Les Muses françaises/Marguerite Burnat-Provins

Les Muses françaises : anthologie des femmes-poètesLouis-MichaudII (XXe Siècle) (p. 31-38).




MARGUERITE BURNAT-PROVINS




Fille d’un avocat distingué, Mme Marguerite Burnat-Provins est née à Arras, le 26 juin 1872. S’étant mariée en Suisse, en 1895, elle s’établit dès lors à Vevey. Elle fit ses premières armes littéraires dans la Gazette de Lausanne, où elle publia des articles de critique d’art et des études d’esthétique. Car, avant d’être le poète qui nous intéresse ici, avant d’être une amante passionnée, l’Amante ! Mme Marguerite Burnat-Provins est une très pure artiste éprise de tous les arts. Élève, amie et modèle de Benjamin Constant, elle peint des figures, des portraits, des paysages qu’elle expose au Salon de la Société Nationale des Artistes français. Elle dessine aussi des broderies, des cuirs, des bois, des affiches qui lui valent de nombreuses récompenses aux diverses expositions auxquelles elle prend part. Esthéticienne, elle parcourt toute la Suisse pour défendre ses idées ; à Genève, à Lausanne, à Berne, à Zurich…. elle fait des conférences où elle traite de la « Liberté dans l’art et dans la vie », de l’« adaptation de la construction au paysage », de la « défense des sites », etc… Enfin en 1903, elle fonde la « Ligue pour la beauté » qui est pour la Suisse ce que la « Société pour la protection des paysages » est pour la France.

L’œuvre littéraire de Mme Marguerite Burnat-Provins est fort importante puisqu’elle comprend déjà cinq volumes. Ayant eu à parler des quatre premiers, M. Jules Bertaut disait : « Mme Burnat-Provins est un écrivain d’observation minutieuse, au style précis et serré, mais à la sensibilité d’une délicatesse maladive qui lui permet de percevoir dans leur infinie complexité les mille bruits de la nature et de la vie, d’en noter le son, de le fixer en petites phrases courtes, ou en vers comme découpés à l’emporte-pièce sur de la réalité exacte… Elle est la contemplatrice de ces moments de la campagne où tout se tait, où un grand recueillement nous pénètre, où nous devenons attentifs au plus minuscule bruit, et sa sensibilité exaspérée perçoit tous les froissements, tous les murmures, tous les chuchotements. Je n’ai jamais rencontré à pareil point des sens aussi aiguisés, des nerfs aussi tendus, une telle vie, un tel frémissement dans tout l’être ».

Cette sensibilité, cette vie, ce frémissement voilà encore ce que nous trouvons — mais poussé au paroxysme ! — dans cet extraordinaire et brûlant Livre pour toi, véritable cantique des cantiques, mystique autel élevé par une femme à la beauté de l’homme, hymne de voluptueuse adoration échappée à l’âme extasiée de l’Amante, glorification sincère et harmonieuse d’Adam !

Ce Livre pour toi a ceci de particulier — et c’est ce qui le fait plus complet, plus nouveau et plus significatif, à mon sens — qu’il n’émane pas seulement d’une âme d’amoureuse passionnée et reconnaissante. Évidemment, il a été inspiré par l’amour, et l’amour avec tous ses plaisirs, ses craintes, ses jeux et toute son ivresse, y occupe la plus grande place. Cependant, et malgré sa passion sans mesure, Mme Marguerite Burnat Provins n’aime pas rien que l’amour dans l’homme, elle aime encore sa force et aussi sa beauté.

N’écrit-elle pas :

« J’ai regardé ton corps debout, simple et altier comme un pilier d’ivoire, ambré comme un rayon de miel ».

Et ceci encore :

« Tandis que tu reposais sur mon bras tendu pour te soutenir, j’ai senti contre ma hanche un marbre superbe.

« J’en ai suivi la ligne impeccable avec une étrange émotion ; j’ai douté de ta vie, car malgré les battements qui la révélaient, blanche vision revenue de l’âge d’or jusqu’à mes yeux fascinés, tu étais la statue héroïque étendue près de moi, si noble dans son calme absolu, si grande, quoique désarmée, si pure dans son entière perfection. »

Ce sont là des sensations de peintre ou de sculpteur.

Ce sens de la plastique, Mme Burnat-Provins le tient évidemment de l’éducation artistique qu’elle a reçue. — Elle a pu écrire ainsi quelques pièces d’un accent très neuf et très original en même temps qu’elle faisait vraiment œuvre de femme. Car lorsqu’elle chante l’harmonie du corps de l’homme, c’est avec des mots que seule une femme pouvait trouver, car elle est frappée de beautés caractéristiques que seule une femme pouvait distinguer de suite, parce qu’elles sont à l’opposé de sa grâce et de sa faiblesse — et parce qu’elle en est heureusement séduite.

De même, il y a toute la femme dans sa passion frénétique, dans sa soumission à l’être aimé, dans sa passivité heureuse, dans son plaisir à se sentir protégée, dominée, conquise. « Je suis ta chose », écrit-elle.

« Oh ! être dans tes mains comme une chose toute petite que tu emporterais partout. »

Ces mêmes mots qui, dits par un homme, seraient presque dégradants, ont la valeur d’une suprême caresse d’amoureuse.

Il n’y a pas dans toute notre littérature un livre semblable au Livre pour toi. Aussi bien, fallait-il arriver à nos jours pour qu’une femme ait la belle et sincère audace d’écrire un pareil poème d’ardente passion. C’est un signe des temps.

Nous vivons à une époque où la femme ne rougit plus de ses sentiments si secrets soient-ils. Au contraire, elle se plaît à nous les révéler ; toutes ou presque toutes les poétesses contemporaines sont entrées dans cette voie. Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, j’ai toujours souhaité que les femmes de lettres mettent dans leurs écrits plus de franchise, de sincérité… et moins de fausse pudeur. Mais il me sera bien permis de penser que toute l’évolution morale et sociale de la femme tient dans cette évolution sentimentale qui s’exprime si clairement par la voix des poètes féminins.

BIBLIOGRAPHIE. — Petits tableaux Valaisans, illustrations de l’auteur, Saüberlin et Pfeiffer, Vevey (Suisse), 1903. — Heures d’automne, illustrations de l’auteur, Saüberlin et Pfeiffer, Vevey. — Chansons rustiques, illustrations de l’auteur, Saüberlin et Pfeiffer, Vevey. — Le chant du Verdier, illustrations de l’auteur, Saüberlin et Pfeiffer, Vevey. — Le livre pour toi, Sansot et Cie, Paris, 1907. In-8° carré.


Phot. F. Boissonnas.



COLLABORATION. — Gazette de Lausanne.Voile latine (Genève). — Vers et Prose.

CONSULTER. — Gaspard Vallette, La Semaine littéraire, 1903 ; la Suisse, 1903. — Ch. Monnier, Journal de Genève, 1903. — O. Seippel, Gazette de Lausanne, 1903. — Gabriel Mourey, Revue universelle, 1903. — Phil. Godet, Bibliothèque Universelle, 1903. — Paul Rochat, Tribune de Lausanne, 1903. — G. Brooke, La Patrie Suisse, 1903. — Paul Perret, Feuille d’Avis de Vevey, 1903. — Ph. Lebesgue, La Phalange, février 1908. — Jules Bertaut, La Chronique des Lettres françaises, février 1908.


I

JE T’AIME !


Personne ne m’a appris ce mot. Je l’ai senti venir des profondeurs de ma chair, monter de mon sang à mes lèvres et s’envoler vers ta jeunesse et la force féconde qui est en toi.

Je l’ai entendu sortir de ta bouche avec ivresse. C’est un oiseau doré qui s’est posé sur mes yeux, si doucement d’abord, et puis si lourdement que tout mon être en a chancelé.

Et je me suis abattue dans tes bras, tes grands bras où je me sens fragile et protégée.

La parole qui promet et qui livre, la parole sacrée jaillie de notre vie ardente, planait sur nos têtes dans un clair rayon. Sylvius ! te souviens-tu ?

Alors j’ai vu passer l’Heure, l’Heure unique qui nous souriait et levait dans ses mains un caillou blanc.

Sur sa tunique, une à une, lentement les roses de son front s’effeuillaient.

J’ai vu cela à travers mes paupières fermées, la joue appuyée contre ton cœur qui marque des secondes éblouissantes, comme un balancier de rubis.


II


J’ai regardé ton corps debout, simple et altier comme un pilier d’ivoire, ambré comme un rayon de miel.

Je l’ai regardé, les mains croisées sur mes genoux, sans l’effleurer, dans la contemplation fervente de sa splendeur, et je l’ai aimé avec mon âme plus passionnément.

Je me sens presque craintive, dominée par ce rythme qui chante à mes sens une mystérieuse musique ; je m’exalte silencieusement devant ce poème de grâce virile, d’élégance hautaine, de victorieuse jeunesse.

Ô Sylvius, dis-moi que tu me donnes toute ta beauté. Dis-moi qu’elle est mienne, ta tête rayonnante imprégnée de soleil, dis-moi que tu m’abandonnes ta poitrine large où je m’étends pour sommeiller, tes hanches étroites et dures, tes genoux de marbre, tes bras qui pourraient m’écraser et tes mains si chères, où mon baiser lent se dépose au creux des paumes caressantes.

J’ai regardé tes lèvres fières qui plient sous les miennes, tes dents où mes dents se sont heurtées illuminent ton sourire, ta langue chaude m’endort, et quand je m’éveille de mon vertige, c’est pour revoir ton corps triomphant, altier comme un pilier d’ivoire, ambré comme un rayon de miel.

III


Cette nuit tu as pris ma tête entre tes doigts impérieux et tu disais, les dents serrées : Ne bouge pas.

Et je me suis abandonnée, le front cerclé par la couronne ardente qui se rétrécissait.

Pourquoi n’as-tu pas enfoncé les ongles plus avant ? Je n’aurais pas bougé et la douleur, venue de toi, serait entrée délicieusement dans ma chair.

Ton désir jeune et délirant peut rompre mes muscles, courber mes os, me faire râler d’angoisse, je suis ta chose, Sylvius, ne laisse rien de moi, puisque ma volonté s’en est allée à la dérive, dans l’eau attirante de tes yeux.

Et cette nuit, passive et nue, n’étais-je pas une reine sous la couronne vivante de tes doigts refermés.

IV


Pendant cette minute inoubliable où nous nous sommes aimés plus loin que la terre, plus haut que le ciel, dans un monde resplendissant j’ai connu toutes les amours.

Un feu surnaturel les a fondues dans mon cœur, comme en un creuset dévorant.

J’ai été la mère, la sœur, l’amante ; j’ai été ta chair, ton sang, ta pensée, ton âme emportée vers l’au delà, vaste et illuminé.

Ton front s’appuyait au mien ; qu’est-il venu de ta vie vers ma vie dans cet éclair de radieuse pureté ?

Dis-moi Sylvius, quel dieu puissant nous a prêté alors un moment de sa divinité.


V


Que mon âme murmure autour de ton âme comme une abeille autour d’un calice parfumé.

Que mon amour coule dans ton cœur, comme à travers les menthes bleues, la source innocente qui vit au soleil.

Que ma pensée soit une colombe blanche posée sur ta pensée.

Et que ta vie se referme sur ma vie, comme le cristal sur la goutte d’eau prisonnière qu’il garde depuis des milliers d’années.


VI


Tu ne me diras pas : Non.

Souviens-toi que j’ai baisé tes lèvres, afin qu’il ne leur échappe que des paroles de douceur.

Tu ne laisseras pas monter la colère dans tes yeux.

Souviens-toi que j’ai baisé tes paupières, pour que ton regard soit une caresse sur le mien.

Tu ne lèveras pas le doigt qui me menace.

Souviens-toi que j’ai baisé tes mains, afin qu’elles ne retiennent que des gestes de tendresse.

Tu ne t’éloigneras pas de moi.

Souviens-toi que j’ai baisé tes pieds, pour qu’ils reviennent fidèles vers ma maison.

Tu fermeras ton cœur à l’amour d’autres femmes.

Souviens-toi que j’ai baisé ton cœur à travers ta poitrine, afin qu’il soit à moi par delà le tombeau.


VII


Je ne te dirai plus combien je t’aime, Sylvius, je ne sais plus.

Je poserai ma joue sur l’écorce du chêne, l’arbre de force et de fierté, je lui dirai : Que ta feuille s’envole pour lui porter l’orgueil die mon amour.

J’irai vers le bouleau délicat qui palpite, l’arbre rêveur comme un rayon de lune, je lui dirai : Que ta feuille s'envole jusqu’à celui qui a tout mon amour, pour lui en dire la douceur.

J’irai vers l’alizier qui se dore en automne, l’arbre aux fruits précieux plus beaux que des bijoux, je lui dirai : Que ta feuille s’envole, par elle il connaîtra l’ardeur de mon amour. Tu feras un bouquet des frêles messagères et tu les laisseras se flétrir sur ton cœur.

Qu’y a-t-il au fond des landes tristes à la fin du jour ?

Le dernier rayon du couchant, droit comme un couteau d’or.

Qu’y a-t-il sur les branches des chênes, quand l’ombre verse sa cendre fine sur les marais ?

Des poules noires qui vont dormir.

Qu’y a-t-il vers les cabanes aux toits ondulés, dans le silence gris des brumes ?

Des bergers hauts sur leurs échasses, de longs troupeaux qu’on n’entend pas.

Et dans mon cœur, si lourd de ton absence, qu’y a-t-il ?

Toi, mon grand amour, toujours toi.

(Le Livre pour Toi.)


LA JOCONDE



Femme, il est un serpent blotti dans ton sourire,
Un philtre meurtrier glissé dans tes doux yeux,
Et ta bouche troublante en aurait trop à dire
Si tu n’étais fantôme, au cœur silencieux.

Dans l’immobilité, tu vis, plus que la Vie,
Il plane un charme intense autour de ton front pur.
Ô sphinx hallucinant qui pense et qui défie,
Fleur au parfum mortel éclose sous l’azur.

Ta robe au ton nocturne et ta main compassée
Sous un calme perfide ont aussi leur pensée
Et ta beauté recèle un insolent mépris.

En vain je t’interroge, ô ma sœur inconnue,
Car le maître a placé son rêve dans la nue
Et nul ne pourrait dire à quel dieu tu souris.
 

(Palette de sonnets.)


LA PAILLE



Quand le soleil d’été se découvre, émergeant
Du soyeux reposoir que font les brumes floches,
Quand l’angélus chanteur va réveiller les cloches,
Les blés décolorés sont en paille d’argent.
 
Avec douze chevaux, midi, criant la faim.
Galope dans les champs que sa face irradie,
Au feu jaune volant de sa torche brandie,
Les blés chauds, rallumés, sont en paille d’or fin.
 
Quand la pourpre grandit, dans le jour décroissant,
Que le soir pâmé tremble, et que les vapeurs bougent,
On voit, dans le couchant, frémir leurs ondes rouges ;
Les blés incendiés sont en paille de sang.
 
Et par les claires nuits que la lune consacre,
Avec leur flux glacé sous son œil souriant,
Leurs épis qu’elle change en perles d’Orient,
Les blés décolorés sont en paille de nacre.
 

(Celui qui s’en va.)