Les Muses françaises/Marguerite de Navarre

Les Muses françaisesLouis-MichaudI (p. 56-65).




MARGUERITE DE NAVARRE




La première des trois Marguerite du xvie siècle. Marguerite de Valois ou d’Angoulême, duchesse d’Alençon, puis reine de Navarre, naquit au château d’Angoulême le 11 avril 1492, de Charles d’Orléans, duc d’Angoulême et de Louise de Savoie. Elle précédait de deux ans son frère qui devait régner sur la France sous le nom de François Ier.

Marguerite avait ainsi en elle une double hérédité : française par une longue suite d’aïeux, parmi lesquels le poète Charles d’Orléans, italienne par Valentine de Milan, dont elle était l’arrière petite-fille. On pourrait même retrouver dans sa vie et dans ses œuvres deux tendances que son origine expliquerait.

L’éducation de Marguerite de Valois fut des plus soignées: elle savait l’italien, l’espagnol, le latin, le grec et avait quelque peu étudié l’hébreu sous la direction de Paul Paradis.

En 1509, à dix-sept ans, on la maria avec Charles III, dernier duc d’Alençon. Veuve en 1525, elle épousa en secondes noces (1527) Henri d’Albret, roi de Navarre, dont elle eut Jeanne d’Albret qui devait épouser Antoine de Bourbon et devenir la mère d’Henri IV.

Ce second mariage marque pour Marguerite une sorte d’ère nouvelle.

La première partie de sa vie avait été consacrée à la frivolité, certains disent même au libertinage. Son nouveau mariage et la maternité la rendent plus sérieuse et même mystique. Sainte-Beuve qui semble avoir bien compris son caractère a dit d’elle : « C’était une princesse de piété réelle et de cœur, de science et d’humanité et qui mêlait à une vie grave un heureux enjouement d’humeur, faisant de tout cela un ensemble très sincère et qui nous étonne un peu aujourd’hui. »

Du reste, il est probable que si la conduite de Marguerite de Navarre a été si critiquée par quelques-uns de ses contemporains (on est allé jusqu’à l’accuser d’avoir été la maîtresse de son frère François Ier), c’est parce qu’elle penchait du côté des calvinistes.

Une chose indéniable c’est que la reine de Navarre fut toute sa vie la protectrice des arts et des poètes ; celle que Brantôme appelle : « Une princesse de très grand esprit et fort habile tant de son naturel que de son acquisitif » ; celle dont Michelet a dit : « Elle fut le pur élixir des Valois. » Elle créa non pas la poésie, mais le milieu dans lequel la poésie trouve les conditions qui la font vivre et prospérer. Pour cela Marguerite attira auprès d’elle à Alençon, à Pau, à Fontainebleau, à Nérac, sur les bords fleuris de la Baïse, ce qu’on a appelé « sa petite cour ». Il y avait là tous les beaux esprits du temps : Des Périères, Brodeau, Du Moulin, Jean de la Haye, Charles de Sainte-Marthe, Gruget, Denizot, Peletier, Mellin, Marot, etc. « Somme, disait Sainte-Marthe, à propos de tous ces poètes protégés par Marguerite, tu eusses dit d’elle que c’était une poule qui soigneusement appelle et assemble ses petits poulets et les couvre de ses ailes. »

La sollicitude de la reine de Navarre pour les poètes était si grande

MARGUERITE DE NAVARRE
(D'après un dessin au crayon de l’époque.)
qu’on a été jusqu’à lui attribuer une liaison véritable avec Clément Marot. Il est beaucoup plus probable qu’il n’y eût entre eux qu une intrigue toute

platonique, cette fameuse « alliance de pensée ! »

On a prétendu, également que quelques-uns des poètes nommés plus haut collaborèrent peu ou prou aux ouvrages de Marguerite. Il est assez d’usage d’avancer de telles choses à l’égard des productions féminines mais, en vérité, rien ne prouve que Marguerite se soit jamais fait aider. Il est même peu légitime de ne voir en elle qu’un disciple de Clément Marot. Elle a une originalité qu’il importe de dégager.

Tout d’abord, ses œuvres, très diverses d’apparence, se trouvent avoir une certaine unité par la préoccupation constante qu’elle a, dans la plupart d’entre elles, d’en tirer une saine moralité. L’Heptaméron. lui-même , n’échappe pas à cette règle.

Ses poésies sont pleines de délicatesse et l’on peut goûter une imagination vive, ainsi que l’étendue de son esprit à chaque page des Marguerites de la Marguerite des princesses.

Il n’a manqué à Marguerite de Navarre pour laisser des œuvres d’une souveraine beauté dans leur ensemble, que de venir un peu plus tard. Du reste, beaucoup de ses poésies sont encore inédites. Leroux de Lincy déclare même que les vers que nous ignorons sont « le plus beau fleuron de la couronne poétique de notre princesse ».

M. Petit de Julleville, qui n’est pas tendre cependant pour les poésies de Marguerite, auxquelles il reproche des lourdeurs, des archaïsmes et une forme défectueuse, leur trouve néanmoins un « parfum subtil et mystérieux ». Pour bien juger la poésie de la Reine de Navarre, il faut se rappeler qu’elle composait dans sa litière, en voyageant par pays, c’est-à-dire à bâtons rompus. Elle dictait des vers ou faisait de la tapisserie et, pour elle, il est probable que c’étaient là deux ouvrages analogues.

Sainte-Beuve, qui lui a consacré d’intéressantes pages dans, ses lundis a porté sur elle ce jugement, à mon sens trop sévère : « Comme poète et comme écrivain, son originalité est peu de chose, ou, pour parler plus nettement, elle n’en a aucune, son intelligence, au contraire, est grandes active, avide, généreuse. »

Pour être dans la vérité, il suffit de lire l'Heptaméron et quelques poésie, et l’on verra aussitôt que les nouvelles de la reine de Navarre sont attachantes, que ses vers contiennent d’heureuses et fortes expressions et çà et là, de véritables accents de sincérité.

En dehors de l'Heptaméron et divers ouvrages poétiques, Marguerite de Navarre a composé des comédies pieuses sur la vie et la mort de Jésus-Christ, des farces dont deux viennent d’être publiées pour la première fois par M. Louis Lacour : La Fille abhorrant Mariage et la Vierge Repentie

Le 21 décembre 1549, la reine ’le Navarre mourut au château d’Odos-en-Bigorre.

Elle fut inhumée à Pau et parmi les épitaphes que lui consacra la piété de tous ceux qu’elle avait aidés et protégés, nous citerons celle-ci :

Musarum decimn et Charitum quarto, incluta regum soror et conjut Margarita ilhi jacet.

On se demandera comment était, physiquement, cette dixième Muse et cette quatrième Grâce. Il existe d’elle un portrait au cabinet des Estampes et l’on peut voir qu’elle ressemblait à son frère, avec un nez long, légèrement aquilin, l’œil doux et grand, la bouche large, mais fine et souriante. En somme Marguerite ne nous apparaît pas douée de cette beauté merveilleuse dont parlent ses contemporains. Mais le prestige de son esprit devait rendre aisée celle illusion.

BIBLIOGRAPHIE : Principaux ouvrages en vers de Marguerite de Navarre : Le miroir de l’âme pécheresse, Alençon, 1531. — La Fable du Faux Cuyder, Paris, 1546. — Le Débat d’Amour, (composé vers 1532). — Les Marguerites de la Marguerite des princesses. Très-illustre reine de Navarre, Lyon, 1547. — Nous recommandons tout particulièrement la réimpression que la Librairie des Bibliophiles a donnée de cet ouvrage Paris 1873, 4 vol. in-16.

CONSULTER : Bayle : Dictionnaire critique, art. Navarre. — F. Qênin : Notice sur Marguerite d’Angoulême, en tête du t. I, des Lettres de cette princesse, Paris, 1841. — EUG. et Em. Haao : La France protestante t. VII. — E. LiTTRÉ : Revue des Deux mondes, 1er juin 1842. — L. DE LOMÉNIE : R. des Deux mondes, V^ août 1842. — Le Roux de Linoy : Essai sur la vie et les ouvrages de Marguerite d’Angoulême, en tête de l’éd. de L'Heptaméron des Nouvelles de très haute et très illustre princesse Marguerite d’Angoulême, Paris, 1853. — Comte H. DE LA Ferrière-Percy : Marguerite d’Angoulême {sœur de François 1er.) Son livre de dépenses (1540-1549). Étude sur ses dernières années, Paris, 1862. — Victor Durand : Marguerite de Valois et la cour de François 1er', Paris, 1848. — Sainte-Beuve : Causeries du lundi, t. VII. — Saint-Marc GiRARDIN : Cours de littérature dramatique, t. III. — IMBERT DE Saint-Amand : Les Femmes de la cour des derniers Valois, 1871.


LA MORT
ET RÉSURRECTION D’AMOUR

J’ai vu les yeux desquels Amour, cruel tyran,
Avait fait les doux traits, dont il allait tirant.
Au temps que bien dorés d’un regard gracieux,
Doucement les tournant, blessait et terre et cieux.
Or les vois-je transis connue d’émail sans vie.
N’ayant plus de rien voir ni d’être vus envie.
J’ai vu la bouche rouge par laquelle il parlait.
Et parole de feu qui sans cesse brûlait
Jadis voulait jeter, par sa douce ouverture.
Qui montre le trésor du cœur sans couverture :
Or la vois-je fermée, couvrant ses blanches dents.
Qui comme lui mur de pierre cachent tout le dedans.
J’ai vu les blonds cheveux dont il faisait la corde
De l’arc où il n’a pu trouver miséricorde.
Et des plus crêpelets faisait ses rets et forts.
Où chacun il prenait, nonobstant ses efforts :

Or les vois-je cachés, sans ordre, et non peignés
En dédaignant chacun, d’un chacun dédaignés.
J’ai vu les tant bien faites et petites oreilles
Ouvertes, clair oyantes, blanches, un peu vermeilles.
Sarbacanes d’Amour, pleines de sa leçon.
Qui les gardait d’ouir autre parole ou son :
Or les vois-je fermées sans plus ouvrir leur porte
Aux chants, dits, ni propos qui du petit Dieu sorte.
J’ai vu les blanches mains, les doigts longs et subtils,
Desquels savait Amour faire ses fins outils.
Pour arracher les cœurs du plus profond du corps.
Les uns mettre captifs, les autres pis que morts :
Or les vois-je sans force de tenir n’arracher.
Sans être plus touchées ni pouvoir plus toucher.
J’ai vu les petits pieds, beaux, légers et pénibles,
Faisant pour leur seigneur choses tant impossibles,
Que roues de son char tant triomphant étaient.
Qui en danses, tournais et plaisirs le portaient :
Or les vois-je impotents sans plus bouger d’un lieu,
Sans plus être marchez, ni marchants pour leur Dieu,
J’ai vu le corps parfait et de telle grandeur
Auquel tant le rebours se trouvait de laideur,
Qu’Amour avait choisi pour sa très ferme tour,
Et son doux Paradis pour éternel séjour :
Or les vois-je changer de nature et de maître.
De vie et de beauté, de sentement et d’être.
Que ferez- vous (Amour) quand plus ne ])0urrez voir
Des beaux yeux par lesquels sur tous avez pouvoir ?
Quand ne pourrez ouïr de l’oreille fermée,
En qui votre parole fut reçue et aimée ?
Quand ne pourrez parler par cette bouche close.
Par laquelle en parlant vous pouviez toute chose ?
Quand ne pourrez des moins mortes ])lus tourmenter.
Ni assurer tous ceux qu’avez fait lamenter !
Quand ne pourrez des pieds votre char plus tirer,
Ni par eux en plaisirs vos servants attirer ?
Quand ne pourrez au corps qui fut votre demeure,
Le voyant ruiné, plus demeurer une heure ?
Mourez donques. Amour, en cette départie,
Ou, si vivre voulez, cherchez autre partie.
Dont vous puissiez tirer autant d’honneur et gloire.
Et qui de tous les cœurs vous donne la victoire.
Comme a fait ce corps-ci, cause de tous vos biens,
Que vous voyez tout mat et converti en riens.

Si mieux vous ne trouvez, mourez dedans son cœur :
Car de changer en pis vous serait peu d’honneur.
Sépulcre il vous sera, vous relique honorable :
Il vous fera honneur, vous le rendrez louable.
Et puis, quand serez mort, un bien devez attendre.
Que de vous Amour mort, et votre froide cendre
Suscitera l’Amour, qui toujours sera vie
Du mort, duquel par lui sera la mort ravie,
Et du tout mis à rien, et où mort a été,
Amour vivant sera pour jamais arrêté ;
Qui fera voir l’aveugle, et le muet parler.
Le sourd ouïr très clair, le boiteux droit aller,
L’imbécile des mains user du touchement.
Et la beauté périe embellir doublement.
Vertu fortifier fera son fort château.
Sa demeure à jamais, trop plus que devant beau :
Jamais ne passera sa force et sa beauté,
Là l’Amour immortel tiendra sa royauté.
Sa grandeur, son Empire en montrant .sa puissance.
Sous laquelle chacun fera obéissance.
Mourez donques, Amour, puisque ne pouvez vivre.
En celle qui de vous par Amour est délivre (1)
Donnez lieu à l’Amour de saine affection.
Qui prend de votre mort sa génération :
Et lors Amour, d’Amour vainqueur de telle sorte.
Fera vivre d’Amour Ta mie en Amour morte.

1 Est délivrée. ;


CHANSON

  Voici nouvelle joie,
La nuit pleine d’obscurité
Est passé ; et voici le jour,
Auquel marchons en sûreté,
Chassant toute peur par amour.
Sans que nul se dévoie :
  Voici nouvelle joie,

L’hiver plein de froid et de pleurs
Est passé tremblant et glacé ;
L’été plein de verdure et fleurs

Nous vient plus beau que l’an passé ;
  Or chacun le voie
  Voici nouvelle joie.

L’arbre sec et fâcheux à voir,
Raboteux, et dur à toucher.
Que nul ne désirait avoir.
Maintenant pouvons le toucher :
  Il fleurit et verdoie
  Voici nouvelle joie.

Le rossignol qui s’est fâché
Pour la rigueur de l’hiver froid,
Maintenant il n’est plus caché,
Mais sur la branche se tient droit :
  Il jargonne et verboie
  Voici nouvelle joie.


EXTRAIT DE LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST BERGERIE

Bergers : Sophron, Elpison, Nephale
Bergères : Philetine. Cristilla, Dorothéf


Sophron

Le travail jour et nuit
Que je prends, tant me nuit,
Qu’il me faut reposer.

Elpison

J’ai tant chassé le loup
Et couru, ne sais où,
Qu’ici me veux poser.

Nephalle

De dormir je n’ai garde.
Il faut que je regarde
Toujours sur mes brebis.

Philetine, Iere bergère

Et mon petit agneau
Qui est né de nouveau
Je garde en mes habits.


Cristilla

Ma grand brebis blessée,
J’ai si très bien pansée.
Que mal n’aura, m'amie.


Dorothée

J’ai tiré du lait gras,
Dont j’ai si mal au bras
Que j’en suis endormie.


Nephalle

Je ne sais qui me fait veiller,
Mais je ne saurais sommeiller ;
Ce n’est point le soin du troupeau.
Car j’ai mon parc fermé et clos
Si bien que je ne crains les loups ;
Mon troupeau est sain, gras et beau :
Mais j’ai en mon cœur une joie,
Qu’il me semble toujours que j’oie
Quelques nouvelles bien plaisantes.
En attendant je garderai
Mon troupeau, et regarderai
Du ciel les étoiles luisantes.


Les Anges ensemble

Réveillez- vous. Pastoureaux.
    Voici le jour
Que Dieu montre en cas nouveau
    Son grand Amour.


Nephalle, en criant :

Frères et sœurs, sus, au réveil :
Laissez ce terrestre sommeil.
Oyez des Anges les paroles.

Philetine

Réveillez-vous, pour le Soleil
Regarder en bel a])pareil ;
Ne soyez pas des vierges folles.

Elpison

O Dieu ! quelle clarté je voi !
J’en sens si grande crainte en moi,
Que ne l’ose voir bonnement.


CHANSON SPIRITUELLE


Pensées de la reine de Navarre, étant dans sa litière, durant
la maladie du roi (1547).

O Dieu, qui les vôtres aimez.
J’adresse à vous seul ma complainte ;
Vous, qui les amis estimez,
Voyez l’amour que j’ai sans feinte.
Où par votre loi suis contrainte,
Et par nature, et par raison :
J’appelle chaque Saint et Sainte
Pour se joindre à mon oraison.

Las ! celui que vous aimez tant
Est détenu par maladie.
Qui rend son peuple malcontent.
Et moi envers vous si hardie
Que j’obtiendrai, quoi que l’on die.
Pour lui, très parfaite santé :
De vous seul ce bien je mendie,
Pour rendre chacun contenté.

Le désir du bien que j’attends
Me donne de travail matière ;
Une heure me dure cent ans.
Il me semble que ma litière
Ne bouge, ou retourne en arrière :
Tant j’ai de m’avancer désir !
O ! qu’elle est longue la carrière
Où à la fin git mon plaisir !


Je regarde de tous cotés
Pour voir s’il n’arrive personne,
Priant sans cesse, n’en doutez.
Dieu, que santé à mon Roi donne ;
Quand nul ne voî, l’œil j’abandonne
À pleurer, puis sur le papier
Un peu de ma douleur j’ordonne.
Voilà mon douloureux métier.

Ô ! qu’il sera le bienvenu,
Celui qui, frappant à ma porte.
Dira : « Le Roi est revenu
En sa santé très bonne et forte ! »
Alors sa sœur, plus mal que morte,
Courra baiser le messager
Qui telles nouvelles apporte
Que son frère est hors de danger.