Les Muses françaises/Madame Alphonse Daudet

Les Muses françaises : anthologie des femmes-poètesLouis-MichaudII (XXe Siècle) (p. 54-58).




MADAME ALPHONSE DAUDET




Mme Alphonse Daudet, née Julia Allard, naquit à Paris, en 1847. Elle avait dix-huit ans à peine, lorsqu’elle fit insérer dans l’Art, sous le pseudonyme de Marguerite Tournay, ses premiers essais poétiques. « Plus tard, — écrit-elle dans la préface de son recueil de début, — je continuais à des dates éloignées, et je griffonnai des vers comme un peintre des croquis, au bas d’un registre de comptes, au revers d’un devoir de mes enfants, ou de pages lignées d’une fine et serrée écriture qui s’est faite glorieuse. » — N’est-ce pas dire combien peu d’importance Mme Alphonse Daudet attache à ses poésies ! Avec une modestie parfaite, elle ne veut y voir qu’une « élévation courte et subite d’une pensée féminine vers ce qui n’est pas la tâche journalière ou l’obligation mondaine : écart, intervalle, minutes de grâce d’une vie pleine, fleurs du champ défriché, assez semblables à ces plantes menues qui, la moisson faite, pointent entre les javelles, à peine assez hautes pour les dépasser. » Pour elle, faire des vers ne constitue pas une occupation ; aucune passion, aucune force intérieure ne l’oblige à écrire des vers : la poésie est une distraction, un agréable passe-temps. Aussi ne faut-il point demander sa muse de longs poèmes traitant quelque grave et profond sujet, pas même de ces sonnets remis pendant des mois sur le métier. Aucune trace d’effort dans ses vers, pas le moindre vestige d’un laborieux travail. Les jolies pièces de Mme Alphonse Daudet sont d’un art facile, distingué et charmant. D’une main légère, elle esquisse — fraîches aquarelles sur batiste de soie ! — des petits paysages de France ; elle dit avec grâce et simplicité, la douce joie ou la tendre tristesse Et tout cela ignore le compliqué moderne et la complexité sentimentale si à la mode depuis quelque temps. Dans un vers clair, Mme Daudet coule sa claire pensée : eau limpide dans un cristal transparent.

Mme Alphonse Daudet fut la collaboratrice dévouée de son mari. Comme l’a écrit J.-M. de Heredia : « elle a sa part, volontairement discrète, dans la gloire du célèbre romancier. »


BIBLIOGRAPHIE. — POÉSIE : Poésies, A. Lemerre, Paris, 1895, in-12. — Reflets sur le sable et sur l’eau, A. Lemerre, Paris, 1903, in-12. — Au bord des Terrasses, A. Lemerre, Paris, 1907, in-12.

Prose : Impressions de nature et d’art, Paris, 1879. — L’Enfance d’une Parisienne, Paris, 1883. — Fragment d’un livre inédit, Paris, 1884. — Enfants et Mère, Paris, 1889. — Notes sur Londres, Paris, 1897. — Journées de Femme ; Alinéas, Paris 1898. — Miroirs et Mirages.

COLLABORATION. — Journal Officiel (critique littéraire signée Karl Steen). — Revue de Paris. — Revue Hebdomadaire. — Revue des Deux-Mondes. — Revue Bleue (1908). — Gaulois. — Figaro.

CONSULTER. — Jules Lemaitre, Les Contemporains, t. Ier. — Henry Céard, Introduction aux œuvres complètes d’A. Daudet, Paris, 1899, in-8o. — Journal des Goncourt. — Les Préfaces d’Alphonse Daudet à ses romans.

À CASSANDRE, DAME DE PRÉ


Dans les mêmes vallons où j’ai tant promené
Et redit mes douleurs à la belle lumière.
Cassandre, au temps lointain, par votre nom orné.
L’amour vous fut constant, la gloire coutumière ;

Le ciel avait ces bleus, le bois ces verts profonds.
La Loire en une souple et fuyante magie
Mêlait ses roseaux clairs au sable de ses fonds.
Tantôt fougueuse et vive, et tantôt assagie.

Vous, comme elle, suiviez le caprice exaltant,
Et Ronsard, à qui fut chère votre beauté,
Nous fit juges du mal qu’il souffrit en aimant
Votre fière douceur, votre humble cruauté.
 
Je le vois en l’allée, où les roses fleurissent.
Cherchant la rime double au vol des scarabées
Dont les ailes souvent se ferment et se glissent.
Au cœur tendre et vermeil de ces roses tombées ;

Je l’entends assembler et vous dire ses »’ers
Ramassés ce matin dans le filet d’une ode.
Célébrer en vos yeux le splendide univers
En dépit du soupçon et de la mort qui rôde.

Et vous vous promenez sur la terrasse en fleurs.
Légère, vous poursuit l’ombre de la tourelle,
Votre marche a bien l’unisson de vos deux cœurs.
Ronsard était poète et Cassandre était belle.

Ainsi, pensant à vous, je vous revois errer,
Et mon deuil n’assombrit pas votre souvenance ;
Où vous fûtes joyeuse, une autre peut pleurer,
Sous notre ciel changeant et doux de vieille France.

(Reflets sur le sable et sur l’eau.)

EN BRETAGNE


Elle ne s’étend pas comme un manteau qui tombe.
En Bretagne, la nuit ne vient pas du ciel clair.
Elle monte du sol où se condense l’air.
Des champs emprisonnés, de la grève et la combe.


Des rivières suivant le reflux de la mer,
Laissant fuir en son cours les rubans de leur onde,
Et mêlant leur douceur avec le sel amer,
Et leur flot paresseux à la vague profonde.

De l’ossuaire ancien, près du cloître béant ;
Des calvaires dressés en branches étagées :
En haut Notre-Seigneur, Sainte-Marie et Jean,
Puis Madeleine et Pierre, et plus bas des rangées

D’apôtres, de soldats, toute la Passion
Émue et figurée en petites images.
Où ne manquent l’étable ou l’Annonciation,
Ni les bergers, montrant le chemin aux rois Mages,

Ni Judas qui trahit d’un baiser le Sauveur.
Chacun portant l’emblème ou sculptant le symbole,
Véronique et le voile, et l’Ange avec sa fleur,
Le bon Samaritain selon la parabole.

La nuit vient du granit qui fait les chemins bleus,
Des tombes dont le deuil est visible à leurs pierres ;
Elle vient du passé chrétien ou fabuleux
Émergeant de la lande et des hautes bruyères.

(Reflets sur le sable et sur l’eau.)

MA MÉMOIRE


Ma mémoire est ouverte aux parfums anciens.
Comme une fleur pensive et qui tous les recueille.
Dans le calice et la corolle, et les fait siens.
Sur les moindres replis de sa minime feuille.

Ma mémoire est sensible aux lointaines chansons.
Comme un gosier d’oiseau vibrant sous le plumage.
Qui boit dans l’air vivant la pureté des sons,
Et les accorde, en les mêlant, et les dégage ;

Elle est aussi la coupe arrondie aux parois,
Où tombe l’eau du ciel, emplissant son argile.
Et qui déborde en pleurs sur des jardins étroits,
Plus prodigue, d’autant plus qu’elle est plus fragile


Elle est encor miroir conservant ses reflets,
Tel un fruit endormi dans l’ombre et le mystère,
Dont la fraîcheur jamais ne se mêle à la terre.
Garde des vols d’oiseaux sur des ciels incomplets.

(Reflets sur le sable et sur l’eau.)

FIN DE BAL


C’est fait du bal ; parmi la pourpre du rideau
Un rayon blanc se glisse en claire transparence,
Rafraîchissant à voir, ainsi qu’un filet d’eau,
Dans l’éblouissement du lustre et de la danse.

Tout pâlit ; la lueur des flambeaux allumés,
Comme en des lacs unis dont la froideur s’irise,
Vers les miroirs profonds tombe et se vaporise
Sur des gouffres d’azur aussitôt refermés.

Les toilettes de bal, légères, lumineuses,
Dans ce regard du jour aérien, charmeur,
Prennent un reflet vague et des teintes peureuses
De nacre qui s’éteint et de perle qui meurt.

La musique paraît plus flottante et lointaine.
Quelle main désunit la chaîne des chansons,
Mit tant d’espace au bord de l’aurore incertaine
Et donna tant de vie à ses premiers frissons ?

C’est un dispersement hâtif de toutes choses ;
Par la fête de nuit le plaisir attardé
Songe au départ enfin et frappe aux vitres closes.
Honteux et détournant son visage fardé :

« Ouvrez ! » Du fond des cieux les dernières étoiles
Vers les diamants fins tournent leurs yeux surpris.
Et les femmes, sous l’or défaillant des lambris.
L’aube se découvrant, s’enveloppent de voiles.

(Poésies.)

SOMMEIL


J’offre au Sommeil qui vient ma fatigue et mon rêve
Et mes actives mains qui se reposeront ;
Dans le dernier rayon de ce jour qui s’achève,
Les regards de mes yeux, les pensers de mon front ;


Mes cheveux détendus en coiffure sévère
D’éventail qui se ferme ou de vague au repos ;
Mon souffle où les chansons eurent la voix légère
Et qu’émut le refrain des fragiles pipeaux ;

Le chapelet où tient ma tranquille prière,
Dans le suc hyalin de ses grains transparents ;
L’aiguille et les ciseaux de tâche coutumière
Et la plume et le dé, précieux et différents.

J’offre encor mon sommeil que hante l’autre vie,
À ceux aimés qui s’endormirent avant moi
Pour ne plus retrouver la lumière ravie,
Et dont le souvenir est fait de mon émoi,

Afin, s’il se pouvait, les revoir dans un songe,
Bien plus beaux qu’ils n’étaient en leurs jours révolus,
Ou que Dieu me rejoigne à ceux qui ne sont plus.
S’il veut que mon sommeil confiant se prolonge !

(Au bord des Terrasses.)