Les Monologues


J’ai mal aux dents

Monologue en vers dit par Saint-Germain.

Vous me voyez ? Eh bien j’enrage.

Figurez-vous qu’en cet instant

J’aurais une femme, un ménage.

Si j’avais été bien portant !…

J’arrive droit de la mairie…

Mais patatras ! quel contretemps !

Le jour même où je me marie.

C’était prévu ! j’ai mal aux dents.

C’est ma faute ! Avant hier dimanche,

Avant de rompre tout à fait

J’ai voulu dîner avec Blanche

Et voici comment tout s’est fait :

Nous étions seuls, en tête à tête,

Chez Brébant, tout deux fort contents ;

Blanche, ô hasard ! n’était point bête ;

Moi… je n’avais point mal aux dents.

C’était au mieux ! comme on le pense.

Nous avons fait un dîner fin :

Bisque, huîtres, tout en abondance :

Vin de champagne et Chambertin,

Rien n’y manquait ! c’était un rêve.

Nous étions si gais, si bruyants !

Et de l’esprit, j’en eus sans trêve :

Ah ! je n’avais pas mal aux dents.

Au dessert je devins très tendre !

Je pourrais dire sans façon :

Vous n’êtes pas sans me comprendre !

D’ailleurs j’étais toujours garçon !

Blanche était toujours ravissante…

Enfin ce fut plein d’agréments…

Ah ! je suis d’une humeur charmante

Moi quand je n’ai pas mal aux dents.

Bref à dix heures nous partîmes ;

Formant cent projets amoureux,

Dans le seul fiacre que nous vîmes.

Presto nous montâmes tous deux ;

Il était ouvert ! c’est terrible,

Eh hiver, par le mauvais temps :

Juste, il faisait un temps horrible,

Un vrai temps pour le mal de dents !

Un froid glacial, de la neige ;

Un vrai fait exprès ! L’on conçoit

Notre ennui. Bref, que vous dirai-je ?

J’avais eu… chaud, il faisait froid ;

C’était la mort, le coup suprême.

Je gelais dans mes vêtements.

"Sapristi, disais-je en moi-même,

Je vais attraper mal aux dents ! "

Parbleu la chose était bien sûre !

Ça n’a pas manqué !… Ce matin

Je trouvais cette boursouflure

A ma joue. Ah ! maudit sapin.

Bref, que vouliez-vous que je fisse ?

Je pris mon chapeau, mes gants blancs,

Et courus sans plus d’artifice

Faire soigner mon mal de dents.

Et cet homme se dit artiste !

Mais moi, moi qui n’y connais rien,

Moi qui ne suis pas un dentiste,

J’exercerais tout aussi bien.

Et c’est pour ça qu’on fait attendre ?

Pour ça que l’on me prend vingt francs ?

Non, ces dentistes sont à pendre !

A pendre avec le mal de dents !

Enfin je file à la mairie ;

J’arrive… trop tard ! Tous déjà

Ont lâché la cérémonie…

Seul mon beau-père est resté là.

A ma vue il se met en rage ;

Et tout se rompt en même temps !

Bref, j’ai raté mon mariage…

Et j’ai toujours mon mal aux dents.

Le billet de mille.

Monologue en vers dit par Saint-Germain du Gymnase.

à A. Cohen.

Je tirais, depuis quelque temps,

Un peu le diable par la queue,

Quand je touche, hier, mille francs

En belle paperasse bleue,

"Eh ! fis-je, heureux comme un gamin,

Allons faire un tour par la ville

Et jetons l’or à pleine main…

Avec mon beau billet de mille ! "

Et me voilà, le cœur joyeux,

M’étalant dans mon importance,

Croyant qu’on peut voir dans mes yeux

Quel est l’état de mes finances.

Pour me réchauffer l’estomac,

J’entre acheter un bon manille

Chez la marchande de tabac,

Avec mon beau billet de mille !

Je choisis, je prends, je remets,

Je fais craquer tous les cigares

Avec cet air des fins gourmets

Méprisant les fumeurs barbares.

— Là ! mon choix est fait ! Payez-vous !

— Pas de monnaie ? — Ah ! quelle tuile !

Je ne puis donner quatre sous

Avec mon beau billet de mille !

"Ah ! bah ! me dis-je, allons toujours

Dîner, nous fumerons ensuite.

Et d’abord à nous les amours !

Je connais certaine petite ;

Courons l’inviter à dîner ! "

Chez Ninette aussitôt je file…

Comme on va gaîment festiner

Avec mon beau billet de mille !

Tous deux, bras dessus, bras dessous,

— Contrefaçon de l’hyménée, -

Nous partons comme deux époux,

L’âme d’amour tout imprégnée.

On se sent charitable et bon :

Un pauvre tend sa main débile ;

Je veux lui donner… quel guignon !

Rien que mon beau billet de mille !

"- Tu n’aurais pas deux sous sur toi ?

Fais-je à l’enfant, la moindre somme ?

— Je ne prends jamais rien sur moi,

Lorsque je sors avec un homme ! "

Reste à filer piteusement !

Vrai, mon argent m’est bien utile

Si je suis pauvre, franchement,

Avec mon beau billet de mille !

Et ce billet m’est un fardeau !

L’avoir et n’en pouvoir rien faire !

J’en voudrais donner un lambeau

A chaque pauvre de la terre.

Tout me tente, ce que je vois !

Tentation bien inutile !

Je suis bien avancé, ma foi,

Avec mon beau billet de mille !

Ici, c’est un joli blondin

Qui contemple, avec convoitise,

L’étalage d’un magasin

Fort tentant pour sa gourmandise,

Moi, je pourrais le contenter :

Un ou deux gâteaux, c’est facile…

Mais je ne puis rien acheter

Avec mon beau billet de mille !

Là, c’est un enfant qui me tend

Un frais bouquet de violette.

Deux sous ça n’est pas cher vraiment,

Pour faire plaisir à Ninette.

Tiens ! je sais fort bien que c’est peu !

Quand on les a, c’est très facile,

Si l’on peut me rendre, parbleu,

Voici mon beau billet de mille.

Puis un fiacre vient à passer

Qui, sur sa route m’éclabousse.

Vite, il faut me faire brosser :

"Eh ! l’Auvergnat à la rescousse ! "

Il vient ; non ! je dois déclarer

Que sa présence est inutile

Je ne puis me faire cirer

Avec mon beau billet de mille !

Enfin mon supplice a sa fin :

Un restaurant ! C’est notre affaire ;

Ninette et moi mourons de faim :

Quel bon dîner nous allons faire !

En cabinet particulier

Nous nous mettons : c’est plus tranquille !

Et je puis bien me le payer

Avec mon beau billet de mille !

Nous eûmes un dîner exquis !

Et Ninette aussi fut exquise !

Elle m’avait vraiment conquis ;

Je l’avais tout-à-fait conquise…

"- Ah ! parle, dis ce que tu veux ! "

Murmurais-je, — touchante idylle ! -

"Je puis exaucer tous tes voeux

Avec mon beau billet de mille ! "

Et le fait est qu’il me semblait

Plus doux encor de me voir riche ;

Elle aura tout ce qui lui plaît,

Et je puis ne pas être chiche ;

Comme, alors, son œil s’animait !

Que son regard était fébrile !

C’est pour moi seul qu’elle m’aimait,

Pas pour mon beau billet de mille.

Bref, en passant, elle parla

Qu’elle avait bien certaine dette ;

Une dette ! Qu’est-cela ?

Je m’en charge ; c’est chose faite !

"Tiens, nous allons tout arranger,

Fis-je, mignonne, c’est facile ;

Et je n’ai qu’à faire changer

Avec mon beau billet de mille."

"- Hein ! fit-elle, qu’est-ce ceci ?

Pour moi, je ne veux pas qu’on change

Eh ! laissez ce billet ici ! "

Moi, je dus céder à cet ange.

Digne, au garçon elle arracha

Le billet, puis calme et tranquille

Distraitement elle empocha…

V’lan ! tout mon beau billet de mille.

Je fus un instant ahuri !

Moi j’avais compris d’autre chose…

Mais bah ! que faire ?… J’en ai ri !

C’est égal, Ninette est très forte !

Pourtant, je ne puis soupçonner

Qu’elle eut l’intérêt pour mobile,

Car elle a payé le dîner

Avec mon beau billet de mille !

Le colis

Monologue en vers dit par Saint-Germain.

à Alfred Feydeau.

… Eh ! oui je me plaindrai !… Je me plaindrai bien haut !

Et pour avoir raison, j’aurai recours, s’il le faut,

Aux tribunaux ! Oui-dà ! Mais j’aurai gain de cause.

L’on verra si je suis si jobard qu’on suppose !

Enfin me voilà, moi… Quel triste dénouement !

Sans la moindre chemise et sans un vêtement.

Eh ! oui ; de convoler, un jour j’eus la sottise ;

Ma femme est un bijou : là n’est point la bêtise,

Mais devenant époux, je devins gendre aussi,

Et qui dit « gendre », dit « belle-mère » ! Ah ! merci…

« Merci », sans calembour… parbleu ça se devine !…

Oh ! mais on peut l’écrire, en rime féminine !

Et moi qui pour lutter contre le préjugé

Voulais, avant - c’est vrai - que d’en avoir jugé

Fonder un comité - quel but humanitaire

Pour réhabiliter à tous la BELLE-MÈRE.

Pauvre fou que j’étais ! Et tenez, jugez-en :


C’était tout récemment ; moi, toujours complaisant

J’offre à mon cauchemar une excellente stalle

Pour le concert Colonne et v’lan ! je l’y trimbale.

— Oui, c’est beau, je le sais, c’est superbe ! c’est fort !

Mais j’avais mes raisons : l’absent a toujours tort ;

Or, le surlendemain, je partais en voyage,

L’autre en eût profité pour troubler mon ménage… -

Bref, tandis que l’orchestre entame du Wagner,

J’entends auprès de moi ronfler sur le même air,

Qui ? ma belle-maman qui, là, dans tout Colonne,

Semble vouloir lutter même avec le trombone

Et qui, la tête en l’air et glissant sur son fond,

Regarde, les yeux clos, le lustre du plafond.

Donato pour sujet l’aurait trouvée exquise.

Dame ! on endort les gens, quand on les… Wagnérise.

Soudain autour de moi, tous les gens agacés

De hurler : « A la porte ! au vestiaire ! assez !… »


Ah ! n’éveillez jamais belle-mère qui ronfle !

Voyez comme son sein paisiblement se gonfle,

Et moi je trouve un charme à ses ronronnements

Qui sont comme un répit à tous ses grondements ;

Je la contemple ainsi dormir avec délice ;

C’est comme en pleine guerre, un trop court armistice,

Comme au mourant de soif la moindre goutte d’eau,

La résurrection après le froid tombeau.

C’est moi, quoi ! libre, enfin, libre après la galère,

Me pouvant un moment, croire sans belle-mère.


Quand le concert finit, vers cinq heures au plus,

Belle-maman dormait, mais ne ronronnait plus.

Au risque d’essuyer sa nouvelle colère,

Je voulus l’éveiller pour partir… Téméraire !

J’eus beau faire et crier, comme au plus sourd des sourds,

Elle n’entendait rien, elle dormait toujours !

Ah ! je n’aurais point cru, vraiment, que la musique

Eût pu rendre à ce point quelqu’un cataleptique.

Que faire ? J’envoyai me quérir aussitôt

Le docteur. Il vint ; puis, sans me mâcher le mot,

Me dit brutalement : « Monsieur, madame est morte ! »

Ce fut un coup pour moi : « Quoi ? mourir de la sorte !…

C’est bien embarrassant ! » fis-je tout attristé.


Ma pauvre femme en eut le cœur tout affecté ;

Elle pleura, pleura, c’était à fendre l’âme.

Moi, je pleurais aussi ; je l’aimais tant… ma femme !

C’est alors qu’on put voir les amis s’amener,

Plaindre, se lamenter… demeurer à dîner,

De ma belle-maman entamer la louange :

Toutes les qualités ! Enfin c’était un ange !

— On apprend tous les jours ! — Bref, vous savez, vraiment,

Nous la pleurâmes, là, très convenablement.

Eh ! bien, se moque-t-on du monde de la sorte ?

Pas du tout, non, messieurs, elle n’était pas morte !

Et me voilà soudain, quel guignon ! patatras !

Une re-belle-mère à nouveau sur les bras ;

Sans compter tous les frais que je venais de faire,

Et la bière restant pour compte ! Eh ! oui, la bière !

Que peut-on faire enfin d’un pareil bibelot ?

A moins tout bonnement d’aller et mettre en lot,

Ou de courir l’offrir à quelque originale

Qui s’en fera son lit ?… Non ! ce sera ma malle.

Et voilà !… Je vous vois plongés dans la stupeur !

Et l’on vient me citer Papin et sa vapeur !

Mais qu’a-t-il donc tant fait ? — Simplicité que j’aime !

S’il trouva la vapeur, c’est dans la vapeur même.

Pour moi c’est du néant que j’ai tout fait sortir :

Papin sut profiter, moi j’ai su convertir.

Et, fier de moi, presto, j’entreprends mon voyage,

Ma foi fort enchanté de lancer mon bagage.


Ah ! non mais quel succès quel ahurissement !

Chaque fois que d’un train s’opère un changement.

Là l’homme se découvre, et la femme se signe ;

Et près de moi, partout, on crie : « Ah ! c’est indigne ! »

Car plus d’un se révolte en voyant sans façon

Bousculer mon objet et le mettre au fourgon

Comme un simple bagage. Et même pris au piège,

Un gros monsieur cagot, hurle : « Quel sacrilège !

Nous allons dérailler ! » Je pouffais pour ma part.

Ainsi nous arrivons jusqu’à Montélimar.


La grande foule ! et pas la foule habituelle ;

Hommes en habit noir, tenue officielle,

Qu’est-ce ? Dans tout le train, grande agitation.

C’était quoi ? Rien ! des gens en députation

Pour recevoir le corps d’un défunt anarchiste,

Président de leur club anti-légitimiste

Moi, badaud, je me paie, en bon parisien,

Les obsèques gratis de ce grand citoyen.


Soudain l’on se découvre ; un cortège se forme,

Et le cercueil descend… Ciel ! j’en connais la forme :

« Ma malle ! c’est ma malle ! Eh ! là-bas un moment ! »

Je saute à bas du train et précipitamment

Sur ces gens stupéfaits et gardant le silence,

Furieux, sans chapeau, comme un fou je m’élance :

« Arrêtez ! c’est à moi ! » - Je saisis le cercueil. -

« Rendez-le moi !  »… Des gens ont des larmes à l’œil

Et tous de s’écarter avec respect. J’enrage :

« Rendez-le moi ! vous dis-je. » Un vieux me fait : « Courage ! »

En me serrant les mains. « Mais voyons, c’est mon bien ! "

Et le monsieur ajoute : « Ah ! vous l’aimiez donc bien ?

» Hélas ! c’est une perte immense, irréparable,

» Et sa vie, ah ! monsieur, quelle vie honorable !

» Pour le bonheur de tous le destin le créa.

» Il se fit adorer jusque dans Nouméa ! »


— Allez au diable ! là, tous autant que vous êtes !

« J’ai bien le temps vraiment d’écouter vos sornettes !

» Croyez-vous que le train va m’attendre là-bas ?… »

Hélas ! j’avais raison, le train n’attendit pas !

Tandis que j’écumais, furieux, plein de rage,

Il partit, m’emportant mon reste de bagage.

Alors je ne mis plus de borne à mon courroux ;

« Misérables ! hurlai-je, assassins ! gueux ! filous !

» Gredins ! vous me volez ! » — « La douleur qui l’égare » !

Conclut le vieux monsieur. Et l’on quitta la gare.

Je dus, malgré mes cris et mes emportements,

Assister au convoi de tous mes vêtements.

Ce furent des discours, des bouquets, des louanges !

Ah ! mon pauvre colis en entendit d’étranges !…

Par un dernier effort, je voulus, me calmant,

Essayer de les prendre avec du sentiment :

« Voyons ! fis-je, messieurs, là, parlons sans colère ;

» Tout ça n’est que défroque ! Ah ! qu’en voulez-vous faire ?

» Ce que j’ai là dedans n’a jamais valu rien

» Ah ! suivez-moi ! allons à ce qui vous convient !… »

Alors quelqu’un cria : « Vil réactionnaire !

» Tu prends pour piédestal, profane, cette bière

» Et tu veux parmi nous faire ton coup d’état ?

» A bas ! » Je dus filer pour clore le débat.

Il était temps avant que l’orage ne tombe !

Me voilà hors danger, caché par une tombe…

Mais là - si ce n’est pas le comble du tourment ? -

J’entends au loin, soudain prononcés clairement

Ces mots : « … Repose en paix, dépouille juste et probe ! »


Et je vois enterrer ma pauvre garde-robe.

Les réformes

Monologue comique dit par Coquelin Cadet.

à M. Philippe Gille.

Voulez-vous voir un député regardez-moi ! C’est demain que je suis élu… ou blackboulé… Mais ça, c’est la seule chose que j’aie à craindre ; vous voyez que j’ai des chances.

D’ailleurs j’ai des affiches… tout dépend des affiches, dans les élections. Il y a mon nom… en grosses lettres… avec mon portrait… pour ceux qui ne savent pas lire. Et en dessous : "Candidat du parti de ses électeurs ! " Comme cela il n’y aura pas de mécontents. Puis, partout, des calembours… pour faire rire les électeurs ! Parce que, quand on a les rieurs de son côté, vous savez… ! Enfin, en bas, j’ai lancé cette phrase qui n’a l’air de rien : "Votez, pour moi, c’est votre intérêt à tous ! "… Et vous comprenez bien qu’on n’est pas assez bête pour voter contre son intérêt ! Par conséquent, vlan ! ça y est : je suis élu !

Et d’abord, je réforme tout ! Je suis pour la réforme, moi ! D’ailleurs il parait que ça se voit sur ma figure : Quand j’ai passé mon conseil de révision, le médecin-major a dit tout de suite : "Voilà un homme qui est pour la réforme ! " Eh bien, je ne lui avais rien dit, moi ! Voilà ce que c’est que d’être physionomiste ! Eh ! bien alors : Vling ! vlan ! réformons !

Ainsi, tenez, la révision, puisque nous en parlons, la fameuse révision ! Qu’est-ce que c’est ? On veut réformer la Constitution ! C’est parfait ! je ne la connais pas, moi, cette Constitution ; mais il est évident qu’elle a besoin de réparations parce qu’il n’est pas de si bonne Constitution qui ne se détériore avec le temps. Alors il s’est agi de s’entendre. C’est pour cela qu’on a réuni le Congrès… et on n’a rien entendu du tout ! On a crié si fort, qu’il n’y a que les sourds qui ont entendu quelque chose, et que ceux qui entendaient en sont revenus sourds. Eh ! bien, pendant qu’on criait, je l’ai trouvé le remède ; je l’ai trouvé dans le journal. Pour les constitutions faibles, demander le fer Bravais ! Eh bien, voilà votre affaire ! le fer ! tout le monde aux fers ! C’est le seul moyen d’avoir un peuple libre et indépendant. Eh ! bien, alors, vling ! vlan ! réformons !

Mais non, au lieu de ça, on s’occupe à des bêtises… tenez, par exemple : le divorce ! Mais c’est indécent, le divorce ! c’est une excitation à la débauche !… D’abord la loi dit que la femme doit suivre son mari… Eh ! bien, si elle divorce, elle ne peut pas le suivre, ou bien alors ça devient un crampon, et puis, ce n’est pas la peine ! Non ! le mariage doit être indissoluble, seulement il faut choisir des épouses sérieuses. Ainsi, si c’était moi, je défendrais de prendre ses femmes chez les jeunes filles… il n’y aurait que les veuves qu’on pourrait épouser, ce serait le seul moyen d’être heureux en ménage. C’est à ce point qu’on me dirait : "Tu vas épouser mademoiselle…, qui n’est pas veuve ! " Quand ce serait ma propre fille, je ne l’épouserais pas… Eh ! bien, alors, laissez-moi donc tranquille avec votre divorce. Vling ! vlan ! réformons !

Je vous dis que tout est dans le marasme ! Tenez ! le théâtre ! on dit toujours : "Il n’y a plus d’auteur ! " Eh ! bien, ça n’est pas vrai ! La vérité, c’est qu’il n’y a plus de pièces ! Le reste importe peu : qu’on nous donne des pièces, et l’on ne s’apercevra même pas qu’il n’y a plus d’auteurs. Ne croyez pas, au moins, que je tienne à les défendre, les auteurs ! Les trois quarts sont des nullités ! Je sais ce que c’est, moi, j’en suis ! J’ai fait une pièce ; elle s’appelait : On fait Relâche ! Le titre était médiocre ! je n’ai jamais pu avoir un chat ! n’empêche que je l’ai portée à la Comédie-Française ! Là, j’ai été reçu immédiatement… il n’y a que ma pièce qui n’a pas été reçue. Alors je l’ai fait jouer en province. Elle a tout de même rapporté dix mille francs à son directeur… ma parole ! c’est moi qui les ai payés.

Eh ! bien, à côté de cela, on a joué les Précieuses ridicules ! Une pièce d’un rococo ! On dirait que cela a été fait, il y a au moins quarante ans ! Ça a eu un succès fou ! pourquoi ? parce que c’est indécent. Voulez-vous que je vous dise : Aujourd’hui la nouvelle école va trop loin. Eh ! bien, alors ? Vling ! vlan, réformons !

Tenez, c’est comme les acteurs ! Eh ! bien je les supprimerais, les acteurs ! Ce sont eux qui tuent le théâtre ! Oui, mais osez donc lancer ça ! tout le monde vous arrachera les yeux : "Ah ! monsieur ; comment pouvez-vous dire ça, les acteurs ! ils déclament si bien ! " Eh ! bien, quoi, c’est bien malin ! Mais j’en ferais autant moi,… si j’avais du talent ! Et puis le grand tort aujourd’hui ; c’est de faire de rôles pour les acteurs. C’est idiot ! Aussi sortez-les de là : Bonsoir ! Tenez Sarah-Bernhardt dans Phèdre ! mon Dieu ! elle est très bien, ça va sans dire… mais il est évident que chose… machin, l’auteur, a écrit cela pour elle. Mais qu’elle joue donc… tenez, rien qu’un des rôles de Dumaine ! vous verrez comme elle paraîtra maigre à côté ! Et c’est comme ça pour tous ! Votre Judic par exemple ! vous lui trouvez du talent, vous ? Mais est-ce qu’elle existe Judic ? Ah ! bien, si vous aviez vu Talma ! Non, je vous dis, il n’y a encore que cela : Vling, vlan, réformons !

Comme pour l’armée ! la loi de trois ans : je la repousserais. En principe, pour être plus tard un bon citoyen, il faudrait rester soldat au moins toute sa vie. Autrefois, quand il avait des guerres de Cent ans, est-ce que les soldats ne restaient pas tous les cent ans sous les drapeaux ? Eh ! bien alors, de quoi se plaint-on ? Ah par exemple, si vous voulez une armée, avant tout il ne faut pas l’envoyer à la guerre…, parce que la guerre, ça la détruit ! Mais tenez ! envoyez donc plutôt le civil, lui qui ne fait rien ! Dame ! enfin, c’est indiqué !

Oui, mais tout ça, c’est une raison pour que ce soit rejeté. La Chambre votera peut-être, mais les sénateurs repousseront ; — ils repoussent toujours, les sénateurs. Ce n’est pas comme leurs cheveux ; Aussi, moi, j’ai eu une idée de génie : je voudrais qu’on transportât les députés au Sénat, et les sénateurs à la Chambre ; comme cela les sénateurs seraient toujours d’accord avec la Chambre et la Chambre avec le Sénat ! Vlan !

L’homme économe

Monologue comique dit par Coquelin Cadet.

à Pierre Gallinard.

Oui, adieu mon garçon ! Bien des choses à ta mère. Quand je dis bien des choses… pas trop ! L’exagération, ça ne sert à rien… un peu de choses à ta mère… voilà tout. Oh ! les neveux ! Quels frais inutiles… En voilà un qui voudrait me soutirer de l’argent… pour des dettes, je vous demande un peu ! Dame, qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? On est oncle, n’est-ce pas ! On a certaines obligations… je l’ai emmené à ma caisse, j’ai étalé beaucoup d’argent devant lui, je lui ai dit : "si tu es économe, tu pourras en avoir un jour autant que ça ! " J’ai tout resserré et je lui ai donné de bons conseils ! Il faut bien faire quelque chose pour ses neveux ! Eh bien ! Il n’a pas été content. Alors je lui ai dit : "Ecoute, si je te refuse de l’argent, tu te fâches et nous nous brouillons ; si je t’en prête… ? Tu ne me le rendras pas et nous nous brouillerons également. Eh bien ! J’aime mieux avant qu’après ! " Ça l’a cloué !

Non, mais c’est si simple ! Vous voulez être riche ? Soyez économe ! Je l’ai été toute ma vie, moi ! Aussi, aujourd’hui, j’ai une grosse fortune, je suis très heureux : je me refuse tout. Et quand je mourrai, eh bien ! j’aurai beaucoup d’argent… Enfin, voyons ! ça n’est pas l’idéal, ça ?

Par exemple, il n’y a pas de petites économies. Ainsi, lorsque j’ai une course à faire…, je vais toujours à pied, moi ! Et quand je suis pressé, le premier omnibus qui passe, je ne le prends pas !… Seulement je cours après. J’arrive aussi vite et ça ne me coûte pas un radis ! Voilà la fortune !

Tenez ! Quand je me suis marié, ça s’est fait au moyen d’un journal que mon concierge m’avait prêté, je lis qu’une femme riche cherche un époux ; je dis : "voilà mon affaire ! " Je vais voir la femme : elle était borgne. J’ai été enchanté ! Je me suis dit : "Si elle n’a qu’un œil, c’est qu’elle doit être économe ! " Eh bien ! Pas du tout ! Elle m’a déjà donné dix enfants ! C’est comme cela qu’elle comprend l’économie !

D’ailleurs ils sont tous borgnes comme elle ! Aussi, moi qui suis économe, comme ils n’y voient que d’un œil… je leur ai fait mettre un bandeau dessus, comme ça, je suis certain qu’ils ne l’abîmeront pas ! Ils n’y voient plus ; mais, au moins, ils ne seront jamais aveugles. Non, voyez-vous, pour être vraiment père, il faut avoir des enfants !

Enfin, ce qu’il y a de clair, c’est que je ne suis pas un gaspilleur, moi ! Tenez ! L’an dernier, on m’envoie une terrine de foie gras… elle a duré deux mois ! tous les soirs, à table, on se mettait autour, et l’on respirait le parfum ! C’était exquis. Au bout de quinze jours, elle commençait à moisir… nous l’avons grattée avec un couteau. Enfin au bout de deux mois, il n’y avait plus moyen ! Elle était si mauvaise que nous l’avons mangée ! Que voulez-vous ? Nous ne savions plus qu’en faire !

Eh bien ! oui ! C’est plus fort que moi ! Je ne comprend pas qu’on gâche ! Ainsi, j’ai un parent ! Il me met au désespoir, il dépense pour dépenser. Tenez ! Il avait un chien qu’il adorait ! Qu’est-il arrivé ? Il l’a tant bourré qu’il est mort, le chien !… et lui aussi, d’ailleurs ; ils sont morts tous les deux ! Eh bien ! moi, mon chien… il se portait à merveille… il est mort au bout de huit jours… et il n’a pas eu une seule indigestion.

Mon Dieu ! Je comprends très bien que l’on mange beaucoup, mais pas chez soi… Tenez, un bon moyen si vous avez bon appétit, prenez pension à table d’hôte. Là, par exemple, mangez trop ! c’est le même prix : plus vous mangerez, mieux ça vaudra. Au bout de huit jours, l’hôtelier vous fera appeler, vous rendra votre argent et vous offrira une prime si vous voulez aller prendre votre repas chez un confrère ; il vous donnera même des adresses ; je la connais : je l’ai fait cent fois…

Eh bien ! Encore une économie !… Quand vos souliers sont crottés vous payez six sous un commissionnaire, n’est-ce pas ? Naïfs ! Moi, j’attends… et dès que je vois un gogo comme vous qui fait cirer, je fourre mon pied à côté du sien ; le commissionnaire croit que c’est l’autre pied du monsieur et me cire mon soulier ; le monsieur, ahuri, n’ose rien dire, et je les laisse se débrouiller ensemble pour le troisième pied, pendant que je vais rechercher un second gogo pour avoir la paire.

C’est comme au jeu, tenez ! Parce que, avec mes principes d’économie il ne faudrait pas croire que je ne suis pas joueur ! Mais voilà, j’ai ma façon… Quand je vois des gens qui jouent, n’est-ce pas… je ne parie pas sur eux… à moins que ce ne soient des grecs… seulement je me mets derrière eux et je me dis : "tiens, voilà un coup que j’aurais bien joué" et je parie en moi-même… des sommes énormes !… Alors quand je perds, je gagne… je gagne l’argent que je ne perds pas, et j’ai les mêmes émotions que les joueurs… seulement à l’envers, voilà.

Je vous dis, je suis plein de ressources ! Par exemple, encore une chose qui coûte très cher : ce sont les appartements. Eh bien ! moi, j’ai trouvé un remède ! Aux prochaines élections, je me fais nommer député, je donne congé à mon propriétaire et je m’installe en chemin de fer… parcours gratuit sur toutes les lignes ! Vous voyez ici l’économie ! seulement le hic, c’est ma femme et mes gamins. Ah ! Si je pouvais les faire nommer députés ! sans compter que ça vaudrait mieux, les petits sont tous mineurs. On pourrait les empêcher de faire des bêtises. Si toute la Chambre était comme ça, ce serait la sauvegarde de la France.

Ah ! Si je m’écoutais, voyez-vous, je fonderais un cours d’économie sociale et politique et bientôt, dans le monde, il n’y aurait plus que des riches, pas un seul pauvre. J’apprendrais à tirer de l’argent de tout, à épargner tout… On n’épouserait plus que des femmes très riches et l’on n’aurait jamais d’enfants… ce serait la fortune assurée pour les générations à venir.

L’Homme Intègre

Monologue comique dit par Coquelin Cadet de la Comédie-Française.


Vous n’avez jamais vu d’idiots, vous ?

Eh bien ! regardez-moi !… J’en ai vu comme vous n’en verrez jamais !

Hier, je vais au Théâtre-Français… On jouait Hernani' ! C’était très bien ! Aussi moi, pour marquer mon contentement j’ai fait « ffuie ! » (il siffle). Quand je suis content, je fais « ffuie ! » moi… Ça veut dire : « Ah ! que c’est bien ! » « ffuie ! ffuie ! » Eh bien ! le public a cru que je sifflais ! il a crié : « A la porte ! Au vestiaire ! » Et l’on m’a mis dehors… sous prétexte que j’apportais le désordre dans le théâtre ! Quels idiots ! C’est injuste ! Je réclamerai !

Et j’ai réclamé ! Aujourd’hui, je passe devant la gare Saint-Lazare ; je vois sur une porte vitrée : « Bureau des Réclamations ! » Je me dis : « Voilà mon affaire ! » Je trouve un vieil employé grincheux qui me demande ce que j’ai à réclamer ? Alors je me soulage le cœur ! Je lui dis que je viens réclamer parce qu’on m’a expulsé hier du théâtre sous prétexte que j’ai fait « ffuie » ! — Il me répond : « Qu’est-ce que ça me fait à moi ! » Et il m’appelle « fumiste ! » Je vous demande un peu ! Il est donc idiot cet employé… idiot ou sourd ! car enfin je ne lui ai pas parlé de cheminées !… A moins que ce ne soit une malice de l’administration qui prend des employés durs d’oreille, pour être sûre qu’ils restent sourds aux réclamations. C’est comme cela qu’on crée des sinécures !

Mais je ne me suis pas tenu quitte pour cela ! Le soir, j’ai été au bois de Boulogne. Il y avait quelque part une petite maison avec quelque chose d’écrit en argot : Octroi. Et à côté, une grande grille, en plein dans le passage… comme un fait exprès, quand il y avait tant de place à côté, où ça ne gênerait pas la circulation ! Là, une espèce de sergent de ville me demande si je n’ai rien à déclarer ? Je lui réponds que je ne suis pas mouchard ! — « Je vous demande si vous n’avez pas de déclarations à faire ! parce qu’ici, mon bonhomme, nous ne laissons pas escamoter les droits ! » J’ai compris qu’il était là pour les faire respecter, les droits ! Alors j’ai fait : « Ah ! Je crois bien que j’en ai des déclarations à faire ! » Il a pris aussitôt son carnet, et moi je lui ai tapé sur l’épaule et je lui ai dit : « J’ai à déclarer… qu’ici on a presque toujours affaire à des crétins ! » Eh bien ! il m’a dressé procès-verbal, pour insulte envers les agents de l’octroi. J’ai eu beau m’expliquer, il n’a rien voulu entendre ! Il m’a mené à la grille et m’a dit : « Adressez-vous au barreau ! » Eh bien ! je les ai regardés longtemps, les barreaux, et je ne suis pas plus avancé qu’auparavant.

Vous comprenez si ça me révolte, tout ça, avec mes principes de justice… car je suis juste avant tout… calme et juste. Je ne m’emballe jamais moi ! L’emballage je réserve cela pour mes malles. Il y a des gens qui le sont toujours emballés… Aujourd’hui ils sont Blluit ! et le lendemain Beuh ! qu’est-ce que vous voulez alors, il n’y a pas d’équilibre… et vous savez : équilibre, balance… et balance, justice ! avec équilibre, balance ! sans équilibre, balançoire ! v’lan !

Tenez pour vous donner une idée de ma justice : autrefois je faisais la critique dramatique au journal d’Auteuil, n’est-ce pas ?… Eh bien ! quand j’avais le compte-rendu d’une pièce à faire, je n’allais jamais la voir… pour qu’on ne puisse pas dire que je m’étais laissé influencer par la pièce. Il est vrai qu’on ne me faisait de service nulle part ! — Et pas de parti pris avec ça, quand j’éreintais… toujours moyen de s’arranger avec moi… et le lendemain j’insérais carrément le contraire… pour bien prouver que mon journal était indépendant. Voilà ce que c’est que la justice.

Non mais d’abord la première condition de justice, c’est l’égalité. Tout le monde doit avoir le même rang dans la société !… ainsi, je ne vois pas pourquoi un monsieur qui est plus que moi, me traiterait… comme je traite mon domestique. Et puis je n’admets pas, par exemple, qu’il n’y ait que les riches qui aient de l’argent ! Enfin c’est trop bête ! Puisqu’ils sont riches, ça devrait leur suffire ! Ils pourraient bien donner tout leur argent aux pauvres qui en ont besoin. D’ailleurs, j’ai fait un article là-dessus ! Je disais qu’on devrait avoir le droit de dépouiller quiconque a plus que soi. Eh bien ! vous ne le croiriez pas, le lendemain un vagabond me volait tout dans la maison… Oh ! mais c’est que je l’ai fait mettre en prison celui-là !

Rendez donc service aux gens après ça ! Il est vrai qu’à Paris, la reconnaissance, ça n’est pas un sentiment qui vient tout seul ! Vous ne croiriez pas qu’il y a des marchands qui en vendent. Ma parole, j’ai vu un magasin où il y avait écrit en toutes lettres : « Achat de reconnaissances, plus cher que partout ailleurs ! » Eh bien ! on raconterait ça, on ne le croirait pas ! Ah ! tenez, la France est un pays perdu.

D’ailleurs un pays qui n’a pas le sentiment de la justice, vous savez… ! Ainsi, tenez, dernièrement n’a-t-on pas condamné à mort un malheureux garçon… qui avait coupé un petit enfant en morceaux… Oui ! eh bien ! autrefois… le grand Salomon, est-ce qu’il n’avait pas voulu faire couper un mioche en morceaux, lui aussi ! Oui, mais, de lui, on dit : « C’est un grand roi ! » Cependant vous m’avouerez que tout le monde ne peut pas être roi… pour couper les enfants en morceaux !

Mais faites donc comprendre cela aux tribunaux !

Ah ! les tribunaux ! si l’on veut la justice, voilà ce qu’il faudrait supprimer ! Voulez-vous que je vous dise ? Ce sont eux qui font les scélérats ! Car si les tribunaux n’existaient pas, eh bien, on n’aurait pas besoin de scélérats pour les faire vivre !

Les Enfants

Monologue en vers dit par Coquelin Aîné de la Comédie-Française.


J’entends souvent parler de l’homme

Pour sa supériorité :

Rien le rend-il si lâche, en somme,

Si sot, que la paternité ?

En vérité, je me demande,

Quand je constate les tourments

Qu’il faut toujours qu’on en attende :

A quoi ça sert-il, les Enfants ?


On les adore - eh ! pourquoi faire ? -

Et l’on se voue à leur bonheur !

A quoi bon se river sur terre

Un boulet, de gaîté de cœur ?

C’est le trouble, l’inquiétude,

Un tracas de tous les instants !

Tout, sans espoir de gratitude…

A quoi ça sert-il, les Enfants ?


Et l’on subit le magnétisme

Qui vous plie à ce tout petit ;

Est-ce orgueil ou bien égoïsme ?

Devant son œuvre on s’aplatit.

L’homme est fier de sa créature,

S’en fait l’esclave en même temps…

Et c’est la loi de la nature !

A quoi ça sert-il, les Enfants ?


Ah ! je comprends vraiment la bête

Insouciante à ses petits,

Qui, le temps qu’il faut, les allaite,

Puis, part sans l’ombre de soucis.

Voilà des instincts admirables !

— A l’appui de nos arguments ! -

Que les bêtes sont raisonnables !…

A quoi ça sert-il, les Enfants ?


Puis, se séparant dans la vie,

La bête va de son côté,

Libre au gré de sa fantaisie,

Ignorant sa postérité.

Les petits peuvent bien se dire :

« Ça ne sert à rien, les parents ! »

Mais chacun vit comme il désire !…

A quoi ça sert-il, les Enfants ?…


Oh ! toi qui parles de la sorte,

Matérialiste enragé,

Toi, beau parleur, toi, tête forte,

Je voudrais te voir fustigé !

Non, tu n’as jamais été père

Pour tenir ces raisonnements !

En ce disant, es-tu sincère ?

« A quoi ça sert-il, les Enfants ? »


Mais ce sont eux qui font ta vie !

Mais ils sont ta chair, ils sont toi !

Et tout leur être s’associe

A ton être qui fait leur loi.

Puis, lorsque les destins te tuent,

Tu revis dans tes descendants

Car tes Enfants te perpétuent…

C’est à qui servent les Enfants !


Mais tu n’as donc plus souvenance

Que tu fus jeune, toi, comme eux !

Et qu’on fit fête à ta naissance,

A toi qui fais le dédaigneux !

Peux-tu blasphémer ta jeunesse !

Heureux pour toi que tes parents

N’aient pas dit, avec ta sagesse :

« A quoi ça sert-il les Enfants ? »


D’ailleurs, toute parole est vaine :

Preuve que la Maternité,

Est une chose bien humaine…

C’est qu’elle a toujours existé.

Que serait la machine ronde

Avec tes beaux raisonnements !

L’Enfant régénère le monde…

C’est à quoi servent les Enfants !


Et c’est partout dans l’existence :

Tu retrouves à chaque pas

Cette bienheureuse influence

Qu’exercent tous ces petits gars.

Toi ! quand le trouble est au ménage,

Qui fait cesser les différends ?

L’Enfant, qui chasse le nuage.

C’est à quoi servent les Enfants !


Toi, lorsque le chagrin te ronge,

Que la défaillance te prend.

Souvent tu vois la mort en songe,

Tu veux en finir lâchement ;

Qui t’arrête ? L’Enfant, que diantre !

Lorsque l’on a des garnements,

Cela vous met du cœur au ventre…

C’est à quoi servent les Enfants !


Toi, le philosophe, l’athée,

Le libre-penseur, l’esprit-fort !

Toi qui, d’une âme dégoûtée,

Méprises Dieu, la foi, la mort :

L’Enfant pourtant ! voilà ta fibre,

Qui fait tomber tes arguments,

Et, grâce à lui, ta corde vibre…

C’est à quoi servent les Enfants.


Toi qui regardes la frontière,

Le pays que l’on a perdu

Si dans ton sein ton cœur se serre,

Dis, comment te consoles-tu ?

Nous aurons la deuxième manche.

Espères-tu ; chacun son temps !…

L’Enfant est là pour la revanche !

C’est à quoi servent les Enfants !


Oh ! toi qui n’aimes pas l’enfance,

Attends que tu sois père un jour !

C’est là, malgré ton arrogance,

Que l’on te tiendra, par l’amour !

Et, va, — c’est plus fort que nous-mêmes,

Perds un seul de ces innocents,

Et tu verras si tu les aimes,

Et si cela sert, les Enfants !

Tout à Brown-Séquard !…

Monologue fantaisiste dit par Coquelin Cadet de la Comédie-Française.

Voyons ! Quel âge me donnez-vous ?

Vingt-huit ans ?

J’en ai quatre-vingt-dix-neuf ! Et quand je dis quatre-vingt-dix-neuf, j’en ai peut-être plus, parce qu’enfin, vous savez ce que c’est ?… quand on a atteint un certain âge, il arrive qu’on aime bien, de temps en temps ; à avaler une ou deux années… Et alors, quand, après, on veut faire l’addition juste… à moins d’être très bon comptable, on ne s’y retrouve plus.

Eh bien ! maintenant, il n’y a plus besoin de s’occuper de ces additions-là… il ne faut plus penser qu’aux soustractions… et pour ça, gloire à Brown-Séquard ! Vous ne savez peut-être pas ce que c’est que Brown-Séquard ? C’est bien ça ! Mais, Brown-Séquard, il est plus grand que la Tour Eiffel, qui est destinée à vieillir… tandis que lui, il est fait pour rajeunir… pour rajeunir les autres, s’il vous plaît !

Parfaitement :

Prenez un homme dans les soixante-dix à soixante-quinze ans, — vous trouverez cela plutôt parmi les vieillards, — portez ce vieux corps à Brown-Séquard. Vlan ! en un tour de main, il vous rendra un corps tout neuf.

Vous me direz que c’était une idée qui existait déjà, puisque, depuis longtemps, vous voyiez, sur toutes les affiches de chapeliers : "Donnez quatre francs et un vieux chapeau, on vous en rendra un neuf. Mais, enfin, ce n’était en pratique que chez les chapeliers, et c’est déjà très beau d’avoir pensé à appliquer cette idée-là à l’humanité…

Et puis, et puis enfin, Brown-Séquard ne vous demande pas quatre francs pour ça !

Qu’est-ce que vous voulez ; moi, je mets cet homme-là beaucoup plus haut que Musset ou Victor Hugo.

Vous me direz : "Ceux-ci ont chanté la force, l’amour et la jeunesse !…" Mais j’aime beaucoup mieux l’autre, qui me permet de chanter tout ça moi-même…

Et comment ?

Grâce à un élixir… une mixture qu’il a trouvée… une eau qui vous rend la vie… une eau-de-vie… Quoi !

Ah ! voilà une marque qui enfoncera celle d’Hennessy ou de Martel !

Comme c’est simple :

Vous prenez les organes nobles d’un individu quelconque…

Il ne faudrait pas croire que, par "organes nobles", on entende des organes de marquis ou de ducs…

N’importe qui a des organes nobles… même dans l’intransigeance la plus avancée…

Ainsi M. Laguerre ou M. Rochefort ont des organes nobles… Quand je dis M. Rochefort, je choisis mal mon exemple :

Il est marquis !

Mais, enfin, il ne serait pas marquis qu’il en aurait tout de même !

Eh bien ! ce sont ces… substances, qui, soigneusement pilées dans de l’eau distillée, rendent de si grands services à la société… en vertu, sans doute, de ce dicton : "Noblesse oblige ! "

Seulement, voilà ! Le difficile était précisément de se procurer lesdites substances. On avait bien pensé à faire appel à la bonne volonté des âmes généreuses… à organiser pour ainsi dire, une collecte, où l’on n’accepterait que les dons en nature… Malheureusement Brown-Séquard avait compté sans l’égoïsme de la nature humaine.

On ne saurait croire combien peu de gens sont disposés à se laisser piler pour le progrès de la science et l’amour de l’humanité.

C’est alors que Brown-Séquard a songé à s’adresser à une autre classe d’individus avec lesquels on n’avait pas à entrer en discussion sur les droits de la propriété…

Aux lapins !

Le lapin est, en effet, un animal qui, sans en avoir l’air, se rapproche beaucoup de l’homme, et la preuve, c’est que sans cesse vous entendez dire, pour désigner un de ces braves à toute épreuve, un de ces gaillards qui payent comptant, à l’heure dite : "C’est un lapin ! "

Quelques dames emploient aussi ce terme-là ; mais alors ce n’est plus du tout pour désigner un gaillard qui paye comptant.

Donc, si le lapin se rapproche de l’homme, rien d’étonnant à ce que les propriétés de l’un s’assimilent à celles de l’autre. C’est pourquoi Brown-Séquard, pour expérimenter son invention, eut recours à quelques-uns de ces animaux, auxquels il emprunta précisément les… propriétés en question. Quand je dis "emprunta", c’est dans le sens, bien entendu, où l’emploient les gens qui vous demandent cent sous !… avec la ferme intention de ne pas vous les rendre.

Et voilà : le tout trituré, et, ensuite, injecté sous la peau du vieillard à retaper, c’est là ce qui vous rend cette belle jeunesse que vous admirez chez moi.

Je vous dis : c’est merveilleux.

C’est même pour ça qu’il ne faut pas trop en abuser, parce que, au bout d’un certain temps, à force de rajeunir, on finirait par n’être pas né.

Pour soi, ma foi, ce ne serait pas un grand mal ; mais quelles conséquences pour les enfants qui se trouveraient être les fils d’un père qui n’est pas encore de ce monde !

Mon Dieu ! je ne vous dirai pas que cette invention a atteint son plus haut degré de perfectionnement. Non, car jusqu’à présent on n’a pas encore pu dégager le véritable principe vivifiant des autres principes nuisibles ou contraires.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, en vous injectant la force et la jeunesse de l’animal, on vous injecte aussi ses autres propriétés ! C’est plein d’inconvénients.

Ainsi, tenez, il y a une vieille dame… on l’a rajeunie en lui inoculant une décoction de femelle de cobaye. Au moment de l’opération, on ne s’est pas aperçu que la bête était pleine et, quelques mois après, cette bonne dame mettait au monde une portée de petits cochons d’Inde.

Eh bien ! vous m’avouerez que c’est très ennuyeux ! Voilà une source de procès quand la dame mourra ! Car, enfin, vous vous figurez la tête des collatéraux quand ils verront l’héritage passer entre les pattes de la ligne directe.

Et s’il n’y avait que cet exemple !

Tenez, vous n’avez pas vu Louise Michel depuis quelques temps. Ah ! bien !… Elle aussi, elle a eu l’idée de se faire rajeunir… parce que beaucoup de gens lui avaient dit qu’elle commençait à devenir rococo… Eh bien ! aujourd’hui, elle est complètement albinos.

Oui, parce qu’on lui a inoculé des organes de lapins russes.

Vous voyez donc où est le danger ! C’est même à cause de ces fâcheuses assimilations que le gouvernement a fait interdire à M. Brown-Séquard d’employer le lapin ou le cobaye avec les ministres qu’il pourrait avoir à traiter, ces messieurs ayant assez de leurs tendances naturelles, sans qu’il soit encore besoin de leur inoculer des organes de rongeurs.

Ces restrictions faites, l’invention n’en reste pas moins admirable. J’ai eu l’occasion de voir plusieurs des vieillards en traitement comme moi, chez Brown-Séquard. Ce sont de véritables gamins ! Je les ai trouvés en train de jouer aux billes !

Il y en avait même qui tétaient. Mais, alors, c’étaient ceux qui étaient en enfance. C’était charmant, un vrai printemps !

Il y avait là, entre autres, un tout jeune homme très élégant. Brown-Séquard me mena à lui et me dit :

"Je vous présente M. Jules Grévy ! "

C’était l’ancien Président. On ne le croirait pas… il est méconnaissable.

Immédiatement, nous nous sommes liés !… Il m’a expliqué que c’était Mme Grévy qui l’avait envoyé chez le savant, parce qu’il paraît qu’à Mont-sous-Vaudrey on se plaignait beaucoup qu’il n’y eût pas de petit Grévy dans la famille… Oui, ils sont très Grévistes à Mont-sous-Vaudrey ! Et alors, Grévy avait promis… en dépit de Wilson, qui la trouve mauvaise.

Seulement, voilà ! une chose ennuie fort, aujourd’hui, l’ancien Président… C’est précisément à propos de Wilson… Il est arrivé que, depuis qu’il est en traitement, le beau-père est devenu beaucoup plus jeune que son gendre, et alors, c’est celui-ci, maintenant, qui exige que l’autre lui parle avec respect ; il lui a dit : "Quand tu m’adresses la parole, je te défends de me tutoyer… et je te prie d’enlever ton chapeau ! " C’est vexant.

Je n’avais rien à faire ce jour-là, ni Grévy non plus, je lui propose un tour de promenade. Nous prenons l’omnibus. Grévy me dit : "Je n’ai que des pièces de cinq francs sur moi… vous seriez bien aimable de payer le conducteur…" J’allonge douze sous, et nous descendons devant l’Elysée. Là, nous nous arrêtons, et Grévy pousse un soupir : "Dire qu’il y a deux ans, j’étais Président là-dedans ! Ah ! c’était une bonne affaire ! " Mais, à ce moment, le fonctionnaire, qui a des ordres pour ne pas laisser stationner, vient nous dire : "Allons, jeunes gens, circulez ! " Alors nous sommes allés dîner.

Au moment de l’addition, Grévy me dit : "Je n’ai que des billets de cent francs sur moi, vous seriez bien aimable de régler !…"

L’addition payée, nous gagnons les Folies-Bergère, et nous prenons une loge. Grévy me dit : "Je n’ai que des billets de mille francs sur moi, vous seriez aimable de régler !…"

Et nous passons une soirée délicieuse.

Grévy fait la connaissance d’une petite dame charmante et du meilleur monde… si bien qu’à la fin ils ne veulent plus se quitter… Alors, moi, je les laisse et je rentre.

Eh bien ! vous ne le croiriez pas… j’ai revu la dame, il y a peu de jours : Grévy !… Grévy, dont nous connaissons cependant la générosité proverbiale, Grévy ne lui avait pas laissé le plus petit souvenir !

Et ! savez-vous pourquoi tout ça ! A cause de la fâcheuse lacune que je vous signalais tout à l’heure :

Grévy avait été inoculé avec des organes de lapin !

Le Juré

Monologue dit par Coquelin Cadet de la Comédie-Française.

Parlant à la cantonade :

Oui, eh bien, vous entendez, je n’y suis pour personne !… (il descend, puis remontant vivement et à la cantonade)… pour personne, sauf pour les reporters de journaux et les parents de criminels !

Au public :

Voilà ! Quand on accomplit une mission comme la mienne, on s’y concentre ! Juré je suis, juré je reste ! A quinzaine les autres affaires !…

Et dire qu’il y a trois jours, j’étais un simple bijoutier inoffensif, et du jour au lendemain, parce que le sort me désigne, me voilà le maître souverain des destinées humaines… souverain au douzième bien entendu…, puisque nous sommes douze ! Mais enfin - tout ça au prorata - je puis à mon gré, suivant que j’ai bien ou mal dîné, suivant que la tête du sujet me plaît ou ne me plaît pas, faire vivre ou mourir tel individu qui tremble devant moi.

Je suis juré aux assises de la Seine !

C’est beau la Justice !

Mais aussi je sais quelle responsabilité m’incombe et je ne livre rien à ma fantaisie ! Ainsi, tenez, je fais ce qu’aucun juré ne fait. Pour chaque crime que je peux avoir à juger, je convoque tous les parents du criminel ; je prétends une chose, c’est que le meilleur moyen d’être renseigné, c’est d’aller puiser ses renseignements à la source même. Je vous prie de croire que si les autres jurés consultaient comme moi les parents des criminels, ils auraient acquis cette certitude, c’est que la justice ne fait que condamner des innocents ! Eh bien ! c’est ce qu’il ne faut pas !

Mais voilà, en général, les jurés ne sont pas assez imbus de la gravité de leurs fonctions… ils font ça à la légère ! Hier, j’en entendais deux près de moi qui se consultaient : "Eh bien ! qu’en pensez-vous ? me condamnerez-vous ? — Oh ! moi, ça m’est égal, je ferai ce que vous ferez. — Oh ! non, après vous ! — Je n’en ferai rien ! " Ça aurait pu durer longtemps comme ça, quand, à ce moment, ils entendent dans l’auditoire une personne qui disait à une autre : "Ah ! parlez-moi de celui-là, voilà un criminel qui a véritablement mérité la guillotine ! " Ça a tranché la difficulté ! Mes deux jurés ont voté pour la peine de mort… et savez-vous de qui la personne parlait !… de Troppmann !… Ce n’est pas sérieux !

C’est comme ce qui manque aussi la plupart du temps au jury, c’est la logique ! C’est le raisonnement dans le jugement ! Enfin, l’autre jour, mes collègues n’ont-ils pas condamné à une bagatelle de trois ans de réclusion un scélérat qui avait défoncé et mis au pillage la vitrine de trois bijoutiers ? Et vous trouvez que c’est suffisant ! On aurait dû le condamner à mort comme exemple pour les autres ! Enfin, je suis bijoutier, moi ! Ah ! il aurait dévalisé une boulangerie, mon Dieu, je dirais… Mais des vitrines de bijoutiers, ah ! non… ou bien alors, qu’est-ce qui me protège ?

A côté de ça, ils ont condamné à la peine de mort un pauvre habitant de Saint-Denis, qui avait la mauvaise habitude de chouriner dans sa commune toutes les femmes de soixante ans… Un manique, quoi ! Eh bien ! vraiment la peine est exagérée ! Enfin, qu’est-ce que ça me fait à moi qu’il chourine des femmes de soixante ans qui habitent Saint-Denis ? je ne suis pas femme, moi, je n’ai pas soixante ans, je n’habite pas Saint-Denis ! Eh bien, alors ?

Non, voyez-vous, pour bien juger un crime, il faut se poser cette question : De quel ordre est ce crime ? est-il social ou est-il individuel ? Fait-il du tort à la société ou bien n’en fait-il pas ? Un monsieur tue sa femme ou sa belle-mère, il est évident que ça ne fait aucun tort à la société. On peut se dire : "Demain, je rencontre ce monsieur, me fera-t-il du mal ? — Non ! " Eh bien alors, montrons de l’indulgence. Tandis que le dévaliseur de bijouteries, au contraire… Moi, je suis bijoutier, n’est-ce pas, je me dis : "Halte-là, demain il me dévalisera à mon tour ! " Celui-là, je ne le manque pas, par exemple ! et c’est la cause sociale que je défends.

Supposez maintenant qu’au lieu d’un bijoutier, ce même homme détrousse un banquier, un capitaliste ? C’est tout à fait autre chose, parce que là, au contraire, il prend en main l’intérêt social ! Et je le prouve : qu’est-ce qui fait les crises financières ? c’est l’immobilisation de l’argent ! la stagnation des capitaux ! Eh bien ! qu’est-ce que fait cet homme en dépouillant le banquier, le capitaliste ? Il déplace des capitaux qui dorment ! il remet de l’argent en circulation ! Donc, c’est un scélérat utile, et il faut le condamner légèrement, afin qu’il ait l’occasion de recommencer.

Ce sont ces nuances-là qui échappent aux jurés ! C’est comme je les vois la plupart du temps : ils ont un crime à juger, est-ce que vous croyez qu’ils savent d’avance s’ils condamneront ou s’ils acquitteront ? Non ! ils attendent pour se fixer qu’ils aient assisté aux débats ! C’est funeste ! Est-ce qu’à l’audience il y a moyen d’y reconnaître quelque chose ? C’est toujours le dernier qui a parlé qui a raison ! Alors quoi ? on finirait par condamner le président. Tandis qu’avec mon système, rien de ça à craindre. Moi voilà ce que je fais : je me bâtis une bonne opinion sur l’opinion moyenne de tous les journaux, ce qui représente bien par conséquent l’opinion générale… et alors, c’est fait ! J’ai ma décision bien arrêtée : Quand j’arrive aux assises, mon criminel peut me prouver tout ce qu’il veut, je suis inflexible ! C’est comme ça qu’on fait de la justice indépendante ! Sans quoi, qu’est-ce qui arrive ? le premier accusé venu vous démontre par A + B qu’il est innocent, ses arguments sont irréfutables : vous voilà troublé, vous vous laissez aller ; vous oubliez que cet homme est condamné par l’opinion publique, ce qui est le point de vue supérieur auquel on doit toujours se placer et vlan ! vous l’acquittez ! C’est déplorable !

Mais ceci est tellement vrai, tenez, qu’hier, on jugeait un crime sans retentissement. Les journaux n’en avaient pas parlé, impossible d’appliquer mon système ! donc bien m’a fallu me contenter des débats ! J’étais perdu ! "Fallait-il condamner, fallait-il acquitter ?…" Et ce qu’il y a de mieux, c’est que tous les autres jurés étaient un peu comme moi ! Nous nous consultions du regard dans la salle des délibérations : la première moitié était pour la condamnation, l’autre pour l’acquittement ! il fallait se décider !

Alors un des jurés a fait cette proposition : "Puisqu’il y a ballotage, que ceux qui ne sont pas absolument fixés sur leur opinion passent à l’autre bord ! " Eh bien ! après le second vote, ça a été absolument la même chose ! Seulement, cette fois, c’était la première moitié qui était pour l’acquittement et la deuxième pour la condamnation. Alors, ma foi pour trancher la difficulté, on a décidé de s’en remettre au hasard ! Nous avons joué le verdict, à l’écarté… en cinq sec. Si je gagnais, c’était la condamnation ; si je perdais, c’était l’acquittement. Eh bien ! l’accusé peut se vanter d’avoir eu de la chance : si mon adversaire n’avait pas eu le roi à la retourne, le bonhomme était frit : j’avais le point en main.

Mais aussi, maintenant, je suis bien décidé à ne plus être pris sans vert. Demain j’ai à juger un crime passionnel : "un mari outragé a résolu de tuer l’amant de sa femme ; il l’attend sous la porte cochère, et vlan ! quand l’autre arrive, il lui plonge son poignard dans le cœur !…" C’est parfait ! Seulement voilà le malheur : une fois le poignard dans la poitrine de l’individu, le mari se met à contempler sa victime et s’écrie brusquement : "Ah ! mon Dieu, ça n’est pas lui ! " Et en effet le monsieur qui avait le poignard dans la poitrine n’était pas du tout l’amant, mais un brave huissier, locataire de la maison… et qui rentrait pour dîner ! Il y a des gens qui ont la rentrée malheureuse. Ce qui prouve bien néanmoins qu’un mari devrait toujours tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de tuer l’amant de sa femme.

Le pauvre meurtrier s’excuse de son mieux : "Oh ! pardon, monsieur, je vous avais pris pour un autre ! " Ah ! bien oui, l’huissier meurt sans proférer une parole, mais son regard exprime clairement cette phrase : "C’est possible, monsieur, mais vous vous en apercevez un peu tard ! " A moins que cela n’ait voulu signifier : "Ah ! vraiment, ce n’est pas de chance, moi qui avais justement du monde à dîner ! " Vous savez, avec les regards, on peut interpréter de tant de façons différentes !

Eh bien ! voilà l’homme que j’ai à juger demain. Le condamnerai-je, ou non ? A cet effet, ce matin j’ai tenu conseil… avec ma femme, ma belle-mère, le cousin de ma femme, et mon valet de chambre. D’abord, ma belle-mère, qui est acariâtre, a commencé par m’exaspérer : "Vous ! ah ! bien, je vous connais ! Vous êtes tellement niole ! vous n’oserez jamais le condamner ! — Moi ! tellement niole ! Ah ! bien, ne continuez pas, vous savez… sans ça je le condamne à mort, moi !… pour vous faire voir si je suis niole ! " Heureusement ma femme m’a calmé… Seulement, elle, elle trouve que le mari doit être condamné, rien que parce qu’il a voulu tuer l’amant de sa femme… et le cousin de ma femme aussi est de cet avis… Maintenant, c’est peut-être pour faire plaisir à sa cousine… il l’aime beaucoup ! N’importe, il m’a dit : "Je suis pour la condamnation… car si tous les maris devaient tuer l’amant de leur femme, ah ! bien, où serions-nous ?…"

Mon valet de chambre, lui, c’est tout le contraire. "Moi, m’a-t-il dit, j’acquitterais ! Parce qu’un mari qui pour se venger de l’amant de sa femme ne regarde pas à tuer un huissier, je trouve ça très crâne ! "

Eh bien ! c’est mon valet de chambre qui a raison. D’abord, un huissier ! Est-ce que vous croyez que l’on sera vraiment bien malheureux parce qu’il y aura un huissier de moins sur la terre ?

Quant à ce mari, pourquoi est-ce qu’on lui prenait sa femme ? S’il y tenait, lui, à sa moitié ! Ah ! nous serions au temps de Salomon, parbleu ! on lui aurait coupé sa femme en deux ; on en aurait donné une partie à l’amant, une partie au mari et on lui aurait dit : "Voilà, vous tenez à conserver votre moitié, eh bien ! emportez votre moitié ; et laissez-nous tranquilles ! " Le mari n’aurait rien eu à réclamer, mais aujourd’hui ce genre de jugement n’est plus dans les mœurs.

Aussi je déclare que ce mari n’est pas condamnable et, si j’étais l’avocat, je le prouverais au tribunal. "Non, messieurs, leur dirais-je, vous ne pouvez pas condamner cet homme comme criminel, car qu’est-ce que le crime ? Un homicide volontaire. Eh bien ! envisagez la situation. D’un côté cet homme a voulu tuer l’amant de sa femme ! oui !… mais il ne l’a pas tué ! donc il n’y a pas crime. De l’autre côté, cet homme a tué un huissier, oui !… mais il ne voulait pas le tuer. Donc, il n’y a pas crime non plus ! Donc, cet homme n’est pas condamnable."

Aussi moi, dans mon âme et conscience, celui que je frapperais, c’est celui qui est cause de tout. Celui sans lequel un mari outragé n’aurait pas songé à se faire justice, celui sans lequel il n’y aurait pas un huissier de moins en France !… Si l’on veut venger la mort de l’huissier, celui qu’il faut condamner à mort, c’est l’amant !

Un monsieur qui est condamné à mort

Monologue dit par Coquelin Cadet, de la Comédie-Française.

(Il larmoie en silence, puis, après un temps.) Je suis condamné à mort !… A mon âge ! moi si jeune… si intelligent, si beau… - Quand on va mourir on doit la vérité à Dieu - je suis condamné à mort… pour toujours !… J’en appelle à la postérité.

Et qui est-ce qui m’a condamné, je vous demande un peu ! LES JURÉS !… un tas d’inconnus, des serruriers, des épiciers… des fournisseurs, quoi !… Si vous aviez seulement un compte chez eux, ils seraient les premiers à prononcer l’acquittement… pour rentrer dans leur argent… c’est dégoûtant !

Et alors parce qu’il a plu à ces messieurs de savoir quelle tête j’aurais… quand je n’en aurais plus… un de ces matins, dès l’aube, on viendra me réveiller, pour aller mourir… et l’on dit que c’est bon pour la santé de se lever de bonne heure ! on me dira : « vous pouvez fumer une pipe… » et l’on me conduira à la guillotine, moi si jeune, si intelligent, si beau… Ah ! j’en perdrai la tête.

Mon avocat m’a fait signer un recours en grâce, en me disant : « Vous n’avez plus d’espoir qu’en la Providence (Se reprenant.) qu’en la Présidence ; si vous n’êtes pas condamné à mort, vous serez condamné à vie… » Alors comme j’ai toujours préféré la vie à la mort… - c’est de naissance, — j’ai signé. Mais il paraît que mon cas est monstrueux : « J’aurais assassiné ma tante par une nuit de lune, et après mon crime, je lui aurais coupé la mamelle gauche… » Je vous demande un peu, si j’avais assassiné ma tante, ce que j’aurais pu faire de sa mamelle gauche… Enfin celui de vous, messieurs, qui a assassiné sa tante a-t-il jamais eu l’idée de lui couper la mamelle gauche ?

Eh ! bien, pourtant un homme a fait cela et je suis, moi, victime d’une erreur judiciaire auprès de laquelle le Courrier de Lyon, est une véritable gnognotte.

Depuis bientôt trente ans j’habite Pontarlier, ma ville natale,… c’est ma ville natale, mais je n’y suis pas né… c’est là que j’ai été déclaré… parce qu’à proprement parler c’est pendant une traversée de Folkestone à Boulogne que j’ai été mis au monde… par une mer grosse. — Vous me croirez si vous voulez, c’était la première fois que je mettais les pieds sur l’Océan… Ca m’a fait un effet ! j’ai été malade… là v’lan ! d’intuition ! Si jeune j’avais déjà reconnu la mer… Mon père malheureusement n’en fit jamais autant pour moi.

Cette naissance me désignait naturellement pour la carrière maritime… je devins marchand de couleurs à Pontarlier… fournisseur attitré des cours… des cours de dessin et de peinture. Un beau jour l’idée me vint de voir Paris : je me dis je n’ai qu’un moyen : c’est d’y aller !… et le 13 du mois d’août me voilà parti, en pensant : « J’en profiterai pour aller embrasser ma tante Eglantine qui habite boulevard du Palais en face le Palais de Justice… et qui sera bien heureuse en me voyant moi, si jeune, si intelligent, si beau… »

J’arrive à Paris !… en descendant de la gare, je demande : « par où faut-il prendre pour aller Boulevard du Palais ? » On me répond : « Vous avez un omnibus qui vous y mène tout droit. » Au détour d’une rue, je vois en effet un omnibus tout noir… qui attendait devant une boutique où il y avait une lanterne rouge avec écrit : « Commissaire de Police ». Comme il y avait un tas de monde qui discutait à côté de l’omnibus, je demande à quelqu’un : « Est-ce que cet omnibus mène au Palais de Justice ? » Il me répond : « Je vous crois… c’est le panier à salade ! » Je me dis : « Voilà mon affaire… » Je monte dans l’omnibus… sans qu’on me remarque parce que je ne savais pas trop si tout ce monde n’attendait pas aussi pour monter et alors je n’aurais plus trouvé de place… et j’attends.

Pendant ce temps-là, les gens continuaient à discuter… je les entendais qui disaient : « Il paraît qu’il a tué sa tante par une nuit de lune et qu’il lui a coupé la mamelle gauche !… » Je me dis : « Ce sont des gens qui se racontent des histoires de brigands. » Tout à coup, grand remue-ménage, on court, on crie : (Sur tous les tons.) « Arrêtez-le ! arrêtez-le ! arrêtez-le ! » - Ah ! ça, fais-je, qu’est-ce qu’il y a donc ? » et je passe ma tête à la portière. Le conducteur de l’omnibus - un homme en uniforme bleu, avec des aiguillettes en laine rouge et un coupe-choux m’aperçoit et s’écrie en me voyant : « Mais non, voyons, il est monté dans le panier à salade !… » J’ai su plus tard que ce conducteur d’omnibus était un soldat de la garde municipale ! Il faut vraiment que Paris regorge de soldats pour aller recruter ses conducteurs d’omnibus dans la garde municipale !

Le calme s’étant rétabli, on se dispose à se mettre en route ! Au moment de partir, moi comme ça se fait, pas vrai, je dis au conducteur : « Vous aurez la complaisance d’arrêter un peu avant le Palais de Justice… pour que je descende ! » et je lui donne six sous… Il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat, n’est-ce pas ? Ah ! bien, ce que ça a fait un potin… ! Un inspecteur arrive, le conducteur déclare que j’ai voulu l’acheter à prix d’or… - pour six sous, je vous demande un peu. — on dresse procès-verbal contre moi… « tentative de corruption !… » l’inspecteur félicite le conducteur pour son intégrité… sa noble conduite, est-ce que je sais moi, et voilà un homme qui va avoir de l’avancement… parce que je lui ai offert six sous en lui disant : « Vous arrêterez un peu avant le Palais de Justice ! » C’est dégoûtant ! Eh bien ! Vous croyez peut-être qu’ils m’ont laissé descendre devant chez ma tante… Ah ! bien oui ! ils m’ont dit : « Vous irez l’attendre au dépôt, votre tante. »

Et v’lan ! on me conduit chez le juge d’instruction qui avant même que j’aie ouvert la bouche me dit : « Inutile de nier, je sais tout ! Vous avez assassiné votre tante par une nuit de lune, et vous lui avez coupé la mamelle gauche ! » Non ! vous voyez ma tête ?

« Et maintenant me dit le juge, vous allez nous dire comment vous l’avez assassinée, votre tante ?

— Oh ! c’est trop fort, mais je ne la connais pas, cette femme.

— Vous ne connaissez pas votre tante ?

— Ma tante ! mais ça n’est pas ma tante.

— Comment savez-vous que ce n’est pas votre tante, puisque vous dites que vous ne le connaissez pas ?

— Tiens ! parce que je la connais, ma tante.

— Alors pourquoi venez-vous de dire que vous ne la connaissiez pas ? Vous voyez comme vous vous contredisez… Nierez-vous aussi lui avoir coupé la mamelle gauche ?

— Mais encore bien plus !

— Pourquoi encore bien plus ? Vous ne niez donc pas autant le reste ?

— Mais si ! seulement pour les mamelles de ma tante, je déclare que je n’aurais pas pu les couper pour une bonne raison, c’est qu’elle les a en crin.

— Ah ! et qu’est-ce qui vous permet de dire que ces objets appartenant à madame votre tante sont en crin ?

— Parce que c’est de famille… tout le monde les a en crin dans ma famille… côté des dames seulement.

— Eh ! bien non, monsieur ! ils ne sont pas en crin ceux de madame votre tante ! Ils sont en chair… vous n’allez pas en remontrer aux médecins légistes ! Je comprends votre système : « Vous voudriez faire croire que vous les avez coupés parce que vous pensiez qu’ils étaient en crin… »

— Mais…

— Allons, ça suffit ! et là-dessus… on fait entrer un témoin… qui me reconnaît - naturellement ! — car, il est à remarquer qu’il y a toujours des témoins pour reconnaître les gens quand ils sont arrêtés… et v’lan voilà le bonhomme qui me charge.

A la fin, voyant que je niais toujours, le juge me dit : « C’est bien, tant que vous n’aurez pas avoué le crime vous resterez en prison. » Alors n’est-ce pas ? comme il n’y avait pas d’autre moyen j’ai avoué le crime. « Allons donc, s’est écrié le juge, je le savais bien !… Et maintenant vous allez nous dire ce que vous en avez fait… de la mamelle gauche de votre tante ! »

Alors ma foi, je ne sais ce qui m’a pris, la moutarde m’est montée au nez et je lui ai répondu :

« Je l’ai mangée ! »

C’est cette parole qui m’a perdu ! Désormais il n’y avait plus à y revenir ! J’avais mangé la mamelle gauche de ma tante.

La cour d’assises m’attendait !

Mon avocat, un garçon très gai, me dit : « Mon cher… Inutile de plaider l’innocence, on n’y croirait pas ! je vais plaider les circonstances atténuantes… comme ça, eh ! bien nous pouvons espérer les travaux forcés à perpétuité ! » Comme c’est consolant !

Et j’y ai passé aux assises… il y avait un monde fou… l’avocat général, un bonhomme qui n’y va pas de main morte, a tout simplement requis contre moi la peine de mort… C’est étonnant comme ces gens-là disposent facilement des choses qui ne leur appartiennent pas…

Mon avocat alors m’a défendu… il a dit que je n’étais pas un si grand criminel puisque je n’avais mangé qu’une seule mamelle quand j’aurais pu en manger deux ! A quoi l’avocat général a répliqué que cela ne prouvait pas que j’étais pas un grand criminel, que cela prouvait simplement que j’étais un petit estomac… Et v’lan ! on m’a condamné trois fois à mort : primo pour avoir assassiné ma tante ; secundo pour lui avoir coupé la mamelle gauche ; tertio pour l’avoir mangée… Cependant mon avocat m’a assuré que je ne subirais la peine qu’une fois.

Et maintenant mon sort est entre les mains du président de la République !

Oh ! Félix ! sauve une victime de la fatalité… songe que tu peux être un jour comme moi condamné à mort pour avoir mangé la mamelle gauche de ta tante… Ne prive pas la société d’un homme si jeune, si intelligent… si beau… grâce, grâce, oh ! Félix ! Félix ! Félix !

Il sort en courant.

Complainte du pauv’propriétaire

Quoi ! ce n’est pas assez de tout ce que l’on souffre,

Que la guerre nous ruine et pour tous soit un gouffre,

Parce que, soi-disant les gens manquent d’argent,

Voilà que c’est à nous, les rentiers qu’on s’en prend !

On nous dit : « Tout le monde est réduit au chômage,

C’est le moins que chacun ait sa part de dommage ! »

On ne s’informe pas si cela nous ira ;

Propriétaire on est : le proprio paiera.

Et, sans plus de façon, le légiste exonère

Des charges de son bail, aïe donc ! tout locataire

Mais alors si l’on nous prive de nos loyers,

Si nos termes, voyons, ne nous sont plus payés,

Nous devenons aussi victimes de la guerre !…

Hélas ! plaignez, plaignez le pauv’propriétaire.


Que le moratorium, ah ! parbleu, nous dispense

De payer nos billets, l’arriéré de dépense,

Nous y souscrivons tous. C’est très bien ! Ca permet

A tous d’en profiter. Mais pourquoi le décret

Comprend-il les loyers ? les loyers, ça nous lèse.

Vrai, les pouvoirs publics en prennent à leur aise !

Pourquoi nous empêcher illico d’expulser

Le bonhomme, voyons, qui ne peut rien verser ?

Le jeter à la rue était une ressource

Qui l’obligeait en somme à nous montrer sa bourse.

Maintenant, son argent, on n’en verra plus rien ;

Il est pour ses enfants et pour leur entretien !

Ah ! non plaignez, plaignez, le pauv’propriétaire !


Il nous sert bien, vraiment, par hausses successives

D’avoir doublé, triplé nos valeurs locatives,

Si, tant que l’on se bat, en dépit de tout droit

On vient tous nous léser des loyers qu’on nous doit !

On nous répond à ça par grotesques sophismes :

« En cinq ans, nous dit-on - Oyez ces illogismes !

» Vos loyers ont monté chacun de cent pour cent,

» Lors, que vous ne touchiez rien la guerre durant

» En calculant pour vous le prix du sacrifice

» Nous voyons qu’il se solde encore en bénéfice. »

Le beau raisonnement que l’on va nous chercher !

Quand on augmente, idiot, mais c’est pour tout toucher.

Vraiment c’est criminel d’entraver les affaires !…

Amis, plaignez, plaignez, les pauv’propriétaires !


D’ailleurs quel est celui qui se plaint de la hausse ?

Le locataire, oui ! Mais de lui l’on se gausse ;

Nous sommes syndiqués, il est seul ; c’est donc clair

Qu’il est le pot de terre et nous le pot de fer ;

Comme il faut qu’il se loge, en dépit qu’il s’indigne,

Quelque prix qu’on lui fasse, il faut qu’il s’y résigne.

Il en est quitte alors pour faire moins d’enfants…

Tant mieux ! C’est très mauvais pour les appartements.

Pour la natalité je sais qu’on s’en tourmente,

Car l’enfant diminue où le loyer augmente.

Mais qu’y faire ? il n’est pas dans notre attribution,

De veiller, que je sache, à la reproduction !

J’aime bien les enfants mais d’abord les affaires !

C’est vrai ! Plaignez, plaignez les pauv’propriétaires.


Car c’est le proprio, c’est lui, le plus victime

De cette crise affreuse, hélas ! qui nous opprime !

Souvenez-vous d’août ! Aux Portes de Paris,

L’ennemi ! L’on disait : « Nous serons envahis

Demain ! » Quelle épouvante ! Oh ! demain, l’incendie !

Nos immeubles en feu ! L’affreuse tragédie !…

Mais nos petits troupiers étaient là, grâce à Dieu !

Ils ont fait reculer l’ennemi sous leur feu !

Nos immeubles sont saufs et nos maisons entières !

Oh ! chers petits soldats, fils de nos locataires,

Vous nous avez rendu nos biens immobiliers !…

Et nous pourrions encore en toucher les loyers !…

Mais, hélas ! on en vient d’exonérer vos pères…

Horreur ! Plaignez, plaignez, les pauv’propriétaires !