Les Moines (1887-1888)

Messageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine. Vol. 29) (p. 1-8).




ÉMILE VERHAEREN




LES MOINES




RENTRÉE DES FRÈRES HOSPITALIERS


I



On dirait que le site entier sous un lissoir
Se lustre, et dans les lacs voisins se réverbère ;
C’est l’heure où la clarté du jour d’ombres s’obère,
Où le soleil descend les escaliers du soir.

Une étoile d’argent lointainement tremblante,
Feu de cierge dont on n’aperçoit le flambeau,
Se reflète mobile et fixe au fond de l’eau
Où le courant la lave avec une onde lente.

À travers les champs d’or s’en va se déroulant
La route dont l’averse a lamé les ornières,
Elle longe les noirs massifs des sapinières
Et sur son parcours gris micasse un éclat blanc.

Au loin scintille encor une lucarne ronde
Qui s’ouvre ainsi qu’un œil dans le pignon rongé :
Là, le dernier reflet du couchant s’est plongé,
Comme, en un trou profond et ténébreux, la sonde.

Et rien ne s’entend plus dans ce mystique adieu,
Rien — le site vêtu d’une paix métallique
Semble enfermer en lui, comme une basilique,
La présence muette et nocturne de Dieu.


II


Alors les moines blancs rentrent aux monastères,
Après secours portés aux malades des bourgs,
Aux remueurs cassés de sols et de labours.
Aux gueux chrétiens qui vont mourir, aux grabattaires,

À ceux qui crèvent seuls, mornes, sales, pouilleux
Et que nul de regrets ni de pleurs n’accompagne,
Et qui pourriront nus dans un coin de campagne
Sans qu’on lave leur corps et qu’on ferme leurs yeux.


Aux mendiants mordus de misères avides,
Qui, le ventre troué de faim, ne peuvent plus
Se béquiller là-bas vers les enclos feuillus,
Et qui se noient, la nuit, dans les étangs livides.
 
Et tels les moines blancs traversent les champs noirs,
Faisant songer au temps des jeunesses bibliques
Où l’on voyait errer des géants angéliques
En longs manteaux de lin dans l’or pâli des soirs.


III


Mais sonnent brusquement de secs tintins de cloche
Qui cassent du silence à coups de battant clair
Par-dessus les hameaux, jetant à travers l’air
Un long appel qui loin parmi l’écho ricoche.

Ils redisent que c’est le moment justicier
Où les moines s’en vont au chœur chanter ténèbres
Et promener sur leurs consciences funèbres
De froids regards et des remords en points d’acier.
 
Et les voici priant tous ceux dont la journée
S’est consumée au long hersage en pleins terreaux,
Ceux dont l’esprit sur les textes préceptoraux
S’épand comme un reflet de lumière inclinée.

Ceux dont la solitude âpre et pâle a rendu
L’âme voyante et dont la peau blême et collante
Jette vers Dieu la voix de sa maigreur sanglante,
Ceux dont les tourments noirs ont fait le corps tordu.

Et les moines qui sont rentrés aux monastères,
Après visite faite aux malheureux des bourgs,
Aux remueurs cassés de sols et de labours,
Aux gueux chrétiens qui vont mourir, aux grabattaires,
 
À leurs frères priant, disent, à lente voix,
Qu’au dehors, quelque part, dans un coin de campagne,
Il est un moribond que nul pleur n’accompagne,
Et qu’il faut supplier au chœur le Christ en croix,
 
Pour qu’il soit pitoyable aux mendiants avides
Qui, le ventre troué de faim, ne peuvent plus
Se béquiller au loin vers les enclos feuillus,
Et qui se noient, la nuit, dans les étangs livides.

Et tous alors, l’âme en regrets, l’esprit rêveur,
Envoient vers Dieu les chants du soirs en ambassades
Pour qu’il soit tout pardon aux gueux chrétiens malades
Et qu’ils meurent les yeux tournés vers le Seigneur.




MOINE SAUVAGE


On trouve encor de grands moines que l’on croirait
Sortis de la nocturne horreur d’une forêt.
 
Ils vivent ignorés dans de vieux monastères,
Au fond du cloître, ainsi que des marbres austères.
 
Et l’épouvantement des grands bois résineux
Roule avec sa tempête et sa terreur en eux.
 
Leur barbe flotte au vent comme un taillis de verne,
Et leur œil est luisant comme une eau de caverne.

Et leur grand corps drapé des longs plis de leur froc
Semble surgir debout dans les parois d’un roc.
 
Eux seuls parmi ces temps de grandeur outragée
Ont maintenu debout leur âme ensauvagée.

Leur esprit hérissé comme un buisson de fer,
N’a jamais remué qu’à la peur de l’enfer.
 
Ils n’ont jamais compris qu’un Dieu porteur de foudre
Et cassant l’univers que rien ne peut absoudre ;
 
Et des vieux christs hagards, horribles, écumants
Tels que les ont grandis les maîtres allemands,
 
Avec la tête en loque et les mains large ouvertes ;
Et les deux pieds crispés autour de leurs croix vertes
 
Et les saints à genoux sous un feu de tourment
Qui leur brûlait les os et les chairs lentement ;
 
Et les vierges, dans les cirques et les batailles,
Donnant aux lions roux à lécher leurs entrailles ;
 
Et les pénitents noirs qui les yeux sur le pain
Se laissent, dans leur nuit rouge, mourir de faim.
 
Et tels s’useront-ils dans de vieux monastères
Au fond du cloître ainsi que des marbres austères.



MOINE FÉODAL



D’autres, fils de barons et de princes royaux,
Conservent tout altiers les orgueils féodaux.
 
On les établit chefs de larges monastères
Et leur nom resplendit dans les gloires austères.

Ils ont, comme jadis l’aïeul avait sa tour,
Leur cloître pour manoir et leurs moines pour cour.

Ils s’assoient dans les plis cassés droit de leurs bures,
Tels que des chevaliers dans l’acier des armures.

Ils portent devant eux leur grande crosse en buis,
Majestueusement comme un glaive conquis.
 
Ils parlent au chapitre en justiciers gothiques,
Et leur arrêt confond les pénitents mystiques,
 
Ils rêvent de combats dont Dieu serait le prix
Et de guerre menée à coup de crucifix.
 
Ils sont les gardiens blancs des chrétiennes idées
Qui restent au couchant sur le monde accoudées.
 
Ils vivent sans sortir de leur rêve infécond,
Mais ce rêve est si haut qu’on ne voit pas leur front.

Leur chimère grandit et monte avec leur âge
Et monte d’autant plus qu’on la cingle et l’outrage.
 
Et jusqu’au bout leur foi luira d’un feu vermeil
Comme un monument d’or ouvert dans le soleil.



SOIRS RELIGIEUX



Le déclin du soleil étend jusqu’aux lointains
Son silence et sa paix que nul bruit net ne plisse,
Les choses sont d’aspect photographique et lisse
Et se détaillent clair sur des fonds byzantins.

L’averse a sabré l’air de sa pluie et sa grêle.
Et voici que le ciel luit comme un parvis bleu.
Et que c’est l’heure où meurt à l’occident le feu
Où l’argent de la nuit à l’or du jour se mêle.

Sur l’horizon plus rien ne marque, si ce n’est
Une allée immobile et géante de chênes
Se prolongeant d’un trait jusqu’aux fermes prochaines
Le long des champs en friche et des coins de genêt.

Ces arbres vont — ainsi des moines mortuaires
Qui passeraient, le cœur assombri par les soirs,
Comme jadis partaient les longs pénitents noirs
Péleriner, là-bas, vers d’anciens sanctuaires.

Et la route d’amont toute large s’ouvrant
Sur le couchant rougi comme un plant de pivoines.
À voir ces arbres nus, à voir passer ces moines,
On dirait qu’ils s’en vont ce soir, en double rang,

Vers leur Dieu dont l’azur d’étoiles s’ensemence ;
Et les astres, brillant là-haut sur leur chemin
Semblent les feux de grands cierges, tenus en main,
Dont on ne verrait pas monter la tige immense.




CROQUIS DE CLOITRE


I



Le chœur, alors qu’il est vide et silencieux,
Et qu’un recueillement sur les choses s’embrume,
Conserve encor dans l’air que l’encens bleu parfume
Comme un frisson épars des hymnes spacieux.

La gravité des grands versets sentencieux
Reste debout comme un marteau sur une enclume,
Et les antiennes d’or, plus blanches que l’écume,
Ouvrent encore leur aile aux chants audacieux.

On les entend frémir et passer sur son âme
Et c’est leur vol qui fait que vacille la flamme
Devant le tabernacle, — et que les saints sculptés

Gardent au creux des murs leurs poses extatiques.
Comme s’ils entendaient toujours les grands cantiques
Autour de leur prière en sourdine chantés.


II


À pleine voix — midi soleillant au dehors
Et les champs reposant — les nones sont chantées
Dans un balancement de phrases répétées
Et hantantes comme un rappel de grands remords.

Et peu à peu les chants prennent de tels essors,
Les antiennes sont sur de tels vols portées
À travers l’ouragan des notes exaltées
Que tremblent les vitraux au fond des corridors.

Le jour tombe en draps clairs et blancs par les fenêtres :
On dirait voir pendus de grands manteaux de prêtres
À des clous de soleil. Mais soudain, lentement
 
Les moines dans le chœur taisent leurs mélodies
Et, pendant le repos entre deux psalmodies,
Il vient de la campagne un lointain meuglement.




CANTIQUES


I



Je voudrais posséder pour dire tes splendeurs,
Le plain-chant triomphal des vagues sur les sables,
Ou les poumons géants des vents intarissables ;
 
Je voudrais dominer les lourds échos grondeurs,
Qui jettent dans la nuit des paroles étranges,
Pour les faire crier et clamer tes louanges ;
 
Je voudrais que la mer tout entière chantât,
Et comme un poids de monde élevât sa marée,
Pour te dire superbe et te dresser sacrée ;
 
Je voudrais que ton nom dans le ciel éclatât,
Comme un feu voyageur et roulât d’astre en astre,
Avec des bruits d’orage et des heurts de désastre.


II


Les pieds onglés de bronze et les yeux large ouverts,
Comme de grands lézards, buvant l’or des lumières,
S’allongent vers ton corps mes désirs longs et verts.
 
En plein midi torride, aux heures coutumières,
Je t’ai couchée, au bord d’un champ, dans le soleil ;
Auprès, frissonne un coin embrasé de méteil,
 
L’air tient sur nos amours de la chaleur pendue,
L’Escaut s’enfonce au loin comme un chemin d’argent,
Et le ciel lamé d’or diamante l’étendue.
 
Et tu t’étends lascive et géante, insurgeant,
Comme de grands lézards buvant l’or des lumières,
Mes désirs revenus vers leurs ardeurs premières.


III


Ton corps large étendu paraît un pays blanc,
Où des orges poilus roussissent d’or la plaine,
Où les monts reliés élargissent leur chaîne,

Où de grands lacs de chair dorment d’un sommeil lent.
Ton corps est un pays de fraîcheurs cristallines,
Où l’amour est assis sur de rouges collines.

Dans tes yeux luit l’émail tremblant d’un marais noir ;
Ta bouche ouverte semble un fruit tombé de l’arbre
Et qui gît là, fendu, sur un pavé de marbre.
 
Tes bras écartelés en croix semblent vouloir
S’étendre, comme un fleuve, à travers les campagnes,
Et toucher de leurs doigts les pieds verts des montagnes.


IV


Et mon amour sera le soleil fastueux,
Qui vêtira d’été torride et de paresses,
Les versants clairs et nus de ce corps montueux,
 
Il répandra sur toi sa lumière en caresses,
Et les attouchements de ce brasier nouveau,
Seront des langues d’or qui lécheront ta peau.

Tu seras la beauté du jour, tu seras l’aube
Et la rougeur des soirs tragiques et houleux ;
Tu feras de clartés et de splendeurs ta robe,

Ta chair sera pareille aux marbres fabuleux,
Qui chantaient, aux déserts, des chansons grandioses,
Quand le matin brûlait leurs blocs d’apothéoses.


V


Hiératiquement droit sur le monde, Amour !
Grand Dieu, vêtu de rouge en tes splendeurs sacrées,
Vers toi, l’humanité monte comme le jour,
 
Monte comme les vents et comme les marées ;
Nous te magnifions, Amour, Dieu jeune et roux,
Qui casses sur nos fronts tes éclairs de courroux,

Mais qui détends aussi dans le creux de nos moelles,
L’électrique frisson du plaisir éternel,
Et nous te contemplons, sous ton ciel solennel,

Où des cœurs mordus d’or, flambent au lieu d’étoiles,
Où la lune arrondit son orbe en sein vermeil,
Où la chair de Vénus met des lacs de soleil.




LES SOIRS




LE MOULIN





Le moulin tourne au fond du soir, très lentement,
Sur un ciel de tristesse et de mélancolie,
Il tourne, et tourne, et sa voile, couleur de lie,
Est triste, et faible, et lente, et lasse, infiniment.
 
Depuis l’aube, ses bras, comme des bras de plainte,
Se sont tendus et sont tombés ; et les voici
Qui retombent encor, là-bas, dans l’air noirci
Et le silence entier de la nature éteinte.
 
Les champs sont détrempés. De lourds nuages tors
Éclaboussent les loins de leurs voyages sombres,
Et le long des taillis, qui ramassent leurs ombres,
Les ornières s’en vont vers les horizons morts.
 
Sous un ourlet de sol, deux cassines de hêtre
Très misérablement sont assises en rond ;
Une lampe de cuivre est pendue au plafond
Et patine de feu le mur et la fenêtre.

Et dans la plaine immense et le vide dormeur,
Elles fixent — les très souffreteuses bicoques —
Avec les pauvres yeux de leurs carreaux en loques,
Le vieux moulin qui tombe et meurt.




BIBLIOGRAPHIE

Émile VERHAEREN, né à St-Amand (Belgique), le 21 mai 1855.


1883. Les Flamandes. — Bruxelles, chez Hochsteyn.
1884. Les Contes de Minuit. — Bruxelles, chez Finck.
1886. Les Moines. — Paris, chez A. Lemerre.
1888. Les Soirs. — Bruxelles, chez Ed. Deman.