J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 26-32).

ACTE TROISIÈME.


À l’hôtel Bourset. — L’appartement de Samuel Bourset.

Scène PREMIÈRE.


LE DUC, BOURSET.
BOURSET.

Levé avant midi, monsieur le duc ! Après la fatigue de votre bal ? Vraiment, vous êtes de fer. Vous rajeunissez tous les jours !

LE DUC.

Le duc de La F… est venu m’éveiller ce matin avec une nouvelle qui m’a ôté l’envie de me rendormir, je vous assure.

BOURSET.

Parbleu ! la belle fête que vous nous avez donnée cette nuit ! Je suis sûr qu’il ne sera bruit d’autre chose ce soir à la cour et à la ville.

LE DUC.

Il s’agit bien de mon bal ! Parlez-moi donc de ce qui occupe tout le monde et de ce qui m’inquiète en particulier. Que dites-vous de l’arrêt ?

BOURSET.

Celui de ce matin ? C’est un arrêt comme tant d’autres.

LE DUC.

C’est un arrêt comme il ne s’en est jamais vu ! un arrêt à nous ruiner tous ! une exaction, une infamie !

BOURSET.

Bah ! voilà comme vous êtes tous, avec vos méfiances et votre ignorance des affaires ! Est-ce qu’il est exécutable, cet arrêt ? Et d’ailleurs, est-ce qu’il concerne les partisans du système ?

LE DUC.

Partisans ou récalcitrants, il frappe tout le monde. On parle déjà d’arrestations, de visites domiciliaires, de Bastille, de procès, de potence, que sais-je ? Pour nous faire donner notre argent plus vite, et Dieu sait que pourtant nous allions assez vite comme cela ! voilà qu’on imagine de nous le prendre de force ! Merci Dieu ! défense à quiconque veut avoir des valeurs monnayées, de garder chez soi plus de cinq cents livres ! et le reste de notre fortune, on nous le restitue en papier !

BOURSET.

Eh bien ! que vous faut-il donc ? Le papier vaut dix fois l’argent, et vous n’êtes pas content ?

LE DUC.

Voilà un joli arrangement ! L’État déclare que le papier décuple mes rentes, et mon tapissier, mon maître d’hôtel, mon cordonnier, mon valet de chambre, me déclarent qu’ils ne recevront plus aucun paiement effectué dans cette belle monnaie. Nous habillera-t-on avec du papier, maintenant ? Nous chaussera-t-on avec, ou nous en fera-t-on manger ? Qu’est-ce qu’une valeur fictive qu’on nous force à recevoir, et qu’on ne nous permet pas d’échanger ? Si ce papier est meilleur que l’argent, qu’on nous le reprenne quand nous n’en voulons plus, et qu’on nous rende ce vil métal dont nous voulons bien nous contenter. Que diable ! ceci est une plaisanterie de fort mauvais goût, monsieur Bourset ! jamais on n’a imaginé de dépouiller les gens pour les empêcher de se ruiner.

BOURSET.

Vous m’affligez, monsieur le duc ; vrai ! vous me faites de la peine.

LE DUC.

Pardieu ! j’en suis fort marri. Mais votre système m’en fait bien davantage, à moi.

BOURSET.

Est-il possible qu’un homme de votre sens et de votre rang écoute et répète les propos de la populace ignorante et couarde ?

LE DUC.

Il s’agit bien de propos ! Le papier-monnaie tombe-t-il en discrédit, oui ou non ? Le système de Law a-t-il perdu la confiance publique ? dites ! Les actions sur toutes vos belles entreprises, après avoir follement décuplé, sont-elles déjà retombées au-dessous de leur valeur première ? Osez le nier ! Et où s’arrêtera la baisse ?

BOURSET.

Si la confiance publique est ébranlée, n’est-ce pas la faute des ambitieux et des intrigants qui excitent, à force de mensonges, de puériles frayeurs ? N’est-ce pas celle des gens timides qui les écoutent ? Ah ! j’en étais bien sûr que vous arriveriez à me faire des reproches. Je vous le disais bien, l’an dernier, quand vous voulûtes absolument prendre ces actions ! Vous êtes tous les mêmes. Au moment de gagner la partie, on la perd, parce que chacun, frappé de panique, retire son enjeu, et paralyse l’homme habile qui tient les cartes !

UN DOMESTIQUE.

M. le duc de La F… demande à parler à M. le comte.

BOURSET.

Faites-le entrer dans mon cabinet, mais pas par ici ; par le grand salon. Je suis à ses ordres dans un instant.

LE DUC.

Pardieu ! il est inquiet lui-même, votre duc de La F… qui s’entend si bien aux affaires ! Tout le monde l’est. Paris est consterné, et le peuple s’agite.

BOURSET.

Le peuple ! le peuple ! Si on écoutait le peuple, personne ne ferait fortune, et, pour empêcher l’État de s’acquitter envers les hautes classes, il pillerait à son profit le trésor public ! Belle autorité, ma foi, que le peuple !

LE DUC.

Le peuple a des instincts de sagesse et d’honnêteté tout aussi bien que nous ; et nous, nous avons des accès d’avidité et de démence pires que les siens.

LE DOMESTIQUE.

La voiture de M. le duc de M… entre dans la cour. Faut-il faire entrer M. le duc dans le cabinet de M. le comte ?

BOURSET.

Faites. J’y suis dans l’instant.

(Le domestique sort.)
LE DUC.

Voilà M… aussi qui prend l’alarme. Mon cher Samuel, vous en aurez gros sur les bras aujourd’hui ; chacun est mécontent.

BOURSET.

Est-ce donc ma faute si l’on a rendu cet arrêt ? C’est une imagination de M. le ministre des finances ; mais le parlement y fera opposition, et dans peu de jours il sera révoqué.

LE DUC.

Il faut bien l’espérer. La peste soit du d’Argenson avec ses coups d’État !

LE DOMESTIQUE.

M. le comte de Horn, M. le comte de… et M. le marquis de…

BOURSET.

Toujours dans mon cabinet. Introduisez là tous ceux qui viendront.

(Le domestique sort.)
LE DUC, voulant sortir.

Allons, venez ! voyons ce qu’ils disent, et ce que vous allez leur répondre.

BOURSET.

Un instant, monsieur le duc : je vois bien que tous mes actionnaires vont venir me chanter un chœur de lamentations. Laissez l’assemblée se compléter, et vous verrez comme je répondrai.

LE DUC.

Ils vont tous vous redemander leur argent. Et qu’est-il devenu ?

BOURSET.

Ce que vous avez voulu qu’il devînt, du papier !

LE DUC.

Belle denrée ! Je voudrais qu’on en servît aux soupers du régent.

BOURSET.

Et si je ne l’avais converti suivant vos désirs, où en seriez-vous aujourd’hui ?

LE DUC.

Ma foi, nous le cacherions dans nos caves ; et vous auriez dû le cacher dans les vôtres, afin de pouvoir nous le restituer en cas d’alarme.

BOURSET.

Oui, pour qu’il fût saisi chez moi et confisqué sans retour. Oh ! les choses vont mieux comme elles vont ! Dans un mois, la confiance renaîtra, les actions remonteront, et vous rirez bien de ce que vous me dites aujourd’hui. Allons donc ! monsieur le duc ; il faut se conduire ici comme un général à la veille d’une bataille.

(Le domestique, puis George.)
LE DOMESTIQUE.

Plus de vingt personnes demandent monsieur le comte et attendent dans son cabinet.

BOURSET, apercevant George.

C’est bien, j’y vais.

(Il veut sortir.)
GEORGE, l’arrêtant.

Permettez, monsieur de Puymonfort ; j’ai deux mots à vous dire.

BOURSET.

Pardon, monsieur Freeman, je n’ai pas le temps.

GEORGE.

J’insiste, monsieur. Ce que j’ai à vous dire vous intéresse plus que moi, et monsieur le duc ne sera pas fâché de l’entendre.

LE DUC.

Est-ce relatif à l’arrêt ? Je ne m’intéresse pas à autre chose aujourd’hui.

BOURSET, au duc.

Cet homme est un intrigant ou un fou. Ne l’écoutez pas.

LE DUC.

Ce n’est ni l’un ni l’autre ; je l’écouterai, moi. Parlez, monsieur Freeman.

GEORGE.

Ce que je vous avais dit, monsieur de Puymonfort, j’en étais trop bien instruit pour l’avancer à la légère. Aujourd’hui le fait est avéré, et le grand leurre est anéanti. Il n’y a pas de mines d’or à la Louisiane ; il n’y en a jamais eu, et il n’y en aura jamais.

LE DUC.

J’en étais sûr !

BOURSET, à George.

Monsieur, on sait de quelle coterie vous êtes l’agent. Vous allez souvent à Sceaux, et vous êtes l’ami des frères Paris. Mais je vous avertis que personne ici ne conspire contre le régent, et que vous ne ferez point de dupes.

GEORGE.

Je ne conspire contre personne, je ne conspire pas surtout contre la fortune publique.

LE DUC.

Comment ! monsieur Freeman, vous croyez que M. Bourset…

GEORGE.

Je n’accuse personne, et il me siérait fort mal de me venger des imputations de M. Bourset. J’admets sa bonne foi, et je vous déclare qu’il peut être dans une voie d’erreur et d’enivrement dont il sera victime lui-même.

LE DUC.

Écoutez-le, monsieur Bourset ; M. Freeman parle en galant homme.

BOURSET.

Écoutez-moi un moment, monsieur le duc ; deux mots éclaireront la question. Monsieur fait la cour à ma fille ; je l’ai soustraite à ses poursuites ; je lui ai refusé sa main, et, par vengeance, il veut flétrir mon honneur et ruiner mon crédit. Expliquez-vous avec lui maintenant, vous, monsieur le duc, à qui ma fille est promise.

LE DUC.

Ah ! pardieu ! ce serait trop fort qu’on voulût m’enlever à la fois la main de Louise et mon million, s’il est vrai qu’il repose sur la confiance que votre nom inspire. Optez, monsieur Freeman ; laissez-moi l’un ou l’autre, s’il vous plaît.

GEORGE, à Bourset, avec indignation.

Vous venez de dire une parole bien imprudente, monsieur Bourset. C’est insensé ce que vous venez de faire ! Rien n’enchaînera plus mon indignation. Venez, monsieur le duc, venez entendre la vérité, je la dirai devant tous.

(Il veut sortir, le duc le suit.)
BOURSET, se plaçant devant eux.

C’est à vous d’opter, monsieur le duc. Cet homme, avec de faux renseignements et des preuves absurdes, que, dans le premier mouvement de frayeur, chacun acceptera sans examen, va ruiner mon crédit et vous faire perdre, par conséquent, les fonds que vous avez mis dans l’entreprise. Voyez si vous voulez lui céder la main de ma fille : j’y consens, moi ; car ma ruine va entraîner celle de bien des gens, et je saurai sacrifier mes sympathies à leurs intérêts. Voyez ; s’il parle et si on l’écoute, je ne réponds plus de rien.

LE DUC.

Monsieur Bourset, me croyez-vous lâche, ou me savez-vous homme d’honneur ? Si la vérité n’intéressait que moi, je pourrais refuser de l’entendre ; mais je ne suis pas seul en cause ici, et, si Monsieur doit faire quelque révélation qui soit utile aux autres, j’aime mieux perdre mon argent que ma propre estime. (À Freeman.) Venez, Monsieur !

BOURSET, bas à Freeman

Eh bien ! vous, Monsieur, songez que vous allez décider de votre sort. Gardez le silence, et vous pourrez prétendre à ma fille.

FREEMAN le regarde avec mépris, et se retournant vers le duc.

Allons, Monsieur.

(Ils entrent tous trois dans le cabinet.)

Scène II.


JULIE et LOUISE, en habits du matin.
LOUISE.

Mon Dieu ! maman, que se passe-t-il donc ? Que de voitures sont entrées dans la cour aujourd’hui ! Je n’ai pu réussir à approcher de mon père pour lui dire bonjour

JULIE.

Ton père a une existence bien malheureuse, mon enfant ! Il travaille à l’œuvre funeste de la richesse.

LOUISE.

N’est-ce pas, maman, que vous regrettez souvent le temps où, comme moi, vous ne souhaitiez qu’un sort modeste et l’affection de ceux qui vous étaient chers ?

JULIE.

Ô ma fille !

LOUISE, regardant à une fenêtre.

Comme le peuple est agité aujourd’hui ! Voyez donc, maman, tous les travaux semblent interrompus ; on se groupe, on se parle avec inquiétude… Le peuple est bien à plaindre, n’est-ce pas, maman ?

JULIE.

Qu’en sais-tu, mon enfant ?

LOUISE.

Oh ! j’y pense souvent, et je prie Dieu tous les jours pour que cela change et qu’il n’y ait plus de pauvres.


Scène III.


Les Précédents, BOURSET.
BOURSET, fort ému, sur le seuil de son cabinet, et parlant à ceux qui y sont.

Écoutez-le donc, Messieurs, je lui cède la place : il me siérait mal de disputer avec l’ignorance et la mauvaise foi. Il me répugnerait d’avoir à défendre mon honneur contre la calomnie et la vengeance. Je laisse à vos consciences le soin de me justifier et à la sienne la tâche de le punir.

(Il laisse retomber les battants de la porte et revient pâle et tremblant tomber sur une chaise, sans voir sa femme et sa fille.)
LOUISE, courant vers lui.

Qu’est-ce donc ? Mon papa semble près de s’évanouir. Oh ! mon Dieu ! maman, voyez comme il est pâle ! Mon père, répondez-moi !… Vous souffrez ?…

JULIE, s’approchant de Bourset plus lentement.

Quel malheur vient donc de vous frapper, Monsieur ?

BOURSET, éperdu.

Laissez-moi !… Ah !… c’est vous !… Julie !… Louise… donnez-moi de l’eau !… Là !… là !… (Il montre une table.)

(Louise lui apporte précipitamment un verre d’eau.)
BOURSET, après avoir bu.

Oui… je suis mieux… c’est cela… Écoute, Louise… Non ! écoutez, vous… Julie… Freeman est là-dedans… il parle !…

JULIE.

Eh bien !… que dit-il donc ?

BOURSET.

Il nous perd, il nous ruine, il nous déshonore !…

LOUISE.

Lui ! oh ! c’est impossible, mon père : vous ne le connaissez pas.

BOURSET, avec âcreté.

Il t’aime, ou plutôt il veut t’épouser parce que tu es riche et parce qu’il est ambitieux, et parce qu’il est pauvre ; et moi, je lui ai résisté, parce que je veux ton bonheur et ta considération… Et maintenant il se venge, il me traîne à terre, il me calomnie…

LOUISE.

Oh ! maman !… dites à mon père qu’il se trompe… Cela n’est pas !…

JULIE.

Oh ! Léonce pousserait-il la haine et la vengeance à ce point ?

BOURSET.

Léonce ? Qui est Léonce ?…

JULIE.

Rien !… un souvenir… une distraction ! Mais ne peut-on enchaîner sa langue ? Rentrez, défendez-vous. Pourquoi abandonnez-vous la lutte ? Allons, ne faiblissez pas… parlez à votre tour.

BOURSET.

Non… la colère… l’indignation me suffoquent… Julie, appelez-le, arrachez-le comme vous pourrez à cet auditoire imbécile qu’il captive. Louise… sur un prétexte quelconque, entrez là… montrez-vous ! D’un mot, d’un regard, vous pourrez l’enchaîner, vous ! Allez… l’honneur de votre père est en péril ! Ayez un peu de courage… Vous êtes deux femmes, vous pouvez beaucoup…

JULIE, arrêtant Louise qui obéit instinctivement et toute tremblante.

Restez là, ma fille ! et vous, Monsieur, rougissez de vouloir exposer votre enfant à la malignité des hommes pour sauver de vils intérêts.

BOURSET.

Oh ! maudites soyez-vous, femmes sans cœur qui savez vous enorgueillir et vous parer de nos triomphes, et qui ne savez pas nous aider et nous plaindre dans nos revers !… (Il se lève et va avec agitation écouter à la porte du cabinet.) Il ne m’accuse pas encore… non !… Mais il dévoile le secret de l’affaire ! Oh ! qui peut l’avoir si bien informé ?… On l’interrompt !… C’est le comte de Horn… Celui-là me défend ! Oh ! ils ne perdront pas dans un instant l’estime que depuis vingt ans de travail et de persévérance j’ai su leur inspirer ! Ah ! maintenant des preuves !… oui, des preuves ! Est-ce qu’il en a ?… S’il en avait !… des preuves fabriquées !… des pièces apocryphes !… Ah ! comme ils lui répondent mal… que ce comte de Horn est borné ! qu’ils sont tous lâches et crédules !… Oui, l’acte de vente du privilège de Bourset pour cinq cents écus… pas davantage ! Je le sais bien ! qu’est-ce que cela prouve ? Ils veulent le voir… Ils le commentent… Que disent-ils ? des injures… contre moi… Mais on me défend… on me défend avec chaleur !… Qui donc me défend si bien ?…

LOUISE, écoutant aussi.

C’est la voix de George Freeman, mon père !… Oh ! c’est bien lui qui vous défend ! — Il dit que vous avez été le premier trompé… que vous serez la première victime de vos bonnes intentions !…

BOURSET.

Ah ! il dit toujours qu’il le suppose !… il ne dit pas qu’il en est sûr !

LOUISE.

On l’écoute, mon père !… Personne ne le contredit. Ah ! on vous connaît bien, allez ! et j’étais bien sûre que George ferait triompher la vérité. Oh ! c’est un noble cœur !

LE DUC, rentre.

Eh bien ! mon pauvre Bourset, nous voilà ruinés, et vous comme les autres ! Nous avons fait là une grande équipée, et vous avez été diablement fou ; nous aussi ! Allons, je ne vous fais pas de reproches ; vous ne le vouliez pas, je m’en souviens. C’est moi qui me suis jeté là-dedans tête baissée !

BOURSET, reprenant son arrogance.

Ainsi donc, monsieur le duc, vous croyez aux hâbleries de cet homme-là ?

LE DUC.

Cet homme-là, Bourset ! c’est un homme que je respecte, et que vous devriez remercier à genoux ; car un autre à sa place vous eût peut-être fort mal arrangé, et, si vous n’aviez pas affaire à des gens d’honneur, vous auriez un mauvais parti à l’heure qu’il est. Savez-vous bien qu’on ne perd pas des millions de capitaux et des milliards d’espérances sans un peu d’humeur ? Moi-même j’ai été ému tantôt ; mais, puisque c’est fait, j’en prends mon parti ; j’ai un si doux sujet de consolation devant les yeux ! (Il regarde Louise, qui fait un mouvement d’effroi.)(À George qui rentre, lui montrant Louise.) Merci, Monsieur, vous m’avez fait plus riche que je ne l’ai été de ma vie.

GEORGE.

Oh ! ce n’est pas encore décidé, ne vous réjouissez pas trop vite, monsieur le duc ; je connais vos conventions avec M. Bourset. Il a bien un million à vous rendre, même avec les intérêts.

LE DUC.

Je ne le désire plus pour moi, et ne l’espère pas pour lui, pauvre Bourset !

BOURSET, à Freeman.

Vous m’avez ruiné, Monsieur, ne me raillez pas.

GEORGE.

Je ne vous ai pas déshonoré, Monsieur, et vous ne me remerciez pas ?

BOURSET.

N’est-ce pas le déshonneur que la banqueroute ? et comment puis-je l’éviter à présent ?

GEORGE.

Je vous en évite une plus grande, et plus funeste à vos actionnaires.

BOURSET.

Que ce soit plus ou moins, la tache est la même sur ma famille.

GEORGE.

Mais vous ne pensez qu’à vous, Monsieur ; vous comptez donc pour rien ceux qui avaient remis leur sort entre vos mains ? Sans moi, vous alliez les amener à de nouveaux sacrifices, espérant par là conjurer un naufrage qui n’eût été que plus prompt et plus terrible.

BOURSET, à part.

Oh ! scélérat d’honnête homme !

LE DUC.

Allons, Bourset, consolez-vous, mon ami. On sait que vous êtes pur dans cette affaire, et vous ne recevrez guère de reproches. Les gens comme il faut ont cela d’agréable, qu’ils savent se ruiner au jeu sans jurer comme des Suisses au corps de garde. Quant à moi, je n’aurai que des bénédictions à vous adresser, puisque je gagne à tout ceci mille fois plus que je n’ai perdu.

(Il regarde Louise.)
GEORGE, brusquement.

Vous ne perdez rien, et vous ne gagnez rien ; votre situation n’a pas changé ; votre million va vous être rendu.

BOURSET, avec une tristesse impudente.

Et où le prendrai-je ?

GEORGE, lui montrant un panneau de boiserie.

Ici.

BOURSET, effaré, en bégayant.

Que… que voulez-vous dire ?

GEORGE.

La vérité… c’est mon entreprise, à moi !… Vous avez des valeurs considérables en or et en argent cachées dans l’épaisseur de ce mur.

LE DUC.

Ah !

JULIE, à part, regardant Bourset.

Oh ! le misérable ! (À sa fille.) Venez, Louise… Ce sont là des affaires que vous ne comprendriez pas.

(Elle l’emmène.)
BOURSET, essayant de se remettre.

C’est une infâme imposture, quelque propos de valet. Si cela était, comment le sauriez-vous ?

GEORGE.

Voulez-vous que je vous le dise ? (Il l’emmène à l’écart et lui parle à voix basse.) Cette nuit, comptant retrouver votre femme et votre fille au bal, j’y étais allé avec vous ; mais, ne les voyant point arriver, et ne vous en voyant point inquiet, j’ai craint quelque attentat à l’indépendance et à la dignité de celle que j’ai prise sous ma protection envers et contre vous ! Je suis revenu ici sans être aperçu. Oui, Monsieur, j’y suis revenu, je m’y suis introduit en même temps que vous, comme vous rentriez un peu avant le jour. Je me suis glissé dans l’ombre sur vos pas, je me suis assuré de la présence de Louise dans la maison, et, comme je traversais cette pièce pour me retirer, je vous ai vu, là, comptant et recomptant des sommes qui suffiront bien, et au delà, pour vous acquitter envers les actionnaires qui sont ici réunis ; car vous saviez l’arrêt d’avance, comme vous saviez, il y a un an, le discrédit où tomberait le papier aujourd’hui. Or, vous n’aviez pas été assez fou pour vous dessaisir des espèces qu’on vous a confiées, et vous ne vous en êtes rapporté qu’à vous-même du soin de les tenir cachées. Pourtant on fait des imprudences malgré tous les calculs. Vous croyiez cette porte fermée, et elle ne l’était pas ; vous aviez regardé autour de la chambre, et vous aviez oublié de soulever ce rideau derrière lequel je me tenais… Allons ! exécutez-vous de bonne grâce… ou bien moi-même je vais faire jouer le ressort caché dans cette boiserie, et déployer à tous les regards l’aspect splendide de vos coffres-forts !

BOURSET, pâle et consterné.

Je… paierai ce que je dois au duc, soyez tranquille. Mais si… je vous donne ma fille… vous ne… direz pas aux autres que… que j’ai… de l’argent… caché ?…

GEORGE.

Je ne pense pas que mon devoir m’entraîne à cette rigueur. J’ai dû empêcher le nouveau mal que vous alliez commettre, mais il ne m’appartient pas de réparer celui qui est fait. Je ne suis ni magistrat ni recors. C’est aux parties intéressées de se faire rendre justice si elles le veulent, et à la police de vous y contraindre si elle le peut. Moi, je n’ai plus qu’à me taire, ma tâche est remplie.

BOURSET.

C’est bien… Monsieur, vous en serez récompensé. (Au duc, qui examine la boiserie.) M. Freeman avait été induit en erreur, monsieur le duc. Je viens de lui prouver que je n’ai point d’argent caché.

GEORGE.

Non, sans doute, celui que vous avez, vous ne le cachez pas. Allez le chercher (Bas à Bourset), car vous en avez ailleurs encore.

BOURSET, terrassé.

J’y vais.

(Il sort.)
LE DUC.

Vous me rendez là un méchant service, monsieur le justicier, monsieur le philosophe ! je ne veux point de restitution ; je préfère la main de Louise.

GEORGE.

Vous n’êtes pas libre d’opter, monsieur le duc ; vous êtes forcé d’accepter la restitution. Ce sont les termes de l’acte que vous avez passé. Quant au service que je vous rends, il est très-grand. Je vous fais restituer une aisance dont, à votre âge, il eût été difficile de vous passer, et je vous préserve de la haine d’une épouse qu’à votre âge vous ne pouviez pas espérer de charmer.

LE DUC.

Vous êtes rude en paroles, monsieur le citoyen de l’Amérique ; mais vous avez peut-être fort raison, car vous avez su conduire votre propre barque.

GEORGE.

Attendez la fin pour me juger, monsieur le duc.

BOURSET rentre avec un papier.

Tenez, monsieur, voici une hypothèque de paiement sur ma terre de Lagny ; c’est une première et unique hypothèque, vous le voyez, et la terre vaut deux millions. Avant une heure, si vous voulez, elle sera légalisée.

LE DUC, prenant le billet.

Allons, me voilà remboursé malgré moi ! Je vous rends les armes, maître Freeman.

BOURSET.

Maintenant, Monsieur, vous avez ma parole. Je vous donne la main de ma fille.

GEORGE.

Je ne vous l’ai pas demandée, Monsieur.

BOURSET.

Comment ?… Est-ce que…

(Julie rentre. George la salue, s’approche d’elle et lui prend la main.)
GEORGE.

Ma cousine, veuillez aider M. Bourset à reconnaître le chevalier Léonce de Puymonfort, qui lui a fait rembourser depuis longtemps une petite dette de quatre cent vingt-cinq louis, et qui par conséquent ne craint plus de sa part l’effet d’une lettre de cachet.

BOURSET, de plus en plus effrayé.

Vous êtes un revenant !

LE DUC.

Palsambleu ! mon pauvre chevalier, je ne m’attendais pas à te rencontrer un jour sur mon chemin en fait de mariage, lorsque, il y a dix-sept ans, je fis manquer le tien… Au diable la rivalité ! je t’ai toujours aimé, je t’ai regretté absent, je t’ai pleuré mort, et je te revois avec une vraie joie. Il faut que je t’embrasse. (Il l’embrasse.)

BOURSET.

Permettez, monsieur mon cousin, qu’oubliant le passé et me confiant dans l’avenir, je vous embrasse aussi. (George, qui a reçu assez froidement l’accolade du duc, recule devant celle de Bourset.) Ma femme, embrasse aussi ton cousin. À présent, il n’y a plus de rancune possible.

JULIE, tendant la main à George.

Tout cela n’est pas nécessaire, Monsieur ; il y a longtemps que j’avais reconnu Léonce.

BOURSET, inquiet.

Et maintenant, monsieur le chevalier, vous voulez être mon gendre. Mais la chose n’est pas impossible. Quoique proches parents… on peut obtenir des dispenses, et le nom de Puymonfort se perpétuera dans la famille (Regardant Julie avec intention), à moins que ma femme ne s’y oppose…

JULIE.

Vous l’espérez en vain, Monsieur, vous ne l’obtiendrez pas. Je consens à ce mariage de toute mon âme.

LE CHEVALIER.

Vous, Julie ?

JULIE.

Oui, moi, qui priais hier soir M. Bourset de vous repousser, et qui aujourd’hui me repens de ce que j’ai fait hier. Votre peu de fortune me semblait un obstacle ; mais, depuis hier, j’ai fait bien des réflexions sur l’horreur des sacrifices qu’on fait à la vanité. J’ai songé à ce que souffrirait une jeune personne livrée par un contrat sordide à un homme qu’elle ne pourrait aimer. (Avec intention.) J’ai connu des femmes assez malheureuses pour avoir une peur insensée de la misère, et pour renoncer à une existence noble et sereine par ambition, par faiblesse ou par lâcheté. Je ne veux pas que ma fille dévore les larmes et les affronts que j’ai vu dévorer à de telles femmes ! Je veux qu’elle regarde son époux avec un doux orgueil tous les jours de sa vie, et qu’elle puisse lui dire : Mon cœur t’a choisi, et ma raison approuve le choix de mon cœur. Ô ma pauvre Louise ! je veux que tu n’aies point à rougir un jour du père de tes enfants !

BOURSET, à part, la regardant.

Voici une homélie que tu me revaudras ! (Haut.) Ainsi, vous consentez à ce qu’ils s’épousent.

LE DUC.

Il faut bien que nous y consentions tous.

GEORGE.

Je n’y consens pas, moi. Nous sommes ici en présence quatre personnes qui nous sommes vues d’assez près autrefois pour n’avoir rien à nous dissimuler aujourd’hui. J’ai aimé Julie, je l’ai aimée passionnément ; et, quoique j’aie été pour elle un frère et rien de plus (je puis l’attester devant Dieu !), je sens qu’il me serait aussi impossible d’avoir de l’amour pour sa fille que pour elle désormais. Il est des sentiments qui meurent à jamais en nous quand on les brise violemment. Il est aussi des incestes du cœur, et ceux-là ne sont pas les moins criminels peut-être. Ma pensée les a toujours repoussés sans indulgence, et le jour où, voyant Louise sacrifiée, je l’ai prise sous ma protection, c’est en faisant le serment devant Dieu de l’aimer comme si elle était ma fille, jamais autrement ! Je l’ai préservée d’un mariage qui eût fait son désespoir et le vôtre ; je l’ai réconciliée avec sa mère, je le vois ; j’ai veillé sur elle pendant un an, et maintenant je la laisse heureuse, aimée, protégée, n’est-ce pas, Julie ?

JULIE lui presse la main avec force.

Oh ! oui ! Léonce, vous m’avez rendu le cœur de ma fille, et vous avez relevé le mien du désespoir et de l’abjection.

BOURSET.

Eh bien ! maintenant, que voulez-vous donc ?

GEORGE, à Julie.

Rien que lui dire adieu !

JULIE.

La voici !


Scène IV.


Les Précédents, LOUISE, LA MARQUISE.
GEORGE, s’approchant de Louise.

Louise, vous prierez pour moi, je retourne en Amérique. Il y a longtemps que je me croyais et que je m’étais fait mort pour la France, lorsqu’une curiosité sérieuse m’y poussa de nouveau. Je m’imaginais que la société devait valoir mieux qu’au temps où je l’avais quittée ; mais je n’ai pas trouvé ce que j’espérais, et je vais revoir mes forêts tranquilles et mes patients laboureurs. Un ange m’est apparu pourtant sur cette terre ingrate. Son souvenir me suivra partout. Que le mien ne soit pas effacé en vous, mon enfant ; qu’il soit pur et serein comme ma tendresse pour vous.

(Il l’embrasse au front et se retourne vers Julie, qui se jette dans ses bras.)
LA MARQUISE, à qui le duc a parlé bas.

Oui, grand Dieu ! je m’en étais souvent doutée. Ah ! mon enfant, ne nous quitte pas au moment où nous te retrouvons.

GEORGE, à la marquise.

Ma tante, vous avez ri bien cruellement à mon premier départ.

LA MARQUISE.

Tu ne l’as pas oublié !

GEORGE.

Je ne m’en suis souvenu qu’ici. De loin, je l’oublierai encore.

(La marquise l’embrasse. Il salue Bourset et le duc, et sort en jetant à Julie et à Louise un dernier regard. Louise qui s’est contenue tant qu’il a été présent, se jette, dès qu’il est sorti, dans le sein de sa mère. La marquise l’emmène.)

Scène V.


LE DUC, BOURSET, JULIE.
BOURSET, à part.

Amen ! (Haut.) Madame Bourset, vous gâterez vos beaux yeux à pleurer ainsi.

JULIE.

Monsieur, je n’ai pas voulu que ma fille entendît révéler vos secrets. Mais moi, cachée ici près, j’ai tout entendu. J’ai appris des choses que je n’avais jamais soupçonnées. Je vous ai aidé jusqu’ici dans vos projets de fortune ; j’ai partagé vos richesses et votre enivrement. J’ai même été vaine, ambitieuse, et j’en rougis ; mais vous aviez ennobli ce vice à mes yeux en me faisant croire que nous accomplissions une grande œuvre, que notre luxe faisait prospérer la France, et que nous étions au nombre de ses bienfaiteurs. Si je restais votre dupe un jour de plus, je serais forcée de me regarder comme votre complice ; car je sais que nous ne sommes plus que des spoliateurs. Souffrez que, sans manquer à mes devoirs et sans rompre le lien qui m’attache à vous, je sépare mes intérêts, mes vœux et mes habitudes des vôtres. Je serais un prétexte à votre faste et à votre ambition, et je ne veux pas l’être. Je me retire dans une petite maison de campagne avec ma fille ; nous y vivrons de peu, nous y serons heureuses l’une par l’autre. Vous reprendrez tous les diamants que vous m’avez donnés ; je ne veux plus rien qui me rappelle que ces misérables jouets ont ruiné plus de cent familles. Adieu, Monsieur, tâchez de vous acquitter ! N’ayant pas assez d’influence sur vous pour vous y amener, je n’y serai du moins pas un obstacle, et je ne rougirai devant personne.

BOURSET, avec une rage concentrée.

Allez, et que le ciel vous conduise ! Voilà qui porte à mon honneur un dernier coup !

LE DUC.

Entre nous soit dit, vous l’avez un peu mérité, Bourset, mon ami. (À Julie.) Vous êtes fort émue, Madame ; permettez-moi de vous conduire jusqu’à votre appartement.

(Il sort avec Julie.)

Scène VI.


BOURSET, seul, puis LE DUC.
BOURSET, seul.

Mérité, mérité ! Cela est facile à dire ! Que faire ? Le grand coup de théâtre ? Le moment est-il déjà venu et la crise décisive ?… Oui, il faut risquer le tout pour le tout ! Allons, le sort en est jeté. C’est à présent, Bourset, qu’il faut montrer si tu es un grand spéculateur ou un parfait imbécile. (Au duc qui rentre.) Monsieur le duc, sommes-nous enfin seuls ? Veuillez fermer les portes derrière vous.

LE DUC.

Et pourquoi diable ?

BOURSET, fermant les portes.

Il est temps que vous me connaissiez. Vous saurez tout à l’heure jusqu’où peut aller le stoïcisme d’un homme qui se laisse accabler dans le sein même de sa famille, plutôt que de trahir les intérêts qui lui sont confiés. Tous ces messieurs sont-ils encore dans mon cabinet ?

LE DUC.

Je le présume. Après ? (Bourset va vers le cabinet d’un air tragique, et ouvre la porte à deux battants.) Que diable va-t-il faire ? Se brûler la cervelle devant la compagnie ? (Il veut l’arrêter.)

BOURSET, d’une voix forte.

Messieurs !… Messieurs !… ayez la bonté de me suivre ici. (Entrent le duc de La F., le duc de M., le comte de Horn, le marquis de S., et plusieurs autres.) Tout n’est pas perdu, comme vous le croyez. Je n’ai pu m’expliquer devant un étranger ; ma justification entraînait la révélation d’un secret qu’il eût divulgué, et qui ne doit être connu que de vous. (On ferme les portes et les fenêtres avec soin.) Je me suis laissé accabler, je porte tout le fardeau de l’accusation et toute l’amertume de vos doutes. J’ai dû attendre que l’ennemi fût sorti de ma maison… Ce que j’ai souffert durant cette heure de tortures, vous l’apprécierez quand vous saurez quel homme vous avez laissé traduire devant vous comme un criminel devant un tribunal.

LE DUC.

Où diantre va-t-il en venir ? Il me fait peur ! (Bas à Bourset.) Bourset, mon ami, calmez-vous. Que diable ! tout n’est pas perdu !

BOURSET.

Tout est sauvé, au contraire, monsieur le duc. Messieurs, étant déjà chargé de fonds immenses au moment où vous m’avez supplié et presque forcé d’accepter les vôtres, je me suis réservé de les faire valoir en temps et lieu, et jusque-là je les ai regardés comme un dépôt qui m’était confié, et que je devais garder dans mes mains, sauf à tirer les intérêts légaux de ma poche, si je ne trouvais pas un placement sûr et avantageux pour vous. Plus tard, initié au projet de loi qui vous frappe aujourd’hui d’inquiétude et de déplaisir, après avoir vainement combattu cet arrêt, j’ai résolu de vous en préserver, et, loin d’échanger les valeurs que vous m’aviez remises, je les ai intégralement conservées, afin de vous les restituer le jour où la baisse apparente et nécessaire de nos actions vous ferait croire l’argent plus précieux que le papier. Ce n’est pas mon opinion, à moi, car j’ai converti tout mon or en papier. J’ai acheté des terres en or, et je les ai revendues en papier. J’ai foi au papier, Messieurs ; c’est ma conviction ! c’est le résultat des plus consciencieuses études et du plus sévère examen. Mais de ce que je préfère le papier, il ne résulte pas que vous ne soyez pas les maîtres de vos fonds. L’exécution de l’arrêt qui frappe d’interdiction la possession d’une certaine somme monnayée peut d’ailleurs m’atteindre aussi bien que vous, quoiqu’il y ait plus de chances contre vous que contre moi. Je vous prie donc de reprendre chacun ce qui vous appartient, et de renoncer aux bénéfices de l’affaire. J’y aurai regret pour vous ; mais je serai heureux de me débarrasser d’une aussi grande responsabilité dans un moment de crise aussi fâcheux. Un homme tel que moi ne peut se soumettre deux fois dans sa vie à l’injure du soupçon, et je sens que je n’aurais pas la force de supporter une seconde scène comme celle d’aujourd’hui.

LE DUC DE LA F…

Mais où prendriez-vous l’argent pour le rendre ?

BOURSET.

Tenez, Messieurs, voyez… (Il ouvre ses panneaux de boiserie, et leur montre plusieurs rangées de coffres-forts sur des compartiments.)

LE DUC.

En voici bien d’une autre !

BOURSET.

Allons, Messieurs, parlez ! j’attends votre décision. Faut-il appeler mon caissier et faire compter à chacun de vous la somme qui lui revient ? Il faudra bien que vous renonciez aux bénéfices ; car, vu l’état des choses, je ne puis rembourser que les intérêts du capital.

LE COMTE DE HORN.

Et pourquoi donc y renoncerions-nous ? qui donc a besoin de son capital ici ? Sommes-nous des gens de rien pour ne pouvoir risquer chacun une bagatelle de cinquante, cent, deux cent mille livres ? Il y a là une affaire magnifique. Moi, je ne veux pas y renoncer. Les fonds sont en sûreté chez M. Bourset de Puymonfort. Appuyé comme il l’est par le régent, et ami intime de Law, il fera révoquer l’arrêt avant qu’on ait songé à examiner sa caisse ? Qui l’oserait, d’ailleurs ? Nous, nous ne passerions pas vingt-quatre heures avec des fonds sans être inquiétés. Ainsi, mon avis est que nous donnions à l’honnête et respectable M. Bourset une preuve de notre confiance en réparation de l’outrage que nous n’avons pu empêcher aujourd’hui. Qu’il garde nos fonds et qu’il les fasse valoir. Nous avons été trompés par de faux renseignements, l’affaire est meilleure que jamais. Il faudrait être lâche pour renoncer à l’avenir que l’habileté, la probité et l’immense solvabilité de M. Bourset ouvrent devant nous.

LE DUC DE LA F…

C’est mon avis.

LE MARQUIS DE S…

Et le mien.

PLUSIEURS VOIX.

Eh oui, c’est le nôtre à tous.

BOURSET.

Je vous remercie, Messieurs, de cette preuve d’estime ; et quelque pénible, quelque dangereuse que soit la tâche que vous m’imposez, je saurai m’en rendre digne. J’en parlerai au régent dès que l’arrêt sera révoqué, et il sera tellement flatté de votre confiance au système, que vous obtiendrez de lui, je n’en doute pas, les faveurs et monopoles que vous sollicitez depuis si longtemps : vous, monsieur le duc, les sucres et cafés ; vous, monsieur le comte, le monopole des cuirs ; vous, monsieur le marquis, celui des graisses, savons et chandelles[1] ; vous, monsieur le duc, que demandez-vous ?



Oh ! oh ! Léonce, vous m’avez rendu le cœur de ma fille. (Page 30.)

LE DUC.

Est-ce que vous ne pourriez pas me trouver quelque chose d’un peu moins malpropre ? (Bas à Bourset.) Moi, mon cher Bourset, je suis très-content d’être remboursé et très-dégoûté des affaires. À mon âge, vous l’avez dit, il faut du repos.

LE COMTE DE HORN, bas à Bourset.

Je vous ai donné un bon coup d’épaule ; vous paierez, je l’espère, ma petite dette de jeu…

BOURSET, avec intention.

Fût-elle de cinq mille livres, monsieur le comte…

LE COMTE DE HORN.

Elle n’est que de dix mille.

BOURSET.

Soit. (À part) Mendiant ! puisses-tu être roué vif[2] !

LE DUC, à part, pendant que Bourset reçoit les poignées de main, accolades et félicitations de tous.

Ah çà ! ce Bourset est-il le plus rusé coquin ou le plus honnête homme que j’aie jamais connu ?

BOURSET, traversant le salon pour donner des poignées de main de tous côtés.

Ce pauvre chevalier m’a donné là, sans s’en douter, une heureuse idée. Qu’il aille en Amérique à présent et qu’il en revienne encore, je le défie !

(Tous l’embrassent.)


  1. Historique
  2. On sait que le comte de Horn a été roué vif pour avoir assassiné, dans la rue Quincampoix, un agioteur chargé de valeurs considérables.