Les Muses françaises/Lucie Delarue-Mardrus

Les Muses françaises : anthologie des femmes-poètesLouis-MichaudII (XXe Siècle) (p. 74-87).



LUCIE DELARUE-MARDRUS




Mme Lucie Delarue-Mardrus est née à Honfleur, le 3 novembre 1880. Son père, M. Georges Delarue, avocat à la Cour d’Appel de Paris, appartient à une vieille famille normande ; sa mère est Parisienne. — En 1900, elle épousa le docteur J.-C. Mardrus, le traducteur bien connu des Mille et une Nuits.

L’œuvre poétique de Mme Delarue-Mardrus compte parmi les plus considérables qu’aient écrites les poétesses contemporaines. — Cette œuvre a inspiré de nombreux articles. Selon la méthode que j’ai adoptée pour cet ouvrage, j’en veux donner ici quelques extraits.

Tout d’abord M. Charles Maurras.

M. Maurras se montre un peu scandalisé des hardiesses de Mme Delarue-Mardrus. Après avoir reproduit les vers suivants :

Je suis la hanteuse des mers fatales
Où s’échevèlent les couchers sanglants…
Ma solitude orageuse s’y mêle
Au désert du sable vierge de pas
Et où, sans craindre d’oreille, je hèle,
Je ne sais quel être qui ne vient pas.

Oh ! la mer ! la mer ! Toi qui es mon âme,
Sois bonne à cette triste au manteau noir,
Et de toute ta voix qui s’enflamme et clame,
Hurle ta berceuse à son désespoir.

Après avoir reproduit ces vers, dis-je, M. Maurras ajoute sur un ton que ne désavouerait pas le plus pur romantique :

« Ellipse claire, ellipse obscure ; hiatus doux et hiatus dur ; fines condescendances, or des vulgarités : les tons fondus et les tons tranchés, ou voyants, se heurtent dans le même vers. La beauté de l’un est faite d’une allusion presque inextricable, la beauté de l’autre, d’une vieille paire d’images très brusquement désaccordées, la laideur d’un troisième, d’une image trop neuve, ou d’un couple contradictoire forgé sur une enclume sourde qui ne connaît point la pitié. Tous ces éléments dont l’auteur qualifierait la rencontre de « spontanée » semblent, au contraire, assemblés par le plus volontaire des jeux, par le plus agressif des défis, dans le plus fantasque des rêves : caprices d’une petite fille, au surplus fort originale, plus désireuse encore de le paraître. » — Et M. Maurras de faire dire à Mme Delarue-Mardrus : « Moi, je parle bizarre, comme d’autres parlent français. » Il y a du vrai dans cette boutade. Vraie aussi en partie la comparaison avec Pétrus Borel. De fait, il semble bien que l’auteur d’Occident s’amuse à « épater le bourgeois », amusement romantique s’il en fut ! De romantisme, d’ailleurs, Mme Delarue-Mardrus n’en est point exempte, mais c’est une romantique qui a lu Maeterlinck, Verlaine, Mallarmé, Laforgue… et aussi Richepin… et même Bruant. Mais la lecture qui lui a encore le plus profité — sans doute parce qu’elle portait en elle le goût de l’étrange et une terrible inquiétude — est celle de Baudelaire. L’influence de Verlaine, de Maeterlinck et des autres, elle s’en est petit à petit presque complètement affranchie ; l’influence de Baudelaire, il me semble qu’elle la subit chaque jour davantage, au contraire. C’est que le trouble de son âme devant l’inconnu de sa destinée augmente, c’est que tout le passé qui vit en elle la tourmente, c’est qu’elle a peine à détacher les yeux de l’angoissant Avenir : l’idée de l’au delà l’obsède, la mort est partout présente à ses côtés… Tout cela lui fait un fond d’obscure crainte, d’inquiétude vague et douloureuse d’où naissent sans recherche des accents baudelairiens. Et cependant, il n’y a rien de morbide dans la nature non plus que dans le talent de Mme Delarue-Mardrus : elle déborde de vie, elle a cette frénésie de vivre qu’ont toutes les femmes, plus lâches que nous devant la mort parce que la vieillesse vient pour elles plus vite que pour nous. La vie, vivre, voilà bien, je crois, ce qui domine chez l’auteur d’Horizons. Et, n’est-ce pas précisément sa passion pour tout ce qui est la Vie qui met en elle la hantise de la mort ? ! Mais, par un curieux retour de sentiment, cette mort qu’elle redoute, elle finit par l’aimer à cause même de la frayeur qu’elle en a, à cause que ce sûr néant qui l’attend au bout du clair chemin qu’elle parcourt, radieuse, enivrée, lui fait mieux goûter, par opposition, la splendeur du jour, la douceur de l’air, la saveur des fruits, la griserie du baiser : la joie de vivre ! Sachez, dit-elle,

Que c’est la mort qui fait la beauté de la vie.

Et, dans son frénétique amour de la vie, elle s’écrie :

Ah ! se rouler dans la douleur et le plaisir
Et dans tout, et dans tout ! avant de ne plus être,
Ou bien avant de tout recommencer, peut-être ?…

Elle n’a pas d’autre morale ! Lorsqu’on aime à ce point la vie, on ne saurait en avoir une autre. Sans doute est-ce pour cela que les femmes, créatures d’instinct qui, dès qu’elles sont livrées à elles-mêmes, montrent une ardeur aux plaisirs que bien peu de nous sauraient atteindre, sont d’une si parfaite amoralité !…

Parce qu’elle aime la vie, Mme Delarue-Mardrus aime aussi la nature, et elle la chante en réaliste. Tout cela, au surplus, me paraît très rationnel. Qui dit réalisme dit réalité : la réalité c’est le vrai, le vrai c’est la nature et la nature, c’est la vie ! Il y a là un enchaînement logique, tout comme il me semble logique de voir dans le talent et les goûts de Mme Delarue-Madrus un ensemble de facultés naturelles à la race normande dont elle est issue. Nous autres Bretons, nés pauvres sur un sol maigre, sous des cieux tristes, nous sommes depuis toujours habitués au sacrifice ; notre bonheur, nous le cherchons volontiers ailleurs que sur terre ; nous sommes des rêveurs, des idéalistes. Mais les enfants de la riche Normandie, quelles raisons auraient-ils de placer le bonheur hors de cette terre pour eux si prodigue !…

Le réalisme de Mme Delarue-Mardrus a, du reste, son bon et son mauvais côté. Le bon côté, M. Paul Flat le signale heureusement lorsqu’il écrit : « Sa poésie vaut avant tout par le détail minutieusement observé, puis par le groupement de ces détails. » — Oui, Mme Delarue-Mardrus possède à un très haut degré le don, moins commun qu’on ne l’imaginerait, de dire exactement, avec une netteté et une précision remarquables, ce qu’elle ressent, ce qu’elle voit, ce qu’elle pense — en un mot ce qu’elle veut dire. Mais de là aussi, probablement, un prosaïsme regrettable, un manque d’harmonie souvent fâcheux : cela pour le mauvais côté. — M. Catulle Mendès, qui a beaucoup de sympathie pour le fort talent de l’auteur de la Figure de proue, ne lui ménage cependant pas les critiques à ce sujet.

« Pas un esprit — dit-il — que Mme Lucie Delarue-Mardrus laisse indifférent. Autour d’elle, vers elle, nulle tiédeur. Elle enthousiasme, ou elle exaspère. C’est qu’elle porte une âme personnelle, soudaine, imprévue, vraiment neuve ; et que son fier talent abonde en téméraires défis, en présomptueuses menaces. Elle ignore les accommodements, ne consent qu’à soi-même ; par l’attitude de sa personne, comme par la carrure de sa pensée et de son vers, elle se campe en face de son propre idéal, — je veux dire de sa Volupté, — sans tenir compte des gens et des choses, vains obstacles, ombres vite traversées… Et, certainement, Mme Mardrus n’aurait à redouter aucune rivale parmi les poétesses nouvelles, si, par une déplorable paresse, ou peut-être pour le plaisir des dédaigneuses négligences, elle ne se laissait aller si souvent — beaucoup trop souvent — à des rythmes durs, heurtés, que rien n’exige ni n’explique, à des syntaxes douteuses, où se plaisaient les mauvais plaisants du faux romantisme… »

Pour ma part, je l’avoue, Mme Delarue-Mardrus ne m’exaspère ni ne m’enthousiasme. Mais je reconnais avec empressement toutes ses qualités, ce qui ne m’empêche pas de voir ses défauts. Il y a des instants où ce que M. Mendès veut bien appeler de « téméraires défis, de présomptueuses menaces » me gâte véritablement le plaisir que j’aurais pu prendre entièrement à la lecture de tel ou tel poème bien près d’être parfait sans d’inutiles brutalités — (Mme Delarue-Mardrus confond évidemment la brutalité avec la force !) — sans des trivialités choquantes. Mais, cela est visible, la poétesse de Ferveur se plaît à être brutale, la brutalité est un des moyens de son originalité…

En résumé, l’œuvre de Mme Delarue-Mardrus est considérable, elle place son auteur au premier rang des grandes poétesses contemporaines. — Mme Mardrus n’a pas le fougueux et prolixe génie d’Hélène Picard, ni le génie charmant et compliqué de la comtesse de Noailles, ni le génie robuste et sain de Marie Dauguet, — elle n’a pas leur inspiration ample, leur envolée lyrique ! — mais elle est plus ingénieuse, mais elle est plus artiste…. mais elle a plus de talent !

BIBLIOGRAPHIE. — Poésie : Occident, éditions de la Revue Blanche. Paris, 1900, in-8o. — Ferveur, éditions de la Revue Blanche, Paris, 1902, in-16. — Horizons, Fasquelle, Paris. 1904, in-18. — La Figure de Proue, Fasquelle, Paris, 1908, in-18. — Théâtre. Sapho désespérée, tragédie antique, théâtre d’Orange, 1906. — La Prétresse de Tanit, poème dramatique, théâtre antique de Carthage, 1907. — Prose : Marie fille-mère, roman, Paris, 1908.

COLLABORATION. — Gil Blas (1903-1906), — Matin (1906), — Gaulois (1907), — Le Journal (1907-1908), — La Vie Heureuse, — Revue Blanche. — Mercure de France. — La Plume. — Revue de Paris. — Revue des Deux Mondes. — La Revue. — Le Censeur. — Revue Hebdomadaire. — L’Ermitage. — Antée.

CONSULTER. — G. Casella et Ernest Gaubert, La Nouvelle littérature, E. Sansot et Cie, Paris, 1906, in-18. — J. Ernest-Charles, Les Samedis littéraires (5e série), E. Sansot, Paris, 1905, in-18. — Robert de Montesquiou, Professionnelles beautés, Juven, Paris, 1905, in-18. — C. Poinsot, Anthologie des poètes normands contemporains, Floury, Paris, 1903, in-18. — Ch.-Th. Féret, Poétesses normandes, du Bridet au Pégase, Rey, Paris, 1908, in-8. — Madame et Monsieur, août 1906. — H. Bidou, Vie Heureuse septembre 1905, juillet 1906. — G. Casella, Revue Illustrée, 5 janvier 1906. — Charles Maurras, L’Avenir de l’intelligence, Fontemoing, Paris, 1905, in-8o. — Léon Parsons, Globe-Trotter, 12 octobre 1905. — Fémina, 1er  octobre 1905. — Catulle Mendès, Le Journal, 1908. — Paul Flat, Nos femmes de lettres, Perrin, Paris, 1908, in-18.


AU MATIN


Parmi la pureté du matin triomphant,
Je vois le souvenir encor si frais dans l’âme
Du temps où je n’étais qu’un embryon de femme,
Qu’il me semble donner la main à quelque enfant.
 
L’herbe est froide à mes pieds comme de l’eau qui coule,
La mer au bout des prés vient chanter son bruit clair
Et la falaise aussi déferle dans la mer
De tout le terrain jaune et mou qui s’en éboule.
 
Les troupeaux comme au long d’un poème latin
Paissent avec des ronds de soleil sur leurs croupes,
Et les oiseaux de mer ont abattu des groupes
Que chaque vague berce à son rythme incertain.
 
Et la prée et les eaux également étales
Sourient si bien à mes matineux errements
Que je voudrais pouvoir entre mes bras normands
Prendre en pleurant ma mer et ma terre natales,

Tout ce coin de nature en qui j’épancherais,
Comme en l’asile offert de quelque sein de femme,
Câlinement, les yeux fermés, toute mon âme
Si lourde de tristesse et de mauvais secrets.

(Occident.)
L’ÉTREINTE MARINE


Une voix sous-marine enfle l’inflexion
De ta bouche et la mer est glauque tout entière
De rouler ta chair pâle en son remous profond.

Et la queue enroulée à la stature altière
Fait rouer sa splendeur au ciel plein de couchant,
Et, parmi les varechs où tu fais ta litière,

Moi qui passe le long des eaux, j’ouïs ton chant
Toujours, et, sans te voir jamais, je te suppose
Dans ton hybride grâce et ton geste alléchant.
 
Je sais l’eau qui ruisselle à ta nudité rose.
Visqueuse et te salant journellement ta chair
Où une flore étrange et vivante est éclose ;

Tes dix doigts dont chacun pèse du chaton clair
Que vint y incruster l’algue ou le coquillage
Et ta tête coiffée au hasard de la mer ;

La blanche bave dont bouillonne ton sillage.
L’astérie à ton front et tes flancs gras d’oursins
Et la perle qui prit ton oreille au passage ;

Et comment est plaquée en rond entre tes seins
La méduse ou le poulpe aux grêles tentacules,
Et tes colliers d’écume humides et succincts.

Jumelle de mon âme austère et sans plaisir,
Sirène de ma mer natale et quotidienne,
Ô sirène de mon perpétuel désir !

Ô chevelure ! ô hanche enflée avec la mienne,
Seins arrondis avec mes seins au va-et-vient
De la mer, ô fards clairs, ô toi, chair neustrienne !

Quand pourrai-je sentir ton cœur contre le mien
Battre sous ta poitrine humide de marée
Et fermer mon manteau lourd sur ton corps païen.

Pour t’avoir nue ainsi qu’une anguille effarée
À moi, dans le frisson mouillé des goémons,
Et posséder enfin ta bouche désirée ?

Ou quel soir, descendue en silence des monts
Et des forêts vers toi, dans tes bras maritimes
Viendras-tu m’emporter pour, d’avals en amonts,

Balancer notre étreinte au remous des abîmes ?…

(Occident.)


LA FIGURE DE PROUE


La figure de proue allongée à l’étrave,
Vers les quatre infinis, le visage en avant
S’élance, et, magnifique, enorgueilli de vent,
Le bateau tout entier la suit comme un esclave.

Ses yeux ont la couleur du large doux-amer,
Mille relents salins ont gonflé ses narines,
Sa poitrine a humé mille brises marines,
Et sa bouche entr’ouverte a bu toute la mer.
 
Lors de son premier choc contre la vague ronde
Quand, neuve, elle quitta le premier de ses ports
Elle mit, pour voler, toutes voiles dehors.
Et ses jeunes marins criaient : « Au nord du monde ! »

Ce jour la mariait, vierge, avec l’Inconnu,
Le hasard, désormais, la guette à chaque rive,
Car, sur la proue aiguë où son destin la rive,
Qui sait quels océans laveront son front nu ?

Elle naviguera dans l’oubli des tempêtes
Sur l’argent des minuits et sur l’or des midis.
Et ses yeux pleureront les haures arrondis.
Quand les lames l’attaqueront comme des bêtes.

Elle saura tous les aspects, tous les climats,
La chaleur et le froid, l’équateur et les pôles ;
Elle rapportera sur ses frêles épaules
Le monde, et tous les ciels aux pointes de ses mâts.

Et toujours, face au large où neigent des mouettes,
Dans la sécurité comme dans le péril ;
Seule, elle mènera son vaisseau vers l’exil
Où s’en vont à jamais les désirs des poètes ;
 
Seule, elle affrontera les assauts furibonds
De l’ennemie énigmatique et ses grands calmes ;
Seule, à son front, elle ceindra, telles des palmes,
Les souvenirs de tant de sommeils et de bonds.

Et quand, ayant blessé les flots de son sillage,
Le chef coiffé de goémons, sauvagement,
Elle s’en reviendra comme vers un aimant
A son port, le col ceint des perles du voyage,

Parmi toutes les mers qui baignent les pays,
Le mirage profond de sa face effarée
Aura divinement repeuplé la marée
D’une ultime sirène aux regards inouïs.


…J’ai voulu le destin des figures de proue
Qui tôt quittent le port et qui reviennent tard.
Je suis jalouse du retour et du départ
Et des coraux mouillés dont leur gorge se noue.

J’affronterai les mornes gris, les brûlants bleus
De la mer figurée et de la mer réelle,
Puisque, du fond du risque, on s’en revient plus belle,
Rapportant un visage ardent et fabuleux.

Je serai celle-là, de son vaisseau suivie,
Qui lève haut un front des houles baptisé,
Et dont le cœur, jusqu’à la mort inapaisé,
Traverse bravement le voyage et la vie.

(La Figure de Proue.)


MÉDITATION SUR UN VISAGE


J’ai douloureusement médité devant vous
Et j’ai pleuré sur vous, vieille dame étrangère,
Qui ne pouviez savoir ma jeunesse légère
Occupée à fixer vos traits pâles et mous.

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Je m’étonnais si fort que vous fussiez rieuse,
Moi qui d’abord pensais que vous n’aviez plus rien
Ayant à tout jamais perdu l’unique bien
D’être tentante, d’être étrange et vaporeuse.

La vie est-elle donc moins dure qu’on ne croit,
Puisqu’elle soigne encor comme une bonne mère,
Qu’elle sait égayer cette vieillesse amère
Où tout semblait devoir n’être que morne et froid ?

Et pourtant avec quelle épouvante cachée
Je regardais, songeant à la blancheur des lis
De nos âges, la peau ravagée et tachée
De ce masque qui fut jeune femme, jadis !

— Moi qui veux vivre jusqu’au bout ; est-il possible
D’imaginer qu’ainsi je pourrai rire un jour
Lorsque je n’aurai plus ce trésor indicible :
L’audace, la beauté, l’entrain, l’orgueil, l’amour ?…

(La figure de Proue.)


LE POÈME DU LAIT NORMAND


Intarissable lait de velours blanc qui sors
Des vaches de chez nous aux mamelles gonflées.
Lait issu de nos ciels mouillés, de nos vallées,
De nos herbages verts et de nos pommiers tors,
 
Je pense en te buvant à ces bonnes nourrices,
Trésor très précieux entre les bestiaux,
Je revois les beaux jours tranquilles des génisses,
Les taches de rousseur sur le blanc de leur dos.
 
Je crois reconnaître en toi le goût des paysages
Traversés de soleils couchants et de matins,
Si bleus sous le duvet de prune des lointains
Et parfumés de fleurs, de fruits et de fourrages.
 
Louange à toi, beau lait généreux qui jaillis !
En vérité je bois avec toi mon royaume
Riche en clochers à jour et riche en toits de chaume.
Louange ! car je bois avec toi mon pays,

Mon cher pays, le seul où mon cœur se retrouve
Chez lui, sans plus songer à revendiquer rien,
Mon cher pays, le seul où je me sente bien
Comme un petit contre sa mère qui le couve.

Louange à toi, beau lait, ô mon lait maternel !
Donne-moi la vigueur qui menait mes aînées.
Puisses-tu me nourrir encor bien des années
Avant l’ennui profond du repos éternel.

(La figure de Proue.)


COLLOQUE


La mort m’a dit : « Poète, il est temps ! si tu veux,
« Doucement je mettrai mes doigts sur tes paupières,
« Et tu t’endormiras dans la pleine lumière,
« Avant d’avoir perdu le souvenir des dieux.

« Ainsi, devançant l’heure où les êtres se couchent,
« J’offre à ta jeune vie un émouvant destin ;
« Car je vais, d’un ciseau funèbre et clandestin,
« En pleine passion sculpter ta belle bouche.

« Je suis douce. Mon lit est mol, ample, profond ;
« Dans mon parterre en fleurs un beau soleil se joue.
« La place est déjà creuse où tes cendres seront,
« Je sens déjà fleurir mes roses dans tes joues. »

— Mais moi j’ai dit : « Je veux rester encore un peu
« À l’étroit de mon corps païen, près de mon âtre.
« Car j’aime le luth courbe et l’amphore d’albâtre
« De ma forme, et mon front natté de petit dieu.

« Car j’aime mon esprit ivre de solitude,
« Tout le mal qui m’est fait, tout le mal que je fais,
« La joie et la douleur, le plaisir et l’étude,
« Et le Pour, et le Contre, et la Cause et l’Effet.
 
« J’aime… J’aime !… Je veux m’unir aux paysages,
« Je veux la nuit, je veux le vent, je veux la mer,
« Et baiser tour à tour sur leurs quatre visages
« Les exactes saisons au regard sombre ou clair.

« J’aime… J’aime !… Je veux la musique des lignes,
« L’océan des regards, tout le parfum, l’émoi
« Des soirs, et la douceur flexible autour de moi
« Des purs bras féminins pareils aux cous des cygnes.
 
« J’aime… J’aime !… Je veux à l’heure où meurt le jour,
« Sentir mon front brûler mes paumes insensées,
« Et, séraphiquement, nourrir dans ma pensée
« Pleine d’astres, l’effroi d’éternelles amours. »

— Elle m’a dit : « Il faut mourir avant la honte
« De vieillir dans ta chair et ta pensée. Il faut
« Tomber, chantant encor, comme Orphée et Sapho,
« Quand ton désir de tout t’accable et te surmonte.
 
« Je te délivrerai du doute de ton cœur.
« Tu seras dans la terre ainsi qu’une semence,
« Tu sauras tout ce qui finit et recommence,
« Tu connaîtras l’Après dont les vivants ont peur. »

— J’ai dit : « La fin hâtive est un destin qu’on vante,
« Mais je renonce à son prestige funéral.
« Car l’horreur de vieillir est encore vivante,
« Et je crains mon néant encor plus que mon mal.

« J’ai peur de ne plus rien connaître dans ta fosse !
« À quiconque est passé, qu’importe l’Avenir ?
« La vie a beau durer, ma sensation fausse
« Dit vrai : « Le monde meurt de mon dernier soupir.

« Si loin qu’on se souvienne et si longtemps qu’on pleure,
« Quels longs regrets vaudront jamais mon cœur battant ?
« La mort ! La mort ! Recule encor ma dernière heure,
« Laisse-moi vivre pour t’aimer. Je t’aime tant !

« Partout se dresse en moi ta suprême pensée.
« C’est toi qu’en toute chose étreint ma passion.
« L’amour même me montre, aux faces renversées
« Des femmes, ta tragique et pure expression.

« Sans toi rien ne me plaît, sans toi rien ne m’étonne :
« Rythmes, parfums, couleurs, paroles ou contours
« Te doivent le trésor de ne durer qu’un jour,
« C’est ton enchantement qui ravage l’automne.

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