Les Muses françaises/Émilie Arnal

Les Muses françaises : anthologie des femmes-poètesLouis-MichaudII (XXe Siècle) (p. 9-14).

LES


MUSES FRANÇAISES




ÉMILIE ARNAL




Mlle  Émilie Arnal est née à Millau, en Aveyron.

Elle n’a publié jusqu’à ce jour qu’un volume de poésies : Vers les Sommets. Ce seul livre suffit à affirmer son talent. Les beaux vers y abondent. L’émotion du poète éclate en strophes graves, un peu mélancoliques, en méditations empreintes de beauté pensive, de noblesse faite à la fois de stoïcisme sans orgueil et de calme résignation. Il semble que l’auteur ait une préférence marquée pour les poètes philosophiques et qu’elle voue un culte presque exclusif au génie de Vigny et de Sully-Prudhomme. N’est-ce pas à la mémoire de ce dernier que l’auteur de Vers les sommets dédie pieusement son recueil ? Les épigraphes et surtout le tour général de la pensée achèvent de nous convaincre. Ces influences expliquent peut-être cette sorte de dogmatisme qui donne çà et là un peu de sécheresse à l’émotion, et qui, parfois, souligne l’idée d’un rigorisme d’expression qui la dépare d’un inutile prosaïsme. Mais ce sont là remarques secondaires, d’importance minime. Beaucoup de poèmes, en effet, abondants, francs, d’une incontestable grâce, réduisent la portée d’une telle observation.

Des citations critiques que l’on pourrait donner du livre de Mlle  Arnal, retenons seulement celle-ci, de M.  Auguste Dorchain. Elle semble de tout point synthétique :

« On devine qu’elle n’est plus une adolescente, que sa jeunesse a déjà beaucoup pensé, beaucoup lutté, qu’elle a regardé la vie avec des yeux lucides et non à travers la vague illusion de celles qui ont eu tout le loisir de rêver en paix sans avoir jamais à confronter la réalité et le rêve. Dans cette confrontation, la vie lui est apparue d’autant plus digne d’être vécue qu’il y avait plus d’obstacles à vaincre pour la vivre dignement. Aussi point de rêverie imprécise : une claire aspiration vers un très noble idéal fait d’amour s’il se peut, fait de renoncement s’il le faut ; une espérance inquiète, mais fervente ; une volonté généreuse ; une tendresse délicate enfin, et sans égoïsme, à laquelle il serait plus doux encore de donner que de recevoir. »

La vie a peut-être en effet passé sur l’âme de Mlle  Émilie Arnal avec l’âpreté douloureuse de ses réalités, mais du moins elle y a éveillé la sonorité grave, la majesté hautaine et parfois attendrie de beaux vers.

Mlle  Émilie Arnal appartient incontestablement au groupe parnassien. Elle emploie les rythmes traditionnels et ne semble pas curieuse d’en imaginer de nouveaux.

BIBLIOGRAPHIE. — Vers les sommets, E. Sansot et Cie, Paris, 1908, in-18.

CONSULTER. — A. Dorchain, Les Annales, 28 mai 1908. — E.-Henri Bloch, Cinq langues, 20 mai 1908. — P.-B., Journal des Débats, 7 juillet 1908. — Charles de Pomairols, Journal de l'Aveyron, 3 mai 1908. — Jules Bertaut, La Chronique des lettres françaises, 20 mai 1908.

LORSQUE VIENDRA LE SOIR



Que de fois le bonheur, sans détourner la tête,
Sans me voir, sans m’entendre, est passé près de moi,
Je n’ai pas dit le mot par lequel on arrête
L’inconnu dont le pas fait naître tant d’émoi.

Je n’ai pas su crier : « Venez ! Mon âme est pleine
De parfums répandus pour recevoir les dieux !
Venez ! Le réséda, la rose, la verveine
Ont laissé sur mes doigts leurs sucs délicieux ! »

Je n’ai pas su vous tendre au bord de la fontaine
La cruche dont le soir avait bleui le grès ;
Ma fierté me gardait, toute grave et lointaine,
Dans l’ombre que posaient sur moi les longs cyprès.

Et je n’ai pas tissé la guirlande légère
Des fleurs de volupté dont l’arôme est si doux
Que, pour les respirer, retournant en arrière,
Vous m’en auriez laissée enchaîner vos genoux.

Car je voulais vous conquérir sans artifice.
Je vous gardais mon front, mes lèvres et mes yeux ;
Comme un lis pur ouvrant au soleil son calice
Je vous offrais mon cœur, fier et mystérieux.

Je voulais qu’en mes mains toutes chaudes et pleines
De caresses, de dons, se posât votre main,
Car mon amour avait, pour apaiser vos peines,
Plus de fraîcheur que l’eau des sources du chemin.


J’étais là ce matin à l’heure radieuse
Où se lève l’aurore ardente sur la mer,
Et le couchant, avec son ciel de scabieuse,
Secouera sur mon front les vents au souffle amer.

Alors je connaîtrai, l’âme tremblante et lasse,
L’angoisse d’être seule et triste, et de m’asseoir
Sur le bord de la route et de suivre la trace
De mon rêve, fuyant sur les ailes du soir.

Je resterai, les bras fermés, les lèvres closes ;
Je saurai la cruelle et poignante douceur
De voir, sans les cueillir, mourir toutes les roses,
Et de pleurer sur moi, sur moi qui fus leur sœur.
 
Je laisserai tomber le voile noir de l’ombre
Sur mes mains, sur ma joue et sur mes cheveux lourds ;
Ma robe blanche aura des reflets d’un bleu sombre
Pour le deuil de mon cœur qui n’attend rien des jours.

J’écouterai la nuit m’apprendre le silence,
Le stoïque dédain des caprices du sort ;
Je m’envelopperai de calme indifférence
Pour regarder venir la vieillesse et la mort.

Puis je me lèverai dans le matin tranquille ;
Personne ne lira la douleur dans mes yeux
Lorsque je reprendrai le chemin de la ville,
Emportant le secret des choses et des cieux.

J’irai vers les cités tristes où le mensonge
Obscurcit le visage auguste du devoir ;
Les mains pleines des fleurs de l’amour et du songe,
Au seuil gris des maisons je sèmerai l’espoir.

Un peu d’espoir, un peu de joie ou de tendresse
Pour les cœurs douloureux que la vie a meurtris !
Je leur dirai : « Je suis votre sœur de détresse ;
J’ai pleuré comme vous avant d’avoir compris.

« Mais à présent j’ai lu dans mon âme, et pour elle
J’accepte de souffrir, seule en l’obscurité ;
Je tourne mon regard vers l’aurore éternelle ;
J’aime, et mon cœur est lourd de sa félicité.


« J’aime la solitude aux lumineux silences,
Et l’espace infini des grands horizons clairs ;
J’aime la vie avec ses hautes espérances,
Et le rythme puissant de ses profondes mers.

« J’aime la rêverie aux beaux yeux de caresse,
Et j’aime à voir, tandis que ma douleur s’endort,
Dans les plaines du ciel où se perd ma détresse
Les étoiles briller comme des lames d’or.

« J’aime la paix qui vient, émouvante et divine,
Se poser sur mon cœur, las des travaux du jour,
Et l’âpre sentiment qui remplit ma poitrine,
Plus pur que le désir et plus fort que l’amour.

« Comme un parfum amer et doux de roses sèches
Souvent monte vers moi le regret du bonheur ;
Mais je sais un jardin où, près des sources fraîches,
Ne se fane jamais le lis de la douleur ! »


VERS LES SOMMETS



Quand je t’ai rencontrée au détour de la route,
Ô Vertu, sur mes yeux se sont posés tes yeux ;
J’ai lu dans ton regard des ordres qu’on redoute
Et qui dictent pourtant la volonté des dieux.

Tu m’as dit : « Viens, suis-moi ! Qu’importe où je te mène !
Viens dans le tourbillon du vent au souffle amer,
Viens sur les hauts sommets, viens dominer la plaine,
Viens devant le silence immense de la mer ! »

Et je t’ai répondu : « Ma force est peu de chose !
Je ne suis qu’une femme au cœur fait pour l’amour ;
Je peux mourir de joie au parfum d'une rose :
Les vents me briseraient avant la fin du jour.

« Laisse-moi ! Je veux vivre enivrée, éperdue
De tendresse, d’amour, de bonheur, de désirs !
Vois, la terre est si belle ! À travers l’étendue
Roule comme un torrent le fleuve des plaisirs !



Phot. Reutlinger.



« Sais-tu qu’il est des soirs où tout l’être se pâme,
Des soirs si doux, si bleus, si lourds de volupté
Que pour un seul baiser l’on donnerait son âme,
Car le pavot du rêve endort la volonté !

« Laisse-moi savourer l’heure trop tôt passée ;
Laisse-moi n’être rien qu’une fleur dans la nuit !
N’allume pas en moi le feu de la pensée,
Et ne m’entraîne pas vers l’Idéal qui fuit.

« Si j’allais ne trouver qu’une ombre, une chimère,
Un fantôme formé des brouillards du matin !…
Je veux être une femme heureuse, amante ou mère :
J’ai peur, en t’écoutant, de changer mon destin. »

Mais tu m’as répété de ta voix grave et tendre :
« Viens dans la solitude où je te parlerai !
Il faut m’aimer pour moi, me choisir sans attendre
D’autres biens que les biens que je te donnerai ! »

Et ta douceur avait tant de force et de charme
Qu’il m’a fallu te suivre, ô déesse aux yeux clairs,
Sans un regret, sans un soupir, sans une larme,
Vers les monts où luttaient les vents et les éclairs.


(Vers les Sommets.)