècle) (p. 177-181).




MARIE KRYSINSKA




Marie Krysinska fut en son temps — le beau temps où Rodolphe Salis triomphait à Montmartre — une manière de révolutionnaire littéraire. Elle publiait alors dans le Chat Noir et dans la Vie Moderne des vers qui, en vérité, pour tout vers qu’ils fussent n’en étaient pas moin » tenus pour de la simple prose par beaucoup de gens. Quand je dis de 1* « simple prose », j’exagère, les vers de Mme Krysinska s’apparentant bien plutôt à de la prose très compliquée. Aujourd’hui qu’a sévi le symbolisme, aujourd’hui que quelques-uns des adeptes de cette école proclamée « décadente » se sont imposés et nous ont donné de bellee œuvres, les innovations de Mario Krysinska noua trouvent moins étonnés, plus disposés à les comprendre et, de fait, ses petits jwèmes sans rimes, à peine assonances, d’un rythme assez peu sensible, nous paraissent curieux, ingénieux et non sans grâce. On comprend toutefois qu’à l’origine du mouvement verlibriste et symbolique, ces poésies aient pu sem bler incompréhensibles et sans doute aussi incohérentes. Ce reproche d’incohérence, MM. Jean Moréas, Henri de Régnier, Gustave Kahn, Stéphane Mallarmé… bien d’autres encore, ne se le sont-ils point vu d’ailleurs lancer à la tête ! Au surplus, le principal mérite du travail prosodique de Mme Krisynska est d’avoir paru tout au début des premiers effortâ des poètes symbolistes. MM, J.-H. Rosny ont raison d’écrire : « Ce travail vint à son heure : pour le juger, il faut qu’on se replace en 1882-83, époque où il innovait ».

Bien que Marie Krysinska tînt beaucoup à situer son œuvre, pour qu’on ne l’accusât point d’avoir imité personne, le contraire lui paraissant la vérité l elle entendait rester indépendante et ne voulait être d’aucune école. Elle estimait « qu’un artiste ne vaut que par la miette de sa personnalité propre ».

Au fait, ce mot de « miette » lui convient â merveille, car, c’est de miettes toute* menues qu’est faite son originalité, son ^êle talent, sa personnahté naïve et compliquée.

Son idéal littéraire, eUe nous l’a confessé dans la préface d’un de ses recueils ; elle veut « atteindre au plus de beauté expressive possible, par le moyen lyrique, subordonnant le cadre aux exigences imprévues de l’image, et rechercher assidûment la surprise de style comme dans la libre prose avec, de plus, le souci d’un rythme particulier qui doit déterminer le caractère poétique déjà établi par le to7i ou pour mieux dire le diapason ÉLEVÉ du langage ».

Plus tard, M. Jean Moréas écrira lui-même : «… Ce dont nous voulons enchanter le ythme, c’est la divine surprise toujours neuve ! »

Que Marie Krysinska soit la grande inspiratrice du mouvement

symboliste et verlibriste, on ne l’assurerait pas sans exagérer ; du moins, Page:Séché - Les Muses françaises, II, 1908.djvu/184
LA GIGUE


Les Talons
Vont
D’un train d’enfer,
Sur le sable blond,
Les Talons
Vont
D’un train d’enfer
Implacablement
Et rythmiquement.
Avec une méthode d’enfer,
Les Talons
Vont.

Cependant le corps,
Sans nul désarroi,
Se tient tout droit,
Comme appréhendé au collet
Par les
Recors
La danseuse exhibe ses bas noirs
Sur des jambes dures
Comme du bois.
Mais le visage reste coi
Et l’œil vert.
Comme les bois,
Ne trahit nul émoi.

Puis, d’un coup sec
Comme du bois,
Le danseur, la danseuse
Retombent droits
D’un parfait accord,
Les bras le long
Du corps.
Et dans une attitude aussi sereine
Que si l’on portait
La santé
De la Reine.

Mais de nouveau
Les Talons
Vont
D’un train d’enfer
Sur le plancher clair.

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