Les Morticoles/Deuxième partie/Chapitre III

Bibliothèque Charpentier (p. 219-251).


CHAPITRE III


Le jour de la fête de la Matière, nous rôdâmes par les quartiers pauvres, dégoûtés d’une cérémonie trop connue. Les ruines fumaient encore. C’étaient des plaines de pierre, des éboulis tièdes, des pans de mur noirs où se trouvait inscrite, par des débris de papier de couleur, la misère des bouges dévastés. Là clopinaient des chiens à l’œil fauve, en quête d’une pitance cadavérique. La demeure de Bryant faisait partie du lot incendié. Un dernier chagrin nous tourmentait. Il était invraisemblable que le capitaine Sanot eût échappé à l’épidémie. Désormais nous le considérions comme perdu.

J’exposais à Trub ma lamentable situation pécuniaire, quand nous rencontrâmes Jaury : « Bonjour, camarades, nous dit-il. Vous n’êtes pas aux fêtes ? C’est très mal. Canelon, comment vont les études ? Elles sont un peu bousculées depuis une semaine. » Trub lui confia ma détresse : « Cela tombe à pic ! s’écria Jaury. Un des collaborateurs de Cloaquol quitte le Tibia brisé. Voilà une place vacante. Postulez. Je vous offre un mot de recommandation. Ce n’est pas très payé, mais c’est suffisant. Puis, j’espère que le directeur vous acceptera, car il y a un cadavre entre nous. Vous serez sa rançon. »

Muni d’une lettre, j’allai immédiatement sonner à la porte du petit hôtel qu’habitait le maître de la presse morticole. Un domestique à l’œil rusé, à la bouche fendue de travers, vint m’ouvrir et m’introduisit dans un vestibule tapissé de velours amarante, orné d’une statue réduite de la Matière ; au-dessous, cette inscription : Au grand citoyen Cloaquol — Apôtre de la laïcisation. On me fit monter un escalier aux épais tapis ; j’entrai dans un sombre, un imposant cabinet de travail. Derrière un bureau, sur une haute chaise, si petit néanmoins que son menton touchait la table, travaillait le puissant personnage. Sans se déranger, sans m’inviter à m’asseoir, il me dévisagea de ses regards perçants : « J’ai entrevu votre physionomie quelque part. Vous êtes étranger ? Oui. Vous venez recommandé par Jaury ? Oui. Situation pécuniaire difficile ? Oui. Vous désirez la place vacante ? Oui. » Comme il faisait à la fois les demandes et les réponses, je n’avais rien à ajouter, et je me balançais gauchement d’un pied sur l’autre. Après un court silence, le nain rougeaud ajouta, griffant de la main ses cheveux gris d’où pleuvaient des pellicules : « Je vous accepte. Deux cents francs par mois. Tous les matins au rapport à dix heures. Vous aurez les Échos et, par intérim, les séances de l’Académie. Oui. Avez-vous déjà léché les pieds ? — Non, monsieur. — C’est bien, votre besogne n’interrompra pas vos études. Vous commencerez dès aujourd’hui. Nous avons de grosses affaires en train. À propos, discrétion absolue ! Au moindre bavardage, je vous flanque à la porte. Le Tibia brisé soutient la candidature Cortirac. Vous attaquerez journellement Wabanheim ; je fournis les munitions. Préparez, pour le numéro de demain, un entrefilet dans ce sens : On a fort remarqué, aux superbes fêtes de la Matière, la mauvaise tenue du vieux drôle Wab… Il harcelait ses collègues. Singulière façon de préparer sa candidature et qui sera sévèrement appréciée. Vous comprenez ? Oui. Recueillez à la Faculté les potins désagréables sur son compte. C’est ce petit plomb qui manque. »

Une assez jolie personne blonde fit irruption dans le cabinet : « Tu vas au Parlement, aujourd’hui. — Oui, chère amie. » La physionomie de Cloaquol prit une expression humble, qui, remplaçant son masque autoritaire, m’étonna : « Tu inviteras à dîner un tel, un tel, un tel. — Elle articula une série de noms que je ne pus retenir. — Je veux les chauffer pour l’élection. » Cloaquol prit une note sur un carnet, puis avec bonhomie : « Voilà justement un jeune homme très dégourdi, qui m’est fort recommandé. Il mènera la campagne contre Wabanheim. » Le visage de Mme Cloaquol s’éclaira : « Parfait ! parfait ! Ne le ménagez point, monsieur, le scélérat. Il faut qu’il échoue, il le faut. Je vous raconterai le dernier propos de sa mégère de femme sur mon compte. Elle me le payera ! »

Sa femme partie, Cloaquol ajouta quelques instructions complémentaires. Je courus à la caisse toucher un mois d’avance. L’après-midi, j’annonçai à mes camarades mon entrée au Tibia brisé. Je remarquai dans leurs regards un mélange d’envie et de respect. La Faculté était en émoi. Boustibras avait brusqué à un examen un élève de Foutange. Celui-ci, furieux, avait juré de refuser systématiquement aux Lèchements de pieds tous les élèves de Boustibras. Je vis passer Gigade revenu à sa gaieté naturelle, tapant sur le ventre rebondi de deux de ses collègues.

Le lendemain, à dix heures précises, je franchis le seuil du cabinet de Cloaquol. Cinq ou six de mes collaborateurs prenaient des notes sur leurs carnets. À mon grand dépit, le directeur savait déjà les nouvelles : « Affaire Foutange-Boustibras. Jusqu’ici nous avons soutenu Boustibras. Il en prendrait l’habitude. Il nous embête. Embrassons avec fureur la cause de Foutange. Messieurs, je vous présente un camarade, Félix Gapelon, étranger. Il travaillera à vos côtés. Ne lui ménagez point les conseils. Je disais donc : Expliquer la colère de Foutange par la guerre injuste qu’on lui fait. Il paraît qu’un élève de Boustibras a envoyé un dossier au Parlement et réclame la révision de son examen. Démontrer le péril d’un pareil système. Conjurer le Parlement de jeter la demande au panier, la Faculté d’infliger une peine disciplinaire au jeune homme. Hier, soirée chez Wabanheim. — Je sentis que je devais écrire. — La raconter ainsi : Le vieux drôle Wab… a offert une soirée, malgré son avarice sordide, pour préparer sa scandaleuse candidature. Presque personne n’avait répondu à son invitation. Complots louches dans tous les coins. Que les partisans de l’admirable Cortirac se serrent les coudes ! » Mon petit crayon courait. Les lignes de conduite étant ainsi tracées, mes collaborateurs, saluant Cloaquol, disparurent. Il me fit signe de rester, et quand nous fûmes seuls : « Je vous charge d’une mission délicate. Si vous réussissez, c’est la prime de cinq cents francs. Je suis prévenu d’une série de déprédations qui se sont produites au Secours universel. Des fonds, destinés à l’approvisionnement des hôpitaux, ont été détournés de leur emploi. Vous irez trouver le Chef, Torla, et lui ferez comprendre adroitement que, s’il ne double pas la subvention mensuelle du Tibia brisé et de l’Alvéole, nous commençons la campagne. Ces entreprises exigent de l’adresse. Torla, tel que je le connais, vous épargnera la moitié du chemin. C’est ardu, mais il faut faire son apprentissage. »

En quittant Cloaquol, je me comparais, plein de dégoût, à ces mendiants qui fouillent les détritus pour y découvrir un trognon de chou. On n’est pas longtemps probe dans la société des corrompus. Je marchai vers le Secours universel, me rappelant ce que j’en avais entendu raconter par les malades de l’hôpital Typhus autrefois, mes camarades d’étude plus récemment. J’aboutis à un lourd édifice construit sur le type commun à la plupart des monuments morticoles. Impossible d’imaginer un peuple où l’architecture soit plus conforme aux mœurs, exprime plus manifestement l’esclavage. Qu’il s’agisse d’une prison, du Parlement, d’un hôpital, du Palais de Justice, de la Faculté, c’est toujours une suite indéfinie de grilles, de guichets, de corridors, de vestibules et d’amphithéâtres. Ces issues étroites, ces labyrinthes, ces barrières et ces gradins ronds signifient bien le laminoir à l’aide duquel on écrase les esprits. Après vingt détours, après m’être renseigné dix fois près de trognes bourrues et crasseuses, j’arrivai au vestibule de celui que l’on désigne sous le nom de Chef du Secours universel. À un dernier bureau se tenaient deux huissiers. Ils furent très polis dès que j’eus présenté ma carte de rédacteur au Tibia brisé et ils m’invitèrent à m’asseoir. Personne encore dans la pièce : « Comment se fait-il, pensais-je, qu’il n’y ait pas de solliciteurs ? Ceux-ci ne sont-ils point la manne, la raison d’être, l’excuse de l’administration ? N’est-ce pas sur eux que s’assouvissent les orageuses humeurs des subordonnés de ces engrenages morticoliens ? »

À ce point de mes réflexions, les solliciteurs survinrent en masse, tel qu’un troupeau qu’on avait laissé se former à la porte et qui pénétrait en une fois. Entrèrent une cohue de pauvres et de pauvresses déguenillés, morceaux noirs de la statue qu’on devrait élever à la misère. Ils étaient beaucoup plus lamentables qu’à l’hôpital, préparés pour la vie et n’ayant pas la force de la mener, presque déchus de la condition humaine. J’eus l’amer plaisir de voir l’huissier se montrer parfait Morticole par sa dureté envers ces esclaves. Tous demeuraient debout, timides, bégayants, désemparés, avertis, par l’accueil du larbin, du sort que le Chef leur réservait. Autant ce gredin à chaînette avait été plat et obséquieux à mon égard, autant il brutalisait ces estropiés du destin, les contraignait de s’empiler sur une étroite banquette. Aimable société, où cinquante meurt-la-faim occupent la place de cinq riches et cinq riches celle de cinquante meurt-la-faim ! Je passais la revue de ces figures sans âge, sans sexe, aux rides grises, aux cheveux prématurément gris, du gris des murs, du gris des âmes, de ces yeux éteints, aveugles, puisqu’ils ne voient jamais la beauté, de ces corps rapetissés et tortueux sous les haillons. Qu’avaient-ils autre chose à quémander que la mort, ces demi-cadavres ? Une sonnette tinta. L’huissier glapit : « Monsieur Canelon ! »

Le Chef, Torla, était un homme maigre, de taille moyenne, d’attitude triste et gênée, de mine hypocrite. Dès les premiers mots touchant les fautes commises dans son service, il baissa la voix, qu’il avait déjà faible, frotta l’une contre l’autre ses mains pâles, éternua, se moucha, toussa et arpenta la vaste pièce chaude garnie de tapisseries qui représentaient Saint Martin coupant son manteau pour des vagabonds. Pourquoi le Chef ne réalisait-il pas ses décorations murales, et ne partageait-il point sa jaquette impeccable entre les infortunés de l’antichambre ? Torla, qui suivait mes regards, murmura : « Oh ! ce n’est pas le Saint Martin des sauvages ; c’est une légende beaucoup plus belle qui nous vient de source laïque. J’ai saisi votre pensée, monsieur Canelon. Cela veut dire que je saisis aussi celle de l’ambassade que vous donne près de moi mon ami Cloaquol. » Mon ami fut prononcé avec une nuance d’ironie. Je repartis : « Mon directeur est décidé à publier les détails scandaleux qu’il possède sur ces tripotages, si vous ne trouvez pas un arrangement immédiat. » Je soulignai la phrase. Torla ne m’intéressait guère, et je m’amusais à suivre les progrès de l’inquiétude sur sa face de fouine où la cruauté grimaçait dans la lâcheté. J’ajoutai quelques mots et je prononçai quelques noms qui lui infligèrent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il me tourna le dos pour me cacher cette peinture instantanée, et se remit à marcher sans répondre. Je m’impatientai : « Monsieur, quelle est votre décision ? » Il leva les bras au ciel : « Le sais-je ? Le tapage autour de cette affaire serait déplorable et antipatriotique. D’autre part, la mensualité aux journaux de mon ami Cloaquol me saigne aux quatre veines. Enfin, dites à mon ami Cloaquol que le Secours universel s’abonne à cinq mille numéros du Tibia brisé et à cinq mille de l’Alvéole. Mais qu’il me renvoie les documents ! J’épurerai moi-même. » Je m’inclinai et me préparai à sortir : « Un instant, monsieur, un instant. Remerciez votre directeur et priez-le de me prévenir toujours, quand il aura quelque avertissement fâcheux sur mon administration. Cela me facilite la besogne. Au revoir. »

Je partis, tandis que l’huissier appelait violemment : « Femme Lémudin ! » et qu’une petite fille, plus maigre qu’un rêve, se traînait vers la porte du directeur. J’entendis des éclats de voix qui ne ressemblaient guère à la douceur récente de Torla. C’était à croire que ce n’était plus lui qui parlait. Mais je n’en doutai plus quand la femme Lémudin reparut sanglotante, bousculée par le Chef qui hurlait : « J’en ai assez pour ce matin de toutes ces blagues-là, de toutes ces vaches-là ! » J’étais fixé, et je parcourus en sifflotant les escaliers et les corridors. Cloaquol, sans s’en douter, vengeait les pauvres, et Torla vengeait sur eux la colère que lui causait notre chantage. C’est sur leur dos tanné que se règlent toutes les querelles de cette bienheureuse contrée.

Cloaquol fut satisfait de la manière dont j’avais rempli mon message. Il me tapa plusieurs fois sur l’épaule, indice de son contentement : « Ce Torla, s’écria-t-il, est un vieux farceur, une pratique extrêmement madrée. C’est moi qui, à force de démarches, l’ai fait placer au Secours universel. À peine casé, le vilain a tenté d’esquiver la reconnaissance. Mais j’ai mes dossiers. Quant aux documents, mon cher Félix, vous lui en renverrez la moitié, gardant par devers vous les plus instructifs. N’importe ! Ceci est excellent ! » Il ouvrit un tiroir et me tendit un beau billet de cinq cents francs dont le froissement me parut plus délicieux que celui de la soie.

Mon influence à l’École grandissait. Quelques agrégés même se lièrent avec moi, ce qui prouve l’action de la Presse dans ce pays hiérarchique. Les Morticoles ont vis-à-vis du papier, qu’il circule comme valeur ou comme imprimé, un fétichisme absolu. C’était à qui me raconterait des anecdotes et me supplierait de les inscrire dans mes Échos. Dix minutes après qu’un élève de Banarrita m’avait confié un potin sur Fête, un élève dépêché par Fête accourait m’en confier un sur Banarrita. Grâce à ma place de rédacteur, je saisis à merveille la bassesse de ces personnages officiels, qui n’ont d’autre but que d’ajouter un titre à leurs titres, une décoration à leur décorations. C’est un perpétuel échange, un perpétuel mouvement entre le Parlement, le Sénat et les Académies. On se pousse, on se bouscule, on se grimpe sur le ventre, sur les épaules, sur le crâne. Il n’y a pas d’amitié qui tienne, ni de serment. Un seul but : arriver. Un seul sentiment : l’envie. Un seul moyen : la calomnie.

L’intrigue est si complexe qu’elle se mine et se contremine souvent elle-même et que beaucoup échouent par excès d’adresse. Quiconque a commencé ses études médicales les mènera nécessairement jusqu’au bout. À l’apprenti menuisier, boucher, cordonnier, tailleur, qui ne sait rien faire, on dit, après quelques essais infructueux : « Mon ami, tentez autre chose. » On tient le même langage au peintre qui n’a aucune disposition pour la peinture, au forgeron qui ne peut pas forger, au maréchal ferrant qui ne peut pas ferrer, au moissonneur qui ne peut pas moissonner. Bref, toute carrière élimine ses incapables. Mais il n’en va pas de même pour la médecine, qui tient dans ses mains ignorantes et cruelles la vie et la mort de tous les citoyens. Il est sans exemple qu’un professeur ait avoué à un étudiant : « Vous ne comprenez rien à votre métier. Cherchez ailleurs. » On arrive fatalement, immanquablement, par les examens, au diplôme de docteur, c’est-à-dire au droit strict de tuer son semblable. Il n’y a que les Lèchements de pieds qui ne laissent monter plus haut, vers les grades et fonctions honorifiques, que les plus retors, les plus subtils, les plus plats. Aussi ces Lèchements de pieds suscitent-ils des batailles et des haines formidables. Les élèves épousent les querelles des maîtres. Ils les dévient, les exaspèrent, les rapetissent. Chacun s’entre-dévore et avec des formes, car la grossièreté est rare chez ce peuple d’hypocrisie. Si les grands réagissent sur les petits, les petits réagissent sur les grands. La rivalité de deux élèves aboutit à la guerre entre deux maîtres, à des réclamations au ministre, à des interpellations au Parlement, à des menées sourdes. Les professeurs savent que, pour maintenir leur autorité et leur puissance, il faut qu’ils aient des jeunes dans la main. Ceux-ci, de leur côté, n’ignorent pas que leurs patrons les soutiennent et les poussent par pure gloriole et vulgaire égoïsme. Ils n’observent donc que la reconnaissance apparente indispensable à leurs intérêts.

Voici comme les choses se passent : Deux professeurs, plus politiques, plus insinuants, plus canailles que les autres, sont arrivés à une suprématie incontestée dans les Académies et à la Faculté. Lors de mon séjour, c’était Crudanet et Sidoine qui jouissaient de cette prérogative, occupaient le trône, faisaient le jour et la nuit, nommaient à tous les postes, dirigeaient tous les Lèchements de pieds. Naturellement ils se craignaient et se détestaient en dessous, mais en public ils se caressaient comme des chiens et ne se ménageaient point les marques d’admiration. Ils partageaient les faveurs entre leurs disciples réciproques. Pendant dix ans de suite, l’élève annuel de Sidoine obtint la priorité au deuxième Lèchement de pieds et, par compensation, l’élève annuel de Crudanet l’emporta six fois de suite au troisième. Crudanet et Sidoine gouvernaient et administraient chacun leur clientèle, composée d’une douzaine d’académiciens, desquels dépendaient à leur tour cinq ou six parlementaires, divisés en Véreux et en Idiots, deux ou trois sénateurs divisés en Obscènes et en Gâteux, une vingtaine de professeurs de tout rang et de journalistes. Cette énorme machine à faveurs, injustices et pots-de-vin fonctionnait avec la régularité d’un chronomètre, les préférés de la clientèle Sidoine succédant par périodes fixes aux préférés de la clientèle Crudanet. Quelquefois des jalousies individuelles, se greffant sur les luttes des coteries, détraquaient le mécanisme. Alors c’était un branle-bas, une confusion générale, que rétablissaient bientôt la voix cassante et dure de Sidoine, la voix pateline et fourbe de Crudanet. Sidoine étant mort, l’équilibre se trouvait rompu. Il s’agissait de savoir qui hériterait du pouvoir central, de Wabanheim ou de Cortirac, ou si, au contraire, les capitaines se partageraient l’empire. On juge du désarroi où cette compétition jetait le monde de la Faculté. Du résultat dépendaient, en effet, la fortune, le succès, l’avenir de plus de quatre mille individus.

En réalité, l’influence politique, c’est-à-dire d’un homme sur les hommes, est tout chez les Morticoles, alors qu’ils simulent des préoccupations exclusivement scientifiques. Les dons de ruse, d’audace, de souplesse sont mille fois préférables au talent et au génie. Celui qui l’aura emporté à tous les Lèchements et qui saura grouper sa platitude en tyrannie, faire de chacune de ses humiliations passées un trait d’autorité pour son visage, celui-là est certain de sortir vainqueur de toutes les épreuves. Par suite, ce héros est un être hypocrite et tenace, persuasif et hâbleur. Il s’adjuge les travaux de plus modestes que lui, les dépouille sans vergogne, les élucide, les met à la portée du public, organise dans la presse une réclame payée. Chacun tremble devant lui : on ne cite son nom qu’avec respect ; ses théories, fausses ou vraies, font la loi dans les examens, dans les hôpitaux, dans la justice, dans les livres. Les Morticoles sont des autoritaires déguisés en libertaires. Ils sont simplistes et aiment qu’un certain nombre de découvertes leur donnent la sécurité dans l’ennui. De ceux qu’ils ont choisis, ils admettent tout, même les erreurs séniles, et ils ne reviennent jamais sur le compte du pilleur d’épaves qu’ils ont ainsi sacré grand homme. Aussi cette science dont ils se targuent n’a chez eux aucune variété, porte la marque universelle d’un esprit égoïste et étroit.

Un des célèbres adversaires de l’idéal, que l’on citait avec admiration, était le physicien Vomédon, vieillard courbé, aux yeux clignotants sous d’épais sourcils, à la démarche rustique. Parmi les ennemis de Dieu, Vomédon était le plus déclaré, le plus intransigeant. Le meilleur de sa réputation tenait à ce que, le vendredi saint, il descendait devant sa maison manger du boudin en compagnie de sa nombreuse famille. Il en distribuait aux passants, observant avec ironie que la foudre ne lui tombait pas sur la tête. En toutes circonstances, agapes, banquets, réunions, cérémonies publiques et privées, il démontrait, par un long et filandreux discours, que l’espoir en Dieu et en l’immortalité de l’âme est la plus redoutable chimère capable d’empoisonner l’existence d’un bipède raisonnant, d’un bipède physicien, d’un bipède philosophe, d’un bipède progressif. Il développait cette thèse quotidienne dans un petit journal, Le Prêtre fouetté, dont quelques banquiers juifs faisaient les fonds. En somme, cette impiété affichée produisit d’excellents résultats. Grâce à elle, Vomédon entra d’emblée au Parlement et fut, ainsi que Crudanet, Cloaquol et quelques autres, à cheval sur tous les pouvoirs. Il guettait les morts, se ruait sur leurs places chaudes, touchait à tous les guichets, criant sans cesse misère, casant dans les sinécures nombreuses et lucratives ses fils, ses gendres, ses amis, ses connaissances, ne négligeant jamais aucun titre, aucun emploi, si minime qu’il fût. Il fallait que cette voracité fût chez lui poussée aux plus extrêmes limites, pour qu’on la remarquât. C’est qu’elle était phénoménale, comparable à celle de dix lions. Il mêlait admirablement son amour de l’argent et des honneurs à des déclamations désintéressées, à des tirades contre le Paradis, l’Enfer, le Purgatoire, le Saint-Esprit, les Saints et les Prophètes, à de honteuses flatteries pour les moindres tenanciers d’un poste, d’une faveur, d’un ministère. Or les ministres sont des poupées de carton, le plus souvent véreuses, que les parlementaires abattent ou dressent par désœuvrement. Donc, Vomédon avait ses clients dévoués à tous les échelons de la hiérarchie, et il se hissait ensuite sur les épaules de ceux que lui-même avait élevés. Il s’acharnait, en science, à un certain nombre de formules aussi arrêtées que dangereuses et peu originales ; et, comme Le Prêtre fouetté et les comptes rendus des Académies célébraient chaque jour ses sublimes trouvailles, chacun finissait par y croire et par admettre des merveilles qu’on n’avait pas le temps de contrôler. Ainsi se créent les dogmes scientifiques, les plus implacables, les plus étroits, que l’on impose aux générations, le Dogme Crudanet, le Dogme Sidoine, le Dogme Cortirac. Devant ces idoles s’agenouille dévotement le bon public, lequel paye tous les frais des grasses existences à la Vomédon.

Avigdeuse avait une autre méthode. Lui utilisait les riches. Alors que ses confrères les dédaignaient, hors des consultations, et ne les jugeaient bons qu’à rétribuer largement la mort qu’ils leur distribuaient plus largement encore, Avigdeuse, avec un tact exquis, les flattait, les chatouillait, les adulait. Son succès reposait sur les femmes et, comme elles se tiennent toutes, il agissait sur ses collègues par cet élégant canal. Il racontait aux dames émerveillées et terrifiées ses splendides expériences. Il leur demandait des conseils sur le style de ses ouvrages, « car, ajoutait-il fièrement, je ne suis point un artiste, et je ne sais qu’exposer brutalement les faits que j’observe. » Il jouait le savant auprès des malades riches, et l’homme du monde auprès des savants, impressionnant les deux, se moquant de tous. Son matérialisme pratique portait des gants parfumés, d’astucieuses cravates, dardait un beau regard noir au-dessus de sa barbe noire…

Cependant l’époque des Lèchements de pieds approchait, précédée de l’été morticole, c’est-à-dire d’un soleil un peu moins froid et d’une lumière un peu moins terne. Quand je songeais aux admirables journées de ma patrie, dorées et chaudes, prolongées jusqu’aux approches d’une nuit divine et gazouillante d’oiseaux, mon cœur se serrait. Je souffrais du manque de nature. S’il s’était trouvé, en dehors de cette ville néfaste, une forêt, une source, un ruisseau, je serais allé avec délices m’asseoir sous un grand arbre dont le feuillage frémit, tremper mes mains dans l’eau courante. Mais c’était un rêve. Nous n’avions autour de nous que des terrains pelés, désolés, comme les consciences de ceux qui ne les cultivent pas, des stations thermales où l’on rencontrait toutes les maladies des riches et toute la cupidité des docteurs, multipliée par la distance, la nécessité de faire fortune sur un nombre restreint de clients. Je les admirais quelquefois ces médecins des eaux, dans le cabinet de Cloaquol. Ils discutaient une de ces annonces mensongères qui sont la fortune du Tibia brisé. Ils attendaient pendant des heures. Ils supportaient patiemment le caractère bourru, le langage injurieux et cynique de notre directeur. Ils étaient plus vils encore que leurs collègues de la cité.

Je commençai par subir un examen ; c’est-à-dire qu’assis derrière une table verte, Bouze et quelques autres me demandèrent les noms de substances vagues et desséchées que l’on me présenta dans des flacons poussiéreux. Je me tirai de mon mieux de cette simple formalité.

L’époque des Lèchements de pieds de tous les degrés approchait, et il n’était question que de ce redoutable appareil. Mes camarades en parlaient sans cesse, supputant les chances des uns et des autres, échangeant des conseils contradictoires. Les internes de l’hôpital Typhus affirmaient cette première épreuve facile. Elle nécessitait simplement de la bonne volonté, de la tenue, et un manque d’odorat qu’on pouvait obtenir artificiellement à l’aide de drogues dont j’eus les recettes. Mais, découverte, cette supercherie entraînait une radiation des cadres. Mon directeur me plaisantait le matin au rapport : « Or çà, Canelon, nous allons être naturalisé Morticole ! Attention, mon ami ; léchez bien ! Dès que vous les saurez, car on les tire au sort, donnez-moi les noms des arbitres. J’aurai à coup sûr quelque ami parmi eux. »

La préoccupation de ces graves circonstances effaçait dans les esprits les candidatures de Wabanheim et de Cortirac dont le septième Lèchement de pieds ne devait avoir lieu que plus tard et serait d’ailleurs symbolique. À ce degré sublime, on lèche à distance les extrémités, revêtues de chaussettes, de ses futurs collègues à l’Académie : pour les autres degrés, il n’en va pas de même et, quant à ce qui est du premier, les professeurs ne se lavent pas pendant les huit journées qui précèdent. Ces détails me donnèrent à réfléchir. J’absorbai quelques pincées de la poudre qui supprime l’odorat, mais elle me procurait des maux de tête affreux. Je dus y renoncer. On me recommanda aussi de m’exercer la langue à l’aide d’un appareil imaginé à cet effet, et je passais des heures, dans ma chambre, à promener la rouge habitante de ma bouche sur des rondelles de drap de qualité et d’épaisseur diverses, ceci jusqu’à la fatigue de l’organe. Quignon, qui ne quittait plus la Faculté et négligeait le service de Boridan, car il devait bientôt lécher au deuxième, m’apprit que chacun des cinq juges remet au chef du jury une note représentant la satisfaction qu’il a éprouvée du travail, la cote de la finesse, de la douceur et de l’onction. L’ensemble de ces cotes décide de l’admissibilité du candidat : « Regardez ma langue à moi, qui ai toujours réussi. » Il la tira. Elle était mince et blanche comme une feuille de papier : « Mais il ne vous en restera plus ! » m’écriai-je. Il sourit : « Quand ce malheur arrivera, je serai si haut, si haut que je n’aurai plus besoin de parler. Je ferai des gestes, et Malasvon saura bien me greffer une langue de caoutchouc ou de singe. »

L’époque des Lèchements de pieds approchait. C’était une effervescence générale. La cour et la rue de l’École étaient remplies de groupes, de conciliabules secrets. On se transmettait des indications, des recettes infaillibles. L’un m’insinuait : « Pas beaucoup de salive ; soyez sec ; une râpe ; c’est ce qu’il y a de mieux. » Un autre : « Vous êtes étranger ; un conseil : beaucoup, trop de salive. Vous n’avez pas sans doute la langue faite aux pieds de nos climats. » J’avais beau jurer que, dans mon pays, nous ignorions cette cérémonie dégradante, on me répondait ironiquement : « Alors, à quoi jugez-vous la valeur individuelle ! » J’appris que les membres du Parlement et les sénateurs, les Véreux comme les Idiots, les Gâteux comme les Obscènes, doivent lécher, à intervalles fixes, un certain nombre de pieds de malades pauvres et riches, quitte à se venger plus tard en molestant, par des impôts, la police et des lois vexatoires, ceux qui les ont ainsi humiliés. La force de la routine est telle, chez les Morticoles, qu’elle seule peut combattre les différences de castes. Ces Lèchements de pieds, universels ou restreints, sont destinés à tromper le peuple et à lui faire croire qu’il est souverain, comme cela se lit quelquefois au-dessous de la fameuse devise : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, que j’interprétais, moi : VANITÉ, HÉRÉDITÉ, FATALITÉ. Il paraît que le peuple n’est point dupe de cette comédie, encore qu’il la réclame et qu’il ait fait pour l’obtenir une révolution formidable.

L’époque des Lèchements de pieds approchait. Les cours étaient suspendus, un grand nombre d’amphithéâtres fermés et remis à neuf pour la cérémonie. Les candidats aux trois premiers accomplissaient une sorte de retraite, s’exerçant la langue sur leurs mannequins de drap. Quant aux concurrents du Quatrième et du Cinquième, quant aux vieux routiers, ils attendaient les événements sans se livrer à une gymnastique dont ils avaient la longue expérience. On faisait des visites aux Léchables. On tâchait, par d’adroites flatteries, de les bien disposer en sa faveur. Les candidats au troisième degré s’engageaient par écrit à soutenir, s’ils réussissaient, les protégés futurs de leurs maîtres. C’étaient, du matin au soir, des serments que la nuit défaisait, que l’intérêt mieux entendu modifiait. La haine et l’envie ajustaient leurs masques mielleux. Des mains se serraient, qui avaient le désir de tordre les cous. Les femmes de professeurs continuaient leurs machinations savantes. Mme Cloaquol se précipitait dans le cabinet de son mari : « Si tu es du troisième Lèchement, je te recommande un tel. Ne le manque pas. Sa femme ne vient jamais à mon jour. Il n’a pas fait danser notre fille une seule fois, au dernier bal de Crudanet. » Le directeur prenait bonne note de ces indications. Je ressentais de vives inquiétudes. Mon emploi au Tibia brisé, s’il m’assurait des faveurs certaines, me valait, par contre, des ennemis implacables. Chaque matin, je courais aux tableaux-affiches annonçant les juges. Alentour se bousculait une multitude avide de nouvelles, et c’étaient des exclamations de joie ou de tristesse, des trépignements de rage, de muets désespoirs. On s’espionnait. La devise était : Chacun pour soi tout seul. Enfin, je vis mon nom. Un hasard heureux joignait à ma série Mlle Grèbe et Julmat. Nous avions pour Léchables : Boridan, Bradilin, Mouste, Clapier et Tabard. Somme toute, jury médiocre. J’allai rendre immédiatement ma visite préliminaire à ces messieurs. Boridan m’accueillit affectueusement, me certifia sa bonne volonté, me rappela Quignon et la salle Torquisite, me confia une nouvelle expérience qui devait paraître dans Le Globe oculaire, journal illustré de Cloaquol. Bradilin fut sarcastique et acerbe. Au départ il me dit : « Bon courage ! » Je me rappelai que L’Alvéole lui avait jadis fait la guerre. Mouste hocha la tête deux ou trois fois, et, avant de se replonger dans une patience, sa folie, balbutia quelques paroles sourdes, en me montrant ses pieds : « Ils seront presque propres, je vous assure. Mais ils vous dégoûteront peut-être tout de même. » Clapier ne me reçut pas : il avait des dames. Enfin Tabard se montra glacial. Je le trouvai dans sa crasseuse salle à manger, déchiquetant à belles dents cariées un morceau de charogne indicible, qui répandait une odeur âcre. Ses manches effilochées ruisselaient de sang et de pus. Il me proposa, narquois, de partager sa nourriture, un restant de bidoche cholérique, histoire d’embêter Tartègre. Il me promit sèchement d’être juste et impartial, bien que j’appartinsse à un journal qui ne l’avait jamais ménagé. En effet, Le Tibia brisé menait contre lui une campagne sauvage et le traitait chaque jour d’horrible cochon, de coprophage et d’assassin. Je lui répliquai qu’on pouvait tuer tout en étant propre, et cet aphorisme l’amusa. Pendant toutes ces visites, j’avais contemplé les pieds de mes Léchables. Sauf ceux de Mouste, qui se dissimulaient, silencieux et discrets, dans une chancelière, les autres m’avaient paru de dimension banale, autant que la chaussure le laissait présumer, et je songeais : « Les voilà, ces redoutables supports avec lesquels je me mesurerai bientôt. Que me réservent-ils ? Quelles surprises s’accumulent en eux ? » Ils ne me répondaient pas, s’agitaient même assez peu, car les Morticoles gesticulent plutôt avec leurs bras qu’avec leurs jambes.

Quand je racontai ces visites à Cloaquol, il devint grave : « Méfiez-vous de Tabard. D’abord il ne lave jamais ses pieds. Je les confie à votre imagination. Ensuite il ne porte jamais de chaussettes. Enfin il me déteste et sera enchanté de vous jouer un tour. Mais j’ai là un premier Morticole tout prêt, intitulé le Vidangeur-Boucher, qui vous vengera cruellement. D’ailleurs, je ne vous souhaite pas un échec, car vous ne pourriez rester au Tibia brisé. » Devant ma stupeur, il continua : « Mais, mon pauvre garçon, que voulez-vous que je fasse d’un collaborateur qui échoue à son premier Lèchement ? Au deuxième et au troisième, passe encore. Il y entre autant de chance que d’adresse. C’est au premier qu’on jauge un homme. Regardez Tabard : il est mal disposé pour vous. Or, si vous le léchez dans la perfection, si vous suivez, d’une langue inlassable et savante, le contour, la cambrure, les orteils de son ignoble patte, vous ne manquerez pas de l’attendrir. Comment ! Il sera aussi repoussant que possible. Il exhalera un infâme parfum. Et il vous verra d’autant plus acharné à votre devoir ! Qui résisterait à ce zèle ? Quel Morticole aurait le cœur assez dur pour ne pas fondre devant un tel courage ? C’est la beauté de cette épreuve. Elle étale le caractère du candidat. Pas d’ambiguïté, pas d’erreur. Ma situation, ma prépondérance à la Faculté, à l’Académie, au Parlement, tout cela tient à ma langue si charnue, si rose, si douce, que les maîtres s’en félicitaient. Telle est l’explication du geste que nous exigeons des malades. Montrez la langue, cela veut dire : Sortez votre âme. Comme toutes les belles institutions, celle-ci se perd dans la nuit des temps et son inventeur n’a pas de statue. Donc pas de bêtise, pas de dégoût, pas de révolte. Sinon, ma maison vous est à jamais fermée ; vous n’aurez plus qu’à vous faire domestique. » Cloaquol me recommanda de lécher soigneusement le cou-de-pied d’abord et les chevilles, puis le dos du pied, puis les orteils avec méthode : On commence par le pouce et on finit par le petit brididi que l’on doit littéralement polir. Enfin on termine par la plante, dont la succion consciencieuse amène sur le visage du juge la plus agréable expression de joie.

Mes camarades étaient enchantés de leur série. Mlle Grèbe se félicitait de Clapier, qu’on prétendait favorable aux étudiantes. Julmat était fort heureux également, mais il s’était tant exercé qu’une petite boule lui gonflait la langue et qu’il s’imaginait avoir un cancer. Il est très fréquent que les étudiants impressionnables se croient, au début de leur carrière, atteints de toutes les maladies. J’ajoute, à ce sujet, que j’ai rarement vu de jeunes Morticoles franchement gais. Il semble qu’ils aient mangé, dès leur naissance, une herbe qui les désole et rend leur bouche amère. J’ai connu un héros comme Misnard, mais raisonneur et sombre, de bons élèves comme Jaury, Prunet, Julmat, des révoltés comme Savade, des sauvages ivres comme ceux qui se lançaient des débris humains ou violaient les filles dans les bals publics. J’ai connu des délicats, des épuisés qui causaient avec finesse, dont le regard était aigu, le pied menu, le geste élégant. Mais nulle part je n’ai trouvé cette ébullition fortifiante qui suit la puberté, ce réservoir d’énergie pour la race. Dans ce peuple d’analyse et de cadavre, l’ironie même est morose, de cette nuance mordorée qu’on remarque à la surface des étangs crépusculaires, dont le fond pourrit avec lenteur.

La veille du grand jour, Cloaquol m’ordonna d’assister à une séance d’Académie qui promettait d’être chaude. Il ajouta : « Épargnez Bradilin dans le compte rendu. Je vous y autorise. » Que signifiaient ces mystérieuses paroles ? Mon carnet et mon crayon en poche, je me dirigeai vers l’Académie de médecine, laquelle est proche de la Faculté. Ces monuments de l’orgueil morticole sont serrés comme des complices. Que se chuchotent-ils, le soir, quand leurs hôtes les ont laissés à la majestueuse solitude de la pierre ?

Je gravis un escalier étroit jusqu’à la tribune destinée aux simples spectateurs et à la Presse. Elle faisait le demi-tour d’un amphithéâtre orné de peintures, qui représentaient l’abnégation et le courage des savants, et de bustes qui transmettaient à la postérité leurs laids et durs visages. Le bureau, où s’asseyent le président, le vice-président, les secrétaires, les sténographes et assesseurs, était une table longue et surexhaussée. Oh, l’amour de l’estrade, de la vedette ! À peine a-t-on créé, dans ce pays, un honneur ou un titre nouveau, que la brigue contraint de forger un sur-honneur et un sur-titre. Au moment où j’entrai, la tribune était déjà pleine, mais la salle déserte d’académiciens. J’entrevis plusieurs de mes collègues employés aux journaux de Cloaquol ou au Prêtre fouetté de Vomédon, et quelques-uns des vieux médecins qui suivaient le service de Malasvon, entre autres le fameux Lecène de Cégogne. Je remarquai aussi un lot de malades riches et les habituées des cliniques de Foutange. J’entendis Lecène causer avec un journaliste : « Bouze doit faire aujourd’hui une communication sur un poison végétal que j’ai découvert il y a deux ans. J’avais envoyé un pli cacheté à l’Académie. C’est Bouze qui l’a décacheté. Il a refusé de le lire à la docte assemblée. Maintenant il s’en empare. C’est dans la règle. » La Cigogne prononçait ces paroles en philosophe sans acrimonie, comme quelqu’un qui mange quotidiennement le pain amer de l’injustice.

Les Académiciens arrivaient en foule. Ici ils n’étaient pas en robe, mais en habit bleu brodé de noir, avec des bas noirs, des épées et des chapeaux à deux cornes. Certains portaient des décorations excessives, en forme de croix, de cravates, de gibecières, de tire-bouchons, de chaînettes obliques, perpendiculaires ou parallèles à leurs revers et auxquelles pendaient des bibelots singuliers. On me montra celui qui avait le plus de cette quincaillerie et qui l’étalait, d’un air vainqueur, sur son large buste : « C’est Pridonge, l’indiscret bavard. Sa profession spéciale lui vaut les plus grands honneurs. On le demande sans cesse à l’étranger. Il soigne exclusivement les syphilitiques. Or beaucoup de têtes couronnés le sont aussi de pustules. Nos sénateurs surtout sont frappés. » Je songeai à Louise et à Serpette. Ce n’étaient pas ces pauvres filles qui avaient ainsi doré, argenté et rougi la place vide du cœur de Pridonge. Le gaillard adressait, d’une main soignée, des bonjours discrets à ses collègues. Ceux-ci devenaient de plus en plus nombreux. Ils montaient de suite à leur banc, dépouillaient leur courrier, ou bien s’arrêtaient dans l’hémicycle, formaient des groupes qui riaient, babillaient, se confiaient des secrets joviaux. D’autres tiraient, hors d’élégantes serviettes, des dessins qu’ils montraient à leurs amis. D’autres s’asseyaient d’un air bougon et renfrogné. D’autres prenaient des attitudes pour les dames des tribunes. Et il en passait encore, il en passait toujours, des jeunes, des vieux, des maigres, des gras, des chevelus, des chauves luisants, et, à mesure qu’ils s’empilaient, des bouffées de vanité et de sottise plus compactes traversaient la chaude atmosphère. C’était pour avoir le droit de mettre leurs derrières sur ces bancs cirés, de relever leurs pupitres, d’écouter en bâillant des orateurs maussades, que ces hommes passaient leur vie en compétitions, en calomnies et en querelles. Tel était le but suprême, l’idéal de leur existence : s’enfermer, clabauder et puer dans cette enceinte, au-dessous des bustes de leurs prédécesseurs qui, eux-mêmes, s’étaient enfermés, avaient clabaudé et pué rigoureusement, et ce serait toujours ainsi jusqu’à l’extinction des siècles. Jamais ces têtes obscures ne s’éclaireraient. Jamais elles ne se demanderaient : « Que faisons-nous là, à nous étager, pauvres viandes humaines, en attendant la mort ? » Non. Ils considéraient au contraire qu’ils devenaient d’une essence divine, parce qu’ils se serraient les coudes et les genoux, les préjugés et les passions sèches. La confraternité n’était qu’un prétexte à coteries. Les caquetages des derniers rangs, les plus élevés, parvenaient à mes oreilles. Je percevais les noms de Wabanheim et de Cortirac, des bras levés, de subtils clins d’œil, des sourires, des sourcils froncés. On agitait la grave question de savoir lequel de ces messieurs l’emporterait à l’autre Académie, celle d’à côté, exprimant encore un degré de plus, une sélection, un tri suprême. Ils étaient présents, les rivaux Wabanheim et Cortirac, entourés de leurs partenaires. Mais ils ne jouissaient pas de leur pupitre, ni du vert bureau, ni de l’émoi qu’ils soulevaient. Ce qu’ils convoitaient, c’était l’os creux qu’ils n’avaient pas, et, après cet os creux, ils en désireraient un autre, puis un autre, et le dernier de tous, le plus décisif, le plus creux, le tombeau, serait le seul qu’ils n’ambitionneraient point.

Au milieu de tous ces susurrements, bourdonnements, frétillements de bas de soie noire, d’habits bleus et de brochettes, le Bureau fit son entrée solennelle, Vomédon en tête. Sur l’estrade, dans des fauteuils dorés, prirent place les majestueux pontifes. « Silence, messieurs ! » glapit un huissier. Vomédon se leva, dressant un peu son dos voûté, et, d’une voix mâchonnée, sourde, d’un œil clignotant, lut le programme de la séance :

1o Communication de M. le professeur Bouze sur les curieuses propriétés du Vanica rubicans (c’était le vol commis au préjudice de « la Cigogne ») ;

2o D’un nouveau procédé pour compter les pulsations radiales par M. le professeur de villes d’eaux Callipostude ;

3o D’un cas de cancer artificiel par M. le professeur Bradilin ;

4o Élection d’un membre correspondant.

Vomédon se rassit et je vis surgir mon ancien maître Bouze, directeur des promenades botaniques. Il commença à dérouler un interminable discours où revenaient, tels des bouchons sur une eau croupie, ces mots nasillards et chevrotants : Vanica rubicans, Vanica rubicans. Je me tournai vers la bonne face velue et malicieuse de Lecène de Cégogne. Il savourait le plaisir du volé. De temps en temps, il hochait la tête pour approuver, ou il la secouait négativement, ou il marquait sa stupeur devant une affirmation hasardée. Bouze continuait son débit monotone, déposait une à une devant lui les pages qu’il venait de vider par l’orifice baveux de sa bouche, et, comme le paquet qu’il tenait à la main était énorme et ne diminuait pas, des bâillements s’ouvrirent et se transmirent, exprimèrent la fatigue qu’imposaient à ces messieurs de l’Académie les multiples dispositions extérieures et internes du Vanica rubicans, dont le pistil…, dont les étamines…, dont les pétales…, etc…, etc… Un de mes confrères murmurait : « Voilà une fameuse réclame pour le futur remède de Banarrita. » Bouze, en effet, certifiait que ce poison dompté révolutionnerait, dans un avenir prochain, le traitement des maladies du cœur, des poumons, des reins, de la vessie, du cerveau et de la moelle. L’orateur n’en finissant pas, ses collègues se résignaient à s’occuper de leurs petites affaires, à bavarder entre eux, à dessiner des caricatures, à se retourner vers les tribunes et à lancer des œillades aux belles clientes que l’éloquence de l’apôtre du Vanica effarouchait aussi. Bouze, sans sourciller, détachait les feuilles d’un pouce alerte, et le monceau en réserve demeurait intact. Vomédon, agitant sa sonnette, réclama l’attention de la compagnie. Lui-même écrivait sa correspondance. Les membres du Bureau somnolaient. L’ennui se propageait à travers la salle, devenait excessif et sonore. Les corps fatigués s’étiraient, changeaient de position. Au bout d’une heure de lecture, ce furent d’abord quelques chut discrets, dissimulés derrière des mouchoirs et des toux, puis des Oh, oh, assez ! et chaque minute joignait un petit instrument à cet orchestre de révolte. Ceux qui se moquaient de la botanique, et ils étaient nombreux, frappaient du pied en mesure, répétant Va-ni-ca, Va-ni-ca sur un rythme scandé. Lecène de Cégogne exultait. Finalement, Vomédon, qui, malgré sa sonnette et ses adjurations, ne parvenait pas à rétablir l’ordre, pria Bouze de scinder sa lecture : « Vous continuerez cette histoire la prochaine fois. » Le botaniste piqué s’interrompit net, s’effondra au milieu des Ah, ah ! Enfin ! et du soulagement universel, puis, furieux, il cria de sa place : « Je croyais que môssieu le président avait le devoir de faire respecter ses collègues ! » Alors des Hou, hou, conspuez la mauvaise tête s’élevèrent de tous côtés, coupés de grands éclats de rire, et l’orateur suivant, maigre bonhomme brun, analogue à un balai, prit la succession du Vanica. Ce médecin de villes d’eaux, Callipostude, parlait en public pour la première fois et suait à grosses gouttes. Il balbutia, se troubla, proféra des syllabes incohérentes, pulsation, radius, constata — tion et des chiffres, 6, 23, 42, 17. Au contraire de Bouze, il était pressé d’en finir. Quand il se fut rassis, salué de chiches applaudissements, un silence religieux se fit dans l’assemblée. On attendait la pièce de résistance.

J’avais pris peu de notes jusque-là, mais je devins attentif à mon carnet et aux nécessités du Tibia brisé, tandis que Bradilin descendait les degrés de l’amphithéâtre et venait se placer dans l’hémicycle, devant le bureau. Il devait faire une présentation, celle d’un petit gars malingre et jaune, qu’amena un huissier, et qui contrastait singulièrement avec son cynique montreur : « Messieurs, commença l’expérimentateur, je vous ai entretenus déjà de la contagion du cancer des glandes. Je vous ai présenté des animaux auxquels j’avais, par culture, infligé le mal qui m’occupe depuis de longues années. Je vous laissais entrevoir que, le champ de mes tentatives s’élargissant, je pourrais bientôt vous offrir une preuve concluante du passage des lésions de l’animal à l’homme. J’ai tenu ma promesse. Voici un jeune homme de quatorze ans, le nommé Lirot, du quartier pauvre B, auquel j’ai donné, il y a deux jours, un cancer à marche rapide, en lui insérant, sous la peau de la joue gauche, quelques grammes du tissu glandulaire d’un cobaye infecté. En quarante-huit heures, le mal s’est déclaré. Le sujet présente les symptômes classiques que voici. — Il ôta la blouse de l’enfant, et soulevant un bras décharné : — Observez l’aisselle, messieurs ; les ganglions sont pris. Le cancer suit sa marche irrésistible et fatale, et — ici Bradilin sourit gracieusement — j’espère que, dans deux séances, je vous apporterai un foie et une rate farcis d’indubitables noyaux. »

J’hésitais à écrire, tant cette déposition me stupéfiait. Bradilin rhabillait sa victime. Les bravos hésitaient, aussitôt interrompus par une sorte de rugissement rauque, et le robuste visage de Dabaisse, congestionné de colère, s’éleva dans l’assistance, cependant que son index, tendu vers Bradilin, présageait un terrible orage : « Messieurs, s’écria l’admirable chirurgien, dont le verbe suivait les battements de mon cœur, il importe de flétrir de suite, et avec la dernière énergie, cet inconscient qui ose augmenter la somme des maux humains et s’en vante. Ainsi on a voué à la mort un jeune homme de quatorze ans ! Mais c’est un meurtre, un meurtre odieux ! On a traité ce pauvre enfant comme un cobaye ! Je le déclare, M. Bradilin est un monstre ; je déclare aussi que, si vous ne votez pas immédiatement un ordre de flétrissure condamnant ces assassinats scientifiques, je quitte une Compagnie où nous sommes les lâches complices d’un bourreau. » J’applaudis avec fureur, ainsi que quelques voisins, mais la majorité de l’assemblée restait muette et pétrifiée. Le noble Charmide se leva : « Je m’associe à la demande et à l’indignation de mon cher collègue Dabaisse. De pareilles expériences sont une infamie et une honte. »

Bradilin, hideux et vert, croisait les bras d’un air de défi. L’enfant tremblait dans sa blouse mal rajustée. Que comprenait-il de tout ce débat ? Quel grelot tintait dans cette humble intelligence marchant à une mort infligée ? Il y eut du tumulte, des contestations. Dabaisse et Charmide demeuraient debout, calmes et résolus. La sonnette de Vomédon vibra : « M. le professeur Bradilin a la parole. » — « Messieurs — le drôle s’efforçait d’être impertinent —, je suis surpris, comme vous tous, d’une inqualifiable attaque qu’il faut mettre, je le crains, sur le compte de la jalousie. D’abord j’ai acheté mon sujet à ses parents, des gens très pauvres, et je l’ai payé cher. Il m’appartient donc en toute propriété. Ensuite, je crois, avec la plupart d’entre vous, que les droits de la science priment ceux de l’individu, et je n’ai fait, en somme, que suivre tant d’illustres exemples qui m’ont été donnés par les meilleurs de mes prédécesseurs et de mes contemporains dont les bustes — il eut un geste circulaire de cabotin — décorent cette salle. Je regrette d’être en contradiction radicale avec MM. Dabaisse el Charmide qui sont des praticiens honorables, mais nullement des physiologistes. Je regrette surtout qu’ils se soient servis à mon égard de termes que vous condamnerez, messieurs, car il s’agit du progrès universel, de ce progrès vers lequel s’avancent, d’un pas si fier, les doctes Compagnies morticoles. Que deviendrions-nous, si le vain attirail d’un idéalisme suranné, si une morale étroite arrêtaient notre essor et paralysaient nos travaux ? »

Cette belle période achevée, Bradilin remit l’enfant à un huissier qui l’entraîna et revint s’asseoir à sa place : « Un seul mot, messieurs, ajouta Charmide. Vous allez voter sur un point décisif : les droits de l’humanité doivent-ils être sacrifiés à ce que le professeur Bradilin appelle les nécessités de la science ? J’ai cinquante années d’une pratique qu’il dédaigne, mais où j’ai sans trêve accompli mon devoir. Or je n’ai jamais eu besoin de commettre un seul crime pour assurer ma réputation et acquérir l’honneur de siéger parmi vous. À cet honneur, je renonce volontiers, s’il faut l’acheter au prix de ce que je considère comme une déroute de ma conscience.

— Bien ! hurla Dabaisse. Moi aussi j’ai une longue carrière et j’arrive au terme sans rougir. J’ai eu souvent des angoisses et de sérieux débats intimes devant un être que je craignais d’estropier en essayant de l’arracher à la mort. Sans ce scrupule, le bistouri devient un couteau de boucher. La phrase morticole est fameuse : Qu’est-ce que l’âme ? Je n’ai jamais rencontré ça sous mon scalpel ! Moi, je l’ai toujours et partout rencontrée, cette âme, dans le pauvre regard qui sombrait sous le chloroforme, dans le tissu que je fendais, dans le sang que je répandais. C’est au nom de cette âme que je vous parle, que je vous conjure de réveiller en vous la pitié, la charité, la justice ! »

On vota sur un ordre du jour de Dabaisse et de Charmide, flétrissant les procédés de Bradilin et les interdisant à l’avenir. L’aspect de la salle et des tribunes était curieux. Cet événement avait modifié la cristallisation des spectateurs et fait sortir les passions, tels les vers hors du sol par la pluie. Des colloques animés s’engageaient. Dabaisse s’était rapproché de Charmide et leurs amis les entouraient. L’opinion oscilla, fluctua, puis je remarquai que Bradilin formait le centre d’un groupe qui grossissait à chaque seconde. Je flairais là-dessous quelque machination ténébreuse. La voix mordante de la Cigogne me tira du doute : « Bradilin l’emportera. Il les tient tous. Il connaît leurs cadavres. Il collectionne et note : on craint ses dossiers. » Les dames avaient enfin leur pâture. Elles discutaient avec de jolis gestes. L’ordre du jour honnête fut repoussé. Un de mes voisins grogna : « C’est ici comme au Parlement. Scélératesse et lâcheté. » Tartègre proposa une motion ainsi conçue : L’assemblée, confiante en l’humanité du professeur Bradilin et persuadée que son expérience a été conduite selon les règles de l’antisepsie, passe à l’ordre du jour. Ce texte fut adopté à mains levées. Charmide déclara d’un ton ferme : « Messieurs et chers collègues, entre la mauvaise cause et la bonne vous avez choisi la mauvaise. Mon ami Dabaisse et moi remettons à M. le président notre démission solennelle de membres de l’Académie de Médecine des Morticoles. » Et appuyés au bras l’un de l’autre, fraternellement, bravement, ils quittèrent la salle des séances, escortés de murmures indécis. Vomédon eut un mouvement d’épaules qui signifiait : Quelle sottise ! et annonça que l’on allait élire un membre correspondant.

Cette cérémonie n’intéressait personne. Les bancs se dégarnirent et la tribune se vida comme un vase plein d’eau sale, dont les particules commentaient la séance. Je courus au Tibia brisé. J’y trouvai Cloaquol en conversation avec Bradilin qui m’avait précédé. Quand j’entrai, mon directeur frappait sur l’épaule de l’habile physiologiste : « C’est entendu à ces conditions, mon cher, et mon journal étouffera cette ennuyeuse histoire. Je vous demande en outre et par-dessus le marché de recevoir au Lèchement de demain mon excellent collaborateur que voici, Félix Canelon. » Les yeux cruels de Bradilin me fouillaient. Cloaquol ajouta, très aimable : « C’est lui qui ne fera pas l’article sur votre cancéreux. Et quand passez-vous à la caisse ? — Après-demain sans faute. — J’y compte. Tenez votre parole et je tiendrai la mienne. » Puis, dès qu’il fut dehors : « Quelle canaille ! s’écria Cloaquol en sautillant. Comment se procure-t-il de pareilles rançons ! Canelon, voilà notre besogne simplifiée. Étendez-vous sur le Vanica rubicans et les pulsations radiales. Trois mots sur l’affaire Bradilin. D’ailleurs Charmide et Dabaisse nous embêtent avec leur vertu. Ajoutez : On donnait, dans la salle, l’échec du vieux drôle Wab… comme certain. Le gros juif en fera une maladie. »

Je passai une mauvaise nuit. Je m’étais exercé la langue une dernière fois, mais ma conscience me bourrelait. Ainsi, débarqué probe dans ce pays de corruption, j’en arrivais à suivre des ordres que j’aurais dû rejeter violemment et cela dans un intérêt personnel.

La cour de la Faculté avait l’animation des grands jours quand j’y arrivai pour subir l’épreuve. La même fournée comportait des Lèchements de trois degrés. En outre une foule d’élèves venaient pour assister leurs camarades. J’avais fait la toilette obligatoire, c’est-à-dire que j’étais vêtu d’un complet noir, gilet, pantalon, redingote, qui avait dévoré la moitié de mes appointements. Je portais des gants noirs. Noire était ma cravate et noir mon chapeau. Je serrai bien des mains banales, tandis que des bouches banales me répétaient bonne chance. Heureusement j’aperçus Trub : « Tu es prêt, Félix ? Si tu es reçu, je n’oserai plus te saluer. Pense donc : un lécheur du premier degré et un simple garçon d’hôpital ! » Autour de nous, c’était un incessant échange d’impressions sur les juges, sur les langues que l’on tirait, que l’on appréciait, que l’on palpait. L’attente fut interminable. Enfin un huissier annonça Lèchement de pieds du premier degré ! Première série ! On nous conduisit, à travers des corridors sombres, jusqu’à un petit local triste et nu. Celui-ci communiquait avec un amphithéâtre où l’on tirait en ce moment au sort l’ordre dans lequel nous nous présenterions devant le jury. La porte s’ouvrit : un deuxième huissier appela : Félix Canelon !

Je pénétrai dans la salle. Bien qu’on fût en plein jour, elle était éclairée à la lumière électrique. Sur les gradins s’entassaient les spectateurs, avides de voir comment un étranger s’en tirerait. Les professeurs étaient assis dans de confortables fauteuils, tous en grand costume, toges et toques rouges. Leurs pieds, placés sur des tabourets, étaient cachés par une longue couverture noire portant les armes des Morticoles, la tête de mort blanche flanquée de deux os blancs. Ils avaient l’attitude rogue et sévère. Je distinguai confusément les visages de Boridan, Bradilin, Tabard, Mouste et Clapier, mais mes regards s’attachaient à leurs mystérieuses extrémités inférieures. La grande pendule tinta. On avait vingt minutes pour l’épreuve totale, quatre minutes donc pour chaque paire. M’armant de courage, je commençai. La couverture disparut. Déjà j’étais à genoux devant ceux de Boridan. Ils étaient blêmes, gras et froids, et j’eus, en appliquant ma langue sur eux, une sensation de glace grenue et peu de dégoût, ma vive imagination m’ayant averti et me tempérant la réalité. Ma bouche s’engourdissait. N’importe ! Je suivis l’ordre indiqué : le dos, les chevilles, les orteils, du pouce au petit doigt, et je remarquai avec surprise la forme bizarre de ce dernier. Il était plus un minime moignon qu’un organe, privé d’ongle mais non de petites envies qui me râpaient les lèvres au passage. Je crus que je n’en finirais point avec cet onctueux brimborion, sur lequel se dressait un cor rond et dur, pareil à une coupole. La plante ne fut plus qu’un jeu et, tandis que je m’activais, le gros pied me ballottait dans la figure, secoué par les tressaillements du propriétaire. Son frère et voisin subit le même sort.

Quel changement avec Bradilin ! Une branchette sèche et jaunâtre ! Partout des os et des tendons saillants. Si ceux de Boridan étaient deux côtelettes, ceux-ci m’en parurent les manches. Et une envie folle me prit de mordre ces maigres outils de la marche, de ronger le peu de chair cornée qui les recouvrait. Même j’eus un moment de sympathie sincère pour ces pieds si commodes et prompts, dont la descente était aisée, dont les orteils s’écartaient tout seuls. Le petit doigt, allongé en fuseau, d’une tournure certes délicate, m’égaya. Le seul vice était dans les ongles, hérissés, méchants et pointus, par lesquels se manifestait la cruauté de leur maître. Quant à la plante, non plus plate, mais cambrée à souhait, elle eût fait une excellente chaise longue pour une naine. Comme je la polissais, elle s’agita nerveusement, et j’entendis de petits rires aigres.

Une chose me gênait. Je ne calculais point la durée, et le tic-tac de la pendule me troubla. Allais-je trop vite ou trop lentement ? C’est ce à quoi je n’avais pas le temps de réfléchir. Ma colonne vertébrale était douloureuse, à cause de mon attitude maladroite. La langue ne me brûlait pas trop. Le deuxième pied de Bradilin différait du premier. Il avait dû subir quelque accident. Deux ou trois cicatrices faisaient crête sur son dos. Un orteil manquait. Lequel ? Sa place était occupée par un étroit cratère, âpre et crémeux, vulgairement nommé œil-de-perdrix. J’eus un instant la tentation de franchir ce léger obstacle. Je me disais : « Il ne fait pas partie du pied ; c’est une excroissance, un rajout, un pourboire de la nature. Il n’est pas dans nos conventions. » Mais je me rappelai la susceptibilité des juges. J’avais sacrifié au cor de Boridan. Donc, audacieusement, j’attaquai cet œil sans regard.

Après ces deux paires, je repris haleine quelques secondes. Cet arrêt causa ma perte ; redressant mon échine endolorie, j’aperçus la physionomie satisfaite de Boridan, puis celle de Bradilin, joyeux encore de sa plante chatouillée. La troisième était le triangle hautain de Tabard. Je suivis sa personne étroite et rouge et descendis jusqu’à ses pieds ou plutôt à l’endroit où ils auraient dû être. Ma première pensée fut : « La couverture noire est restée. » Une douloureuse attention m’amena à la certitude que c’étaient bien là les pieds de mon juge, les pieds que je devais lécher, nullement comparables à ceux d’un nègre, malgré leur épaisse couche de vernis, cirée plus qu’une botte, car cette crasse formait un relief, et dans les interstices brillait une chapelure verdâtre. La néfaste coloration cessait aux ongles, nougats craquelés, mi-bruns, mi-jaunes. Je réfléchis : « Ce ne sont point des pieds. On ne marche pas avec ces guenilles-là. C’est une plaisanterie. » Je remontai au visage, plus sinistre que tout à l’heure. Une joie maussade plissait les lèvres. Je songeai à ma bouche à moi, à ma malheureuse bouche que j’allais traîner dans ce bitume. Le tic tac de la pendule se précipitait. Je courbai la tête. Alors, jointe à la nuance, et plus forte qu’elle, une puanteur atroce éclata, faite de tous les noirs ingrédients d’un chaudron de sorcière. De mes narines, elle gagna la gorge, l’estomac, me remplit l’âme, et soudain, invinciblement, je rejetai, sur ces pieds d’enfer et sur le tabouret qui les supportait, mon repas de la veille et mon déjeuner du matin en une retentissante cataracte. Je vomissais avec âcreté, avec furie et les pieds s’agitaient, pataugeaient dans cette fange vengeresse. Je ne distinguais plus rien, aveuglé par l’odeur, empoisonné par la vue et secoué de hoquets jaillissants. Quand je fus soulagé, je me levai d’un brusque tour de rein, et sortis de la salle en courant, poursuivi par des rires et la vision rapide de tous les spectateurs debout et convulsionnés d’allégresse.

Dans la cour déserte, je me sentis honteux et désespéré. Trub me rejoignit : « Malheureux, qu’as-tu fait ? Tabard est ivre de rage. On est en train de le nettoyer et je te jure qu’on a fort à faire. — Ah, m’écriai-je, aussi qu’allais-je chercher dans ce cloaque ? Me voilà délivré ! J’ai voulu me plier au joug des Morticoles, et tout le dégoût accumulé en moi par mon séjour dans cette infâme contrée est sorti en un instant par ma bouche. Je regrette que de mon estomac n’ait point jailli un geyser de vitriol qui corrode et détruise tous ces pieds. Fuyons, Trub, fuyons. » Mon ami me calma. Il me montra combien la fuite était impraticable, puisque nous ne pouvions fréter un bateau et que nous serions arrêtés par les perquisiteurs sanitaires : « Tout n’est pas perdu. Tu passeras les examens. — Non ! non ! Je n’en veux plus. Je préfère l’hôpital Typhus, Trouillot même, oui Trouillot, à ces hontes et à ces bassesses ! » Je courus chez un pharmacien boire un peu de cognac et d’eau, puis je revins à l’École. Mes camarades sortaient de l’amphithéâtre. Julmat avait été magnifique. Il obtiendrait le maximum. Mon aventure faisait les frais de toutes les conversations. On me fuyait comme un lépreux. Échouer au premier Lèchement et dans ces conditions, c’est tomber aux classes inférieures. On se moquait de moi. Mais je me réjouissais de ces vilenies. Au bout d’une demi-heure, l’huissier annonça les résultats de l’épreuve. Le compte des notes se faisait par orteils et la limite était cinquante. J’avais vingt. Comme je me sauvais avec Trub, Bradilin me rattrapa et me glissa dans l’oreille : « Mon pauvre ami, j’ai fait ce que j’ai pu. Ceci me brouille avec Tabard. Nous avons discuté pied à pied. Ni lui, ni Mouste, ni Clapier n’ont voulu se laisser fléchir. Boridan seul inclinait à l’indulgence. Enfin rappelez-vous que je vous ai soutenu envers et contre tous et servez-moi auprès de votre directeur. »

Cloaquol, je le vis dans la journée. Il m’accueillit durement : « Monsieur Canelon, je ne puis vous garder dans ma rédaction. Vous avez commis un révoltant scandale. Si vous n’étiez étranger, vous vous exposeriez à des peines afflictives. Vomir sur les pieds d’un professeur ! Et pourquoi, je vous prie ? Parce qu’ils sont crasseux ! C’est à nos yeux presque un crime. Notre Constitution n’admet pas ce manque de respect. » Devant mon attitude piteuse, il se radoucit : « Je suis content de vos services, et, bien que ce dernier épisode ne témoigne guère en faveur de votre cœur et de votre intelligence, vous méritez un bon conseil : vous avez maintenant le choix entre végéter comme malade pauvre, car ce dégoût incompréhensible indique un estomac délabré, ou vous placer comme domestique chez un médecin. Prenez ce dernier parti. On oubliera votre histoire. On vous saura gré de votre humilité. » Je réclamai le prix de mes derniers jours de travail. Il eut un clair sourire : « À quoi cela me servirait-il de vous payer, puisque je vous chasse ? Partez et rappelez-vous que vous, étranger et candidat malheureux, ne pouvez rien contre moi, membre du Parlement, de la Faculté et de trois Académies… »

Le lendemain, après une causerie avec le subtil Trub, je donnai congé de ma chambre d’étudiant et j’allai sonner chez Wabanheim. Une servante borgne vint m’ouvrir. Je demandai à voir son maître, pour une affaire pressante et grave : « Monsieur, dis-je à ce vieillard pesant, emmitouflé d’une robe de chambre grise, j’étais candidat au premier Lèchement et rédacteur au Tibia brisé. J’ai échoué à l’épreuve et Cloaquol m’a chassé. Je suis au courant de ses manœuvres contre vous. Si vous me prenez comme domestique, je vous indiquerai les pièges qui vous sont tendus. Je suis étranger. Je m’appelle Félix Canelon. Je suis dur à l’ouvrage. Mes gages seront ce que vous voudrez. » Wabanheim réfléchit quelques instants et contracta son front entre ses épais sourcils. Il craignait un traquenard, mais mon air naïf et sincère le rassura, puis il cédait à la perspective d’avoir un domestique au rabais, car il était d’une avarice sordide. Enfin il écarta ses lèvres minces : « J’accepte », les referma et rentra dans son cabinet. Une nouvelle phase de ma vie morticole commençait.