Les Missions extérieures de la Marine/01

Les Missions extérieures de la Marine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 97 (p. 297-316).
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LES
MISSIONS EXTERIEURES
DE LA MARINE

LE PROTECTORAT FRANCAIS A TAÏTI


I

Le corps de la marine est en possession d’un précieux privilège. Les orages de la politique passent au-dessus de sa tête, et il est rare qu’on lui demande autre chose que de bien servir le pays. En revanche, les missions extérieures ont souvent créé aux officiers qui montent nos vaisseaux les responsabilités les plus sérieuses et les plus étendues. Grosses complications en effet que ces complications d’outre-mer qui, par la distance où elles se produisent, échappent presque toujours à l’intervention opportune de la métropole ! Les îles Falkland ont allumé au XVIIIe siècle la guerre entre l’Angleterre et l’Espagne ; en 1843, une petite île de l’Océanie a failli devenir le sujet d’un conflit non moins grave. C’était le moment où la France, brutalement exclue du concert européen, avait senti s’éveiller dans son sein une ambition nouvelle, et rêvait « expansion transatlantique. » Ce besoin d’expansion arrivait malheureusement un peu tard. Durant le long blocus auquel nous avait soumis notre infériorité maritime, toutes les positions de quelque valeur, tous les territoires de quelque importance étaient tombés aux mains de nos rivaux. Nous finîmes cependant par découvrir dans les vastes solitudes de l’Océan-Pacifique un groupe d’îles qui avait échappé à l’envahissement presque universel. Les Marquises, reconnues pour la première fois en 1595 par Mendaña, avaient conservé leur indépendance et n’avaient encore servi que de point de relâche à quelques navires baleiniers. Nous y plantâmes hardiment notre drapeau, et personne en Europe n’eut un instant l’idée d’en prendre ombrage ; mais quand il fallut demander à la chambre des députés les crédits nécessaires pour affermir notre domination sur des rochers habités par une race farouche, placés en dehors du grand circuit commercial, l’opposition se montra peu favorable à cette acquisition. Elle en contesta les avantages immédiats, et parut ne vouloir tenir aucun compte de ceux que le ministère lui faisait entrevoir dans un très prochain avenir. Le ministère prétendait en effet que l’isthme de Panama ne tarderait pas à être percé. Les Marquises se trouveraient alors sur la route de l’immense trafic qui s’établirait par cette voie entre l’Europe, les États-Unis et la Chine. L’opposition n’admettait pas qu’on pût percer les isthmes. Les Romains eux-mêmes, disait-elle, avaient dû renoncer à creuser un canal entre le golfe de Lépante et le golfe de Corinthe. On allait établir un poste dans le désert ; c’était chose plus facile que d’ouvrir un nouveau chemin aux caravanes. Impuissant à faire pénétrer sa conviction dans l’esprit de ses contradicteurs, le cabinet s’apprêtait à leur céder la place quand on apprit tout à coup que l’île de Taïti venait de se ranger à son tour sous la tutelle de la France. La nouvelle arrivait par une voie privée ; on n’en eut que quelques jours plus tard la confirmation officielle. Le ministre de la marine était à cette époque M. l’amiral Roussin, esprit éminent, fortifié par de constantes études, à qui l’on n’eût pu adresser sans injustice ce reproche si souvent fait à nos compatriotes « de ne pas savoir la géographie. » Fort étonné d’apprendre que nous étions devenus les protecteurs d’un peuple que les missionnaires méthodistes avaient, après de longs travaux, conquis à la foi chrétienne, l’amiral crut à une méprise. On avait dû, suivant lui, se laisser égarer par une similitude de nom et confondre les îles Viti avec la plus considérable des îles de la Société ; mais un second courrier dissipa toute incertitude. C’était bien une des plus riches conquêtes du protestantisme, et non pas un des derniers repaires de l’anthropophagie, qui venait de reconnaître la nécessité de vivre désormais sous notre protectorat. La compétition des pasteurs avait coûté la liberté au troupeau. N’était-il pas à craindre que l’Angleterre ne se montrât offensée d’un pareil procédé ? À notre grand étonnement, l’Angleterre se contenta de demander pour ses missionnaires des égards, pour ses anciens protégés une bienveillante indulgence. Si le gouvernement du protectorat ne portait nulle atteinte à l’œuvre de prosélytisme qui faisait l’édification de toutes les âmes saintes et que les sociétés bibliques s’accordaient à représenter comme le plus heureux résultat de leurs efforts, le cabinet de lord Aberdeen n’avait aucune objection contre l’exercice du droit que nous nous étions arrogé. Le lion britannique nous faisait de bonne grâce notre part au soleil. Forts de cet assentiment et du nouvel argument dont ils pouvaient appuyer leur projet, les ministres reparurent le front haut à la chambre. On ne voulait pas des Marquises : repousserait-on avec le même dédain « la reine de l’Océanie ? » L’opposition cette fois ne trouva rien à répondre, et le cabinet raffermi se hâta de faire partir pour Nouka-Hiva le capitaine de vaisseau Bruat, muni du double titre de « gouverneur des Marquises et de commissaire du roi aux îles de la Société. »

La condescendance empressée de l’Angleterre fit-elle regretter au gouvernement français de n’avoir pas profité de ces bonnes dispositions pour pousser plus loin ses avantages ? Eut-il, dès ce moment, la pensée d’échanger la situation mal définie du protectorat pour une domination moins précaire ? Le gouvernement britannique dut le supposer, lorsqu’il apprit quelques mois plus tard que l’arrivée du commandant Bruat aux Marquises avait été le signal du départ de l’amiral Du Petit-Thouars de Nouka-Hiva pour Taïti, et que, vers la fin du mois d’octobre 1843, le protectorat avait fait place à la prise absolue de possession. De là vint surtout l’extrême irritation qui s’empara sur-le-champ des esprits de l’autre côté de la Manche. L’Angleterre s’imagina qu’on avait voulu la tromper, et, de toutes les offenses, c’est peut-être celle qu’elle pardonne le moins. Le soupçon cependant était injuste. Le cabinet français avait été loyal dans ses déclarations, non moins loyal dans les ordres qu’il avait donnés ; mais les entreprises maritimes sont plus que d’autres sujettes aux malentendus, et la lenteur des communications allait faire de l’incident presque insignifiant dont on s’était flatté de restreindre la portée un des plus gros événemens du règne.

Malgré sa fertilité, malgré la beauté de son climat et les précieux abris qu’offrent ses côtes, l’île de Taïti n’était pas, avec ses neuf ou dix mille âmes répandues sur une superficie de 108,000 hectares, une possession tellement enviable qu’elle dût mettre en péril la bonne intelligence de deux grandes nations. Malheureusement les rapports peuvent s’aigrir avant même que les intérêts soient en jeu, et la jalousie politique est prompte à s’éveiller quand elle a pour aiguillon la passion religieuse. Les deux gouvernemens devaient donc faire de stériles efforts pour pénétrer leurs agens des sentimens de cordialité qui les animaient. La conduite équivoque du capitaine Toup Nicholas, de la Vindictive, avait motivé la grave détermination dont se plaignait si amèrement lord Aberdeen. Le désaveu de l’amiral Du Petit-Thouars, accordé aux réclamations, de l’Angleterre, remplissait d’indignation toutes les âmes françaises, et ne désarmait pas, dans le camp britannique, les rancunes du parti puissant qui taxait de faiblesse les héritiers dégénérés, des Chatam et des Castlereagh. Une chose était donc à prévoir : pendant que les dépêches d’apaisement et de conciliation chemineraient à travers l’Atlantique, les événemens suivraient leur cours à Taïti.

Les missionnaires protestans avaient conservé un empire absolu sur l’esprit de la reine Pomaré, et cette reine dépossédée était puissante encore. Aussi leur était-il facile d’entretenir dans l’île soumise en apparence à notre autorité une sourde agitation. « M. Pritchard, écrivait le commandant Bruat, est toujours l’homme qui tient ici les fils de toutes les intrigues. » On sait quel était le double rôle de ce personnage réservé à une si bruyante notoriété. Consul de sa majesté britannique jusqu’au jour où le drapeau du protectorat avait été remplacé par le drapeau français, il était resté le directeur de la royale conscience qui s’était confiée de bonne heure à ses soins indulgens. Les navires anglais qu’on vit durant quelques mois se succéder avec obstination devant Taïti prêtaient à ses conseils un grand appui moral. Un jour vint cependant où, d’après les ordres expédiés d’Angleterre, il ne dut plus rester sur la rade de Papeïti qu’un très petit navire de chétive apparence, le ketch le Basilisk. La reine, au fond du cœur, crut sa cause perdue ; mais, docile aux avis qui lui furent donnés, elle dissimula son découragement à ses sujets. « Notre vaisseau de guerre, leur dit-elle dans un manifeste qui fit rapidement le tour de l’île, est à la veille de partir pour Honolulu, où l’amiral l’appelle. Ne vous en inquiétez pas. Il reste ici un petit bâtiment de guerre qui prendra soin de nous jusqu’au moment où de nouvelles forces arriveront. Ne croyez pas ceux qui vous disent que nous ne serons pas secourus. L’Angleterre ne nous abandonnera jamais. » Voilà comment les instructions de lord Aberdeen étaient comprises, et de quelle façon ses agens pratiquaient la neutralité ! S’ils ne prenaient pas ouvertement parti contre nous, ils ne renonçaient pas pour cela à nous chasser un jour de Taïti ; ils voulaient nous en faire chasser par les naturels eux-mêmes. Prodiguant les promesses, multipliant les provocations, ils se flattaient de rendre notre domination impossible et de nous pousser à des actes de rigueur qui soulèveraient contre nous l’opinion de l’Europe. Cet indigne calcul eût été certainement déjoué par la patience du gouverneur, fort aidée, il faut bien le dire, par l’humeur apathique des indigènes, si les missionnaires ne se fussent résolus à faire un dernier et plus violent appel aux passions que, depuis plus de deux mois, ils ne cessaient d’exciter. Dans la nuit du 30 au 31 janvier 1844, la reine Pomaré, cédant à leurs instigations, abandonna la maison qu’elle occupait dans l’enclos de M. Pritchard, et alla chercher un refuge à bord du bâtiment que commandait le capitaine Hunt. Tout vestige du pouvoir auquel nous avions conservé la plupart de ses prérogatives, bien qu’il nous eût paru convenable de ne pas lui laisser son drapeau, semblait ainsi s’effacer devant nos persécutions. On nous rendait odieux en se montrant craintif. « Dans le trouble d’esprit qui agitait cette malheureuse femme, écrivait le capitaine Hunt au commandant Bruat, je n’ai point osé lui refuser la protection du pavillon anglais. » Ne croirait-on pas voir la pauvre Pomaré, comme l’appelèrent bientôt les feuilles britanniques, échappant par la fuite aux ennuis de tout genre dont nous l’abreuvions ! Cette hypocrite pitié n’avait cependant, — est-il en vérité besoin de l’affirmer ? — ni motif ni prétexte. La reine était libre, et, si quelque demande lui avait été adressée, c’était celle d’attendre avec calme les résolutions qui arriveraient bientôt de la métropole. La démarche à laquelle on l’avait poussée ne pouvait donc créer que des complications nouvelles. Le gouverneur s’en expliqua très nettement avec le capitaine Hunt. « Du moment, lui écrivit-il, qu’il convenait à la reine de renoncer à la protection dont je la couvrais, vous pouviez parfaitement lui donner asile ; mais la reine, à dater de ce jour, s’est interdit la faculté de rentrer à son gré dans ses états. Je considérerai comme un acte formel d’hostilité son débarquement sur un point quelconque des îles de la Société. »

« La fuite de Varennes » fût en effet restée inexplicable, si elle n’eût été déterminée par quelque secret et pernicieux dessein. Celui que le gouverneur dénonçait par avance au capitaine Hunt ne pouvait s’accomplir sans que notre autorité en reçût à Taïti même la plus sérieuse atteinte. Les îles de la Société se composent de deux groupes distincts séparés par une distance de 80 milles environ, vaste espace de mer que les pirogues des Indiens n’hésitent pas à franchir. Le premier de ces groupes comprend Taïti avec ses deux cônes volcaniques reliés par l’isthme de Tarawao, — Morea, qu’un étroit canal de 8 milles au plus met en relations journalières avec le port de Papeïti, — Toubouaï, situé à 35 milles de Morea. Dans ces trois îles, le pouvoir de la dynastie de Pomaré s’est toujours exercé d’une façon directe. Dans le second groupe, connu sous le nom d’îles sous le Vent, et formé par les îles de Huahiné, de Raiatea et de Borabora, les chefs avaient adopté les enfans de la reine et lui avaient ainsi, suivant les usages de la Polynésie, conféré des droits de souveraineté. Ces trois dernières îles possèdent des ports. Il eût donc été très imprudent d’y laisser constituer une domination rivale de la nôtre. Le gouvernement français dès le premier jour l’avait compris, mais ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que cette domination pût être encouragée par les prétentions mêmes que nous avions reconnues pour nous en porter héritiers.

Le Basilisk cependant ne songeait pas à quitter Taïti. Sa présence nous y créait de plus grands embarras que n’eût pu le faire l’exécution du projet dont le gouverneur croyait le capitaine Hunt complice. L’agitation, qui jusqu’alors s’était bornée à de sourds mécontentemens, prenait peu à peu le caractère d’une sédition ouverte. Les grands chefs, Tati, Utomi, Hitoti, Paraïta et Taraïpa, réunis à l’hôtel du gouvernement, avaient, il est vrai, accepté l’investiture des territoires qu’ils devaient administrer suivant les lois du pays ; les petits chefs, plus accessibles aux conseils étrangers, plus habitués à subir l’ascendant de l’autorité royale, avaient précipitamment évacué leurs cases, et s’étaient retirés sous la conduite de Tariri, de Pitomaï, de Farchau, de Teraï, dans la presqu’île de Taïrabou. C’est là que, recrutant sur tous les points de l’île de nombreux adhérens, s’organisait, comme dans un vaste camp retranché, le parti de la résistance.

L’effectif total des troupes françaises envoyées dans l’Océanie n’était que de 1,200 hommes, et encore avait-il fallu, pour les porter à ce chiffre, livrer de rudes batailles à l’opposition. De ces 1,200 hommes, 700 avaient dû être laissés aux Marquises, où la population se montrait fort remuante. Le gouverneur de Taïti avait donc 500 soldats à peine à opposer à l’insurrection, mais il prit, dès le début, une excellente mesure. Au lieu d’aller chercher les insurgés dans leur camp, il se contenta d’intercepter par un fortin bâti sur l’isthme de Taravao la communication entre les deux parties de l’île. Ce fut à cette occasion et avant l’achèvement de l’ouvrage qui devait dominer l’isthme tout entier que les premiers coups de fusil s’échangèrent avec les rebelles. « Ces hommes ne sont pas, écrivait le commandant Bruat, ce qu’on nous avait dit. Ils ont montré beaucoup plus de résolution qu’on ne leur en supposait. Le canon même ne les a pas fait fuir. »

Cette appréciation des difficultés qui nous attendaient n’était que trop exacte. Loin d’intimider les Taïtiens, le combat de Taravao, où leurs pertes furent peu considérables, avait exalté leur audace. Une femme de sang illustre, Teritoua, grand chef de Merehu, s’était mise soudainement à la tête de la révolte, et, en lui apportant avec l’appui de son nom l’exemple de son courage, elle allait lui imprimer une impulsion nouvelle. Ce ne fut plus seulement dans la presqu’île de Taïrabou qu’à dater de ce jour on brava notre autorité, ce fut sur la grande terre, sur la côte opposée au district de Papeïti, que les insurgés osèrent arborer le drapeau de la reine ; 1,500 combattans se trouvèrent bientôt réunis à Mahahena. Ils y avaient creusé, sur une longueur de 1,800 mètres, trois fossés de 6 à 7 pieds de profondeur, recouverts d’une toiture à l’épreuve de la balle, et, bravant de ces retranchemens qu’ils croyaient inexpugnables toutes les menaces du gouverneur, ils refusaient obstinément de se disperser. Avant de se décider à frapper un grand coup, sentant bien qu’il allait infliger aux rebelles assez imprudens pour l’attendre de pied ferme une cruelle et sanglante leçon, le commandant Bruat voulut tenter un dernier effort sur l’esprit de celui à qui dans sa pensée devait remonter la responsabilité de ces déplorables troubles. « Tout tend à me prouver, monsieur, écrivit-il au capitaine Hunt, que votre bâtiment est non plus un lieu d’asile, mais un centre d’où partent les intrigues qui mettent en danger la tranquillité de l’île. Je vous en préviens à temps pour que vous n’ayez pas à vous reprocher plus tard les châtimens qui pourraient être encourus par les malheureux qu’on pousse à la rébellion, et je vous en préviens officiellement afin que nos deux gouvernemens puissent juger en connaissance de cause de nos deux conduites respectives. »

Ce langage était dur. Peut-être hésiterait-on aujourd’hui à le croire pleinement justifié ; toutefois, à l’heure où de pareils soupçons trouvaient place dans un document officiel, on n’eût pu sans faire mettre en doute son patriotisme se refuser à les partager. Telles sont les fâcheuses conséquences des situations fausses. Animés du plus vif et du plus sincère désir de maintenir la paix, les deux cabinets, en ne coupant pas à la racine un regrettable incident, s’étaient exposés à rallumer des passions qu’on eût crues à jamais éteintes. Les relations de deux grands peuples avaient rétrogradé de vingt ans, et les pauvres Taïtiens allaient payer les frais de la querelle.

La Charte venait d’arriver à Papeïti. En joignant la compagnie de débarquement de cette frégate à celles de l’Uranie, de l’Embuscade et du Phaéton, le gouverneur pouvait laisser 350 hommes à Papeïti, 150 à Taïrabou, et conduire encore à l’attaque des retranchemens de Mahahena 461 soldats et marins. Il était impatient d’en finir, et jugea cet effectif assez fort. Les retranchemens qu’on n’avait pu réussir à tourner furent abordés de front. Après quatre heures et demie d’engagement, nous restions les maîtres du champ de bataille. Le corps de débarquement comptait 18 morts et 52 blessés, mais l’élite de la noblesse taïtienne avait péri et la tranquillité de l’île était pour quelque temps assurée.


II

Le gouverneur n’avait eu recours aux armes qu’à la dernière extrémité. Voyant les populations atterrées, les meneurs abattus, les chefs les plus jeunes et les plus ardens morts dans la lutte, la supériorité de nos armes incontestablement établie, il espéra que la guerre ne viendrait plus transformer en champs de bataille ces sites délicieux, cette fraîche et ravissante nature, qui semblaient ne devoir servir de cadre qu’aux plus douces scènes de paix et de tranquille bonheur. Il aimait sincèrement l’ennemi qu’il venait de combattre, race douce et vaillante, intelligente et naïve, que le climat a pu amollir sans l’énerver, et qui sait passer joyeusement des plus faciles plaisirs aux plus sanglans combats. Une trêve tacite s’était établie à la suite de nos succès. Le gouverneur l’avait acceptée avec satisfaction ; nos adversaires ne négligèrent rien pour en amener la rupture.

Deux mois environ après le combat de Mahahena, la reine Pomaré fit un nouvel appel à l’insurrection. Elle adressa un message à ses sujets, les engageant à prendre patience et leur annonçant de prochains secours. A quelques jours de là en effet, on vit apparaître devant Papeïti la frégate anglaise la Thalia, commandée par le capitaine Hope. Cette frégate, qui venait de l’Inde et en dernier lieu de Sydney, n’entra pas dans le port ; mais le lendemain un navire à vapeur, la Salamandre, sous les ordres du capitaine Hamond, y jetait l’ancre. Le gouverneur fut instruit à l’instant par les principaux chefs rattachés à notre cause de l’agitation qu’excitait dans toute l’île l’apparition de ces bâtimens anglais. Les insurgés, renforcés par les habitans de Morea, se préparaient à marcher sur Papeïti. Le gouverneur résolut de les prévenir, et, à la tête de 400 hommes, il se porta sur-le-champ à leur rencontre. Pendant qu’il chassait les Indiens de tous les points où ils s’étaient embusqués, et les obligeait à se retirer dans la montagne, la ville qu’il avait dégarnie de troupes était sérieusement menacée. Fort inquiet des intelligences que l’ennemi pouvait posséder dans la place, le commandant de Papeïti crut nécessaire de faire arrêter M. Pritchard, l’instigateur avéré de tous les complots. L’incident à Taïti parut sans portée. Il devait soulever en Europe un formidable orage.

Le gouverneur était rentré à Papeïti et y avait ramené la confiance. Conduit à bord du navire de guerre anglais qui se trouvait sur rade, M. Pritchard n’avait pas tardé à s’éloigner. La reine avait imité son exemple, et les Anglais l’avaient débarquée à Raiatea. Les indigènes se trouvaient ainsi livrés à eux-mêmes au moment où les ordres de la métropole prescrivaient au gouverneur de rétablir le protectorat dans ses conditions premières. Nous eussions vivement désiré ramener la reine Pomaré à Taïti ; c’eût été la meilleure sanction de la paix. Malheureusement la reine, séquestrée à Raiatea par les missionnaires, se montra insensible à toutes les avances qui lui furent faites, elle refusa même de recevoir une lettre autographe que lui avait adressée le roi Louis-Philippe. Ne pouvant réussir à la convaincre, le gouverneur prit le parti de l’isoler. Il mit le blocus devant Raiatea, et convoqua sur-le-champ à Papeïti une assemblée où comparut tout ce que Taïti et Morea avaient de sang illustre.

Avec la netteté habituelle de son jugement, le commandant Bruat avait très promptement démêlé le sens des institutions taïtiennes. Purement aristocratiques dans le principe, ces institutions n’étaient devenues féodales que depuis un demi-siècle. La royauté avait affermi son pouvoir en lui donnant pour appui le concours des juges et de la petite noblesse. Elle avait au contraire abaissé autant qu’elle l’avait pu l’influence des principaux chefs. Ce fut cette influence que le gouverneur s’empressa de reconstituer pour l’opposer à celle de la souveraine absente. Quand l’assemblée se trouva réunie, l’orateur du gouvernement lui exposa la situation, fit connaître la résistance opiniâtre de la reine, et demanda l’élection d’un régent. Le choix de l’assemblée, ratifié par le gouverneur, désigna Paraïta, ancien compagnon d’armes du grand roi Pomaré. Le 7 janvier 1845, la régence était proclamée, et le pavillon taïtien, écartelé du drapeau tricolore, emblème de la protection française, flottait, arboré au bruit des salves d’artillerie, sur les deux îles.

Presque au même moment arrivait dans les eaux de Taïti la corvette anglaise le Talbot. Le capitaine Thompson qui la commandait venait, suivant les ordres qu’il avait reçus, reconnaître et saluer le pavillon du protectorat ; mais l’hommage qu’il était prêt à rendre au drapeau de la reine Pomaré, il refusait de l’accorder aux couleurs qui ne représentaient plus à ses yeux que l’autorité usurpée du régent. Cette abstention était le plus dangereux appel qui pût être adressé à la révolte. Le gouverneur n’hésita pas un instant. Il fit déclarer au capitaine du Talbot que toute communication avec la terre lui était interdite. Les abords de la corvette furent gardés par des canots armés qui en défendirent l’approche à toute embarcation venant de terre, et ne permirent à aucun canot anglais de s’approcher du rivage. Devant cette démonstration énergique, le Talbot s’empressa de quitter la rade et de reprendre la route des Sandwich.

Un pareil acte de vigueur devait avoir sur l’esprit des Indiens plus d’effet que n’en auraient eu de nouvelles victoires. Taïti se prit à douter d’un ascendant auquel on nous avait vus si clairement ne pas nous soumettre. La trêve un instant interrompue reprit donc son cours, et pendant près d’un an elle se prolongea, observée des deux parts, sans qu’aucune convention en eût réglé les termes. Les districts soumis aux chefs qui soutenaient ouvertement notre cause étaient administrés par le gouvernement du protectorat. Ceux qui prétendaient ne reconnaître que l’autorité de la reine se gouvernaient eux-mêmes sans être inquiétés. Les Indiens des deux partis, tout en évitant de se confondre, entretenaient des relations constantes ; quelques Français même circulaient autour de l’île et traversaient impunément le territoire occupé par l’insurrection.

Cette période de tranquillité relative fut bien employée ; les événemens qui, dans le cours de l’année suivante, vinrent mettre en péril l’existence de la colonie montrèrent à quel point l’activité du gouverneur avait été prudente, et sa prévoyance opportune. Les émouvantes péripéties de la lutte avaient détourné un instant son attention des travaux qui devaient assurer l’établissement de sa petite armée, la conservation des approvisionnemens, la défense des positions militaires. Au mois de mars 1845, la plupart de ces ouvrages n’étaient encore qu’ébauchés ; le gouverneur en pressa l’exécution avec une nouvelle ardeur, dès qu’une pacification momentanée lui eut rendu la libre disposition de ses troupes. Tout devint ouvrier à Taïti, comme tout y avait été soldat. Une machine à vapeur apportée de France fut rapidement montée et distribua bientôt autour d’elle la force et le mouvement. Les ateliers les plus divers prirent racine sur ce sol nouveau. Des carrières s’ouvrirent au flanc des montagnes, le corail enlevé aux récifs de la côte se convertit en ciment ; une vaste manutention, des magasins, des hôpitaux, des casernes, s’élevèrent à la place des baraques de bois, des cases de palmier et de bambou qui avaient d’abord abrité la garnison, les munitions et les vivres. De vastes terrains incultes, des marécages insalubres, se transformèrent en jardins potagers ou en pâturages, des quais s’avanceront assez loin en mer pour permettre aux plus gros navires de commerce d’y débarquer leurs cargaisons. En même temps, les fortifications se rectifiaient, s’étendaient et s’armaient. La ville de Papeïti ne possédait pas encore une enceinte complète ; on s’occupait activement de la mettre, par un long retranchement et par une succession de blockhaus et de redoutes, à l’abri d’une agression venue de l’intérieur, en mesure de repousser une attaque dirigée de la mer. Ces travaux n’étaient pas les seuls qui reçussent l’impulsion d’une initiative aussi infatigable que féconde. Comprenant à merveille que la domination étrangère, sous peine de devenir doublement odieuse, doit autant que possible respecter les anciens usages et enter son pouvoir sur des droits consacrés par une possession séculaire, le gouverneur s’enquérait avec soin des traditions qui avaient fixé le rang et les prérogatives des chefs, des modifications que l’introduction du christianisme avait apportées dans les lois du pays. C’est ainsi qu’il parvint à organiser l’administration intérieure et les diverses juridictions auxquelles les étrangers et les indigènes devaient recourir.

La colonisation avait donc fait de rapides progrès, quand tout à coup de nouvelles épreuves vinrent l’assaillir et lui donner en même temps un fondement plus solide que la condescendance capricieuse des indigènes. Ce fut la période de la conquête. Notre histoire est remplie de faits d’armes plus importans ; elle n’en connaît pas de plus glorieux.


III

L’arrestation du docteur Pritchard avait mis le comble à l’irritation de l’Angleterre ; placé dans l’alternative « d’une folie ou d’une faiblesse, » le gouvernement français reconnut des torts qu’il n’avait point eus, et fit avec un rare courage politique ce pénible sacrifice à la paix du monde. Si méritoire qu’elle put être, une telle résignation n’en devait pas moins ébranler l’édifice encore chancelant que le gouverneur de Taïti s’appliquait de son mieux à consolider. L’esprit crédule des Indiens ne pouvait rester insensible aux rumeurs qu’un désaveu aussi éclatant allait faire de nouveau circuler dans l’île. Le 10 août 1845, l’amiral Hamelin, montant la Virginie, l’amiral Seymour, dont le pavillon flottait à bord du Collingwood, s’étaient réunis sur la rade de Papeïti pour aviser de concert au règlement de cette fameuse compensation qui a pris dans nos fastes politiques le nom d’indemnité Prichard. Animés de l’esprit le plus conciliant, ces deux officiers-généraux étaient facilement tombés d’accord sur le chiffre de la réparation demandée. Une autre question devait par malheur venir troubler encore la bonne harmonie si nécessaire à notre établissement. L’amiral Seymour avait l’ordre de saluer à Taïti le pavillon du protectorat ; il lui était enjoint de ne pas admettre l’extension de notre autorité sur le groupe des îles sous le Vent. Cette déclaration produisit son effet ailleurs qu’à Raiatea, à Borabora ou à Huahiné. Les flammes mal éteintes de l’insurrection se ranimèrent soudain, et le territoire de nos alliés fut envahi par des bandes hostiles. Le gouverneur pourvut au plus pressé en envoyant sur les points menacés des renforts ; mais ce qu’il lui fallait avant tout pour réparer l’atteinte portée au crédit de la France, c’était un grand succès moral. Ce succès serait à coup sûr complet, si, affectant de ne tenir aucun compte de la proclamation de l’amiral Seymour, on réduisait à l’obéissance les îles mêmes dont l’envoyé de la Grande-Bretagne avait si hautement affirmé l’indépendance.

Tel fut le motif qui détermina, vers la fin de l’année 1845, l’envoi de la frégate l’Uranie à Huahiné. La résolution était hardie ; elle avait cependant de grandes chances de réussite, si elle n’eût trouvé sur son chemin l’opiniâtre adversaire avec lequel, en dépit de toutes les conventions souscrites en Europe, il nous fallait lutter bien plus qu’avec les Indiens insoumis. Un officier anglais de la Salamandre qui avait obtenu la permission d’aller à Morea n’hésita pas à se rendre à Huahiné. Il franchit les 30 lieues qui séparent ces deux îles dans une simple pirogue, et se mit en communication avec les indigènes. Sa visite confirma les chefs dans leurs idées de résistance. Après avoir vainement épuisé tous les moyens en son pouvoir pour arriver à un arrangement pacifique, le commandant de l’Uranie dut se résoudre à commencer les hostilités. Le 18 janvier 1846, une expédition, composée de 450 marins et soldats, marcha en deux colonnes sur le camp ennemi. Une cinquantaine de ces aventuriers étrangers dont les îles de l’Océanie abondent, que les baleiniers déposent sur toutes les plages et qui prennent parti dans toutes les querelles, des bandits, héritiers des traditions que mirent autrefois en honneur les « frères de la côte, » s’étaient chargés de diriger la défense des Indiens. Nos troupes enlevèrent successivement toutes les positions sans pouvoir s’emparer du réduit où l’ennemi s’était retranché ; la difficulté du terrain avait arrêté la colonne qui devait prendre cet ouvrage à revers. Il fallut se décider à battre en retraite, après avoir eu 18 hommes tués et 43 blessés.

Le commandant de l’Uranie, le capitaine Bonard, compagnon de captivité du gouverneur sur les plages d’Afrique, associé à sa fortune depuis plus de quinze ans, était un de ces officiers que leur entreprenante audace ne rend pas toujours victorieux, mais qui ne se tiennent pas facilement pour vaincus. Il s’apprêtait à reprendre avec l’opiniâtre énergie qui était le trait saillant de son caractère une attaque dont il ne voulait attribuer l’insuccès qu’à un mécompte tout à fait imprévu, lorsqu’il reçut l’ordre formel et pressant de ramener, sans perdre une minute, sa frégate à Taïti. Une levée de boucliers, soudaine, irrésistible, telle que l’île n’en avait pas encore vu, exigeait impérieusement la concentration de nos forces. Papeïti était menacé de trois côtés : au nord par le camp de Papenoo, au sud par celui de Punavia, à l’est par les Indiens établis sur les sommets inaccessibles de Fatahua, dont la vallée débouche aux portes mêmes de la ville. Ainsi enfermé dans un cercle qui ne lui laissait d’issue que la mer, le gouverneur envisagea d’un œil calme la situation. Le chiffre de ses troupes ne s’élevait pas, depuis le départ de l’Uranie, à 600 hommes, même en y comprenant les ouvriers et les employés civils. C’était avec ce petit nombre de défenseurs qu’il fallait contenir les forces au moins quadruples de l’insurrection, soutenir les postes détachés, faire face à toutes les attaques, couvrir enfin l’espace considérable qu’occupaient les établissemens du gouvernement, la ville européenne et les habitations adjacentes des Indiens qui nous restaient fidèles. Si, au lieu de dénoncer sans cesse à l’opinion, qu’elle surexcitait outre mesure, les perfidies de nos voisins d’outre-Manche, l’opposition eût plus franchement aidé le ministère à sortir du mauvais pas où son imprudence l’avait engagé, si elle lui eût prêté un honnête et loyal concours, jamais on n’aurait eu cet affligeant spectacle d’une poignée de Français soutenant au bout du monde, pour l’honneur compromis du drapeau, une lutte aussi inégale ; mais nous n’avons qu’un faux patriotisme. Quelles que soient les humiliations que le sort lui inflige, on dirait que la France s’en croit suffisamment vengée dès qu’elle y peut trouver l’occasion d’accuser le pouvoir qui la gouverne : odieuse satisfaction que les braves gens laissés à Taïti auraient payée cher, si leur chef n’eût été de la race de ces anciens « découvreurs » à qui nous dûmes jadis la possession du Canada et de la Louisiane !

Le 20 mars 1846, à cinq heures du soir, la ville se trouva tout à coup envahie par une foule d’Indiens venus du camp de Punavia. Cette bande avait pénétré par le côté de l’ouest pendant que toutes nos troupes étaient occupées au travail sur les défenses de l’est. C’était en effet par le camp de Papenoo et non par celui de Punavia qu’on s’attendait à être attaqué. Étonnés de ne rencontrer aucune résistance, les Indiens s’avancèrent jusqu’aux abords de l’hôtel du gouvernement. Des ouvriers de l’Uranie, laissés à terre par cette frégate au moment d’un départ précipité, furent les premiers qui reconnurent l’ennemi. Ils poussèrent le cri aux armes ! et envoyèrent prévenir le gouverneur. En un instant, la générale est battue, les troupes jettent à la hâte les pelles et les pioches qu’elles avaient aux mains pour saisir leurs fusils, toujours formés en faisceaux sur le lieu du travail. Elles arrivent au pas de course et refoulent les Indiens dans la campagne. À huit heures du soir, tout était terminé, mais l’alerte avait été chaude. Cette attaque n’était cependant qu’un épisode de l’action générale concernée entra les trois centres de l’insurrection. On pouvait craindre que la jonction des forces ennemies n’amenât des assauts simultanés auxquels il serait difficile d’opposer partout une résistance également heureuse. Des dispositions furent prises en vue de cette éventualité. Les femmes, les vieillards, les enfans de nos alliés, contraints à se réfugier dans la ville, les invalides et tous ceux qui n’étaient pas propres à porter les armes, furent conduits sur l’îlot de Motu-Uta, situé au milieu de la rade et protégé par le voisinage des bâtimens de guerre. Pendant que le gouverneur prenait ces mesures pour le salut commun, on le pressait de toutes parts de mettre en sûreté sa propre famille. Pourquoi ne l’envoyait-il pas sur un des bâtimens stationnés en racle ? Le gouverneur, en cette circonstance si critique, se souvint avant tout de sa responsabilité. Selon son noble et constant usage, il sut sacrifier ses sentimens les plus chers à ce culte exalté du devoir qui remplissait son âme. L’embarquement de sa famille eût été un aveu public d’inquiétude. Convenable pour tout autre, cette précaution était interdite au chef de la colonie. Il devait à tout risque affirmer sa confiance dans les moyens de défense de fa ville ; Mme Bruat était faite pour comprendre cette résolution héroïque et pour s’y associer.

Les Indiens heureusement, frappés de l’énergie avec laquelle avait été repoussée leur première attaque, n’osèrent pas la renouveler. Ils se bornèrent à resserrer autant que possible l’investissement de la ville et à nous harceler par de constantes alertes. Souvent, au milieu du silence et de l’obscurité de la nuit, par le calme le plus profond, une de nos sentinelles voyait s’agiter doucement les broussailles. N’était-ce pas un ennemi qui s’avançait en rampant ? A tout hasard, le factionnaire n’hésitait pas à décharger son arme. L’éveil était donné. Les sentinelles voisines faisaient feu à leur tour, et une fusillade générale éclatait bientôt sur toute la ligne. Avant qu’on eût pu la faire cesser et se reconnaître, la ville était sur pied, l’alarme dans tous les postes. Ces échauffourées se répétaient presque tous les jours, et imposaient de réelles fatigues à une garnison peu nombreuse. Il y aurait eu cependant imprudence à se rassurer trop complètement et à se relâcher d’une vigilance que les Indiens essayaient avec une remarquable constance de mettre en défaut. A diverses reprises, ils avaient réussi à incendier des maisons peu éloignées de nos avant-postes ; ce n’était là que des escarmouches. Les insurgés préparaient un coup plus hardi. A la faveur d’une nuit sombre, ils osèrent, montés sur plusieurs pirogues, se glisser jusqu’au centre de la rade et se diriger vers l’îlot de Motu-Uta. Longeant d’aussi près que possible le bord intérieur du récif, ils avaient échappé à la surveillance des bâtimens de guerre ; ils approchaient de l’îlot et allaient opérer leur descente, quand la masse noire des embarcations fut heureusement aperçue par quelques résidens étrangers. Hélée par ces Européens, la flottille indienne força de rames et s’avança rapidement sans répondre ; on fit feu et le trouble se mit dans ses rangs. Des canots armés à la hâte se détachèrent des bâtimens voisins. Les Indiens, se voyant découverts, prirent la fuite. La nuit les protégea : ils purent échapper aux poursuites, nous laissant étonnés de leur témérité et moins rassurés que jamais sur l’avenir.

La situation était devenue intolérable. Le blocus qui investissait la ville se resserrait davantage chaque jour. Embusqués dans les bois les plus rapprochés de l’enceinte, les Indiens s’y tenaient à l’affût, avec cette patience qui n’appartient qu’aux sauvages. Tout homme isolé qui s’aventurait en dehors de la ligne de défense ne reparaissait plus au camp. Des soldats furent tués au pied même des blockhaus dont ils avaient la garde. Nos auxiliaires manquaient de vivres, car les viandes salées et le biscuit dont se contentaient nos troupes ne pouvaient leur convenir, et il leur était interdit d’aller chercher à quelques pas même de nos ouvrages les fruits et les légumes qui assuraient autrefois leur subsistance. Ils souffraient donc encore plus que nous, mais aucun d’eux ne songeait à nous abandonner.

Le gouverneur n’attendait que le retour de l’Uranie pour dégager la place et les districts fidèles. Dès que cette frégate l’eut rallié, il rompit la ligne du blocus et obligea l’ennemi à s’écarter. Nos alliés scellèrent pour la première fois de leur sang l’attachement qu’ils avaient voué à notre cause. Les insurgés durent prendre à leur tour des mesures de défense. Ils se retranchèrent, du côté de l’est, à quelque distance de la ville, dans une position avantageuse, où l’espace compris entre les montagnes et la mer se rétrécit beaucoup et ne laisse qu’un passage large à peine de quelques mètres au milieu de terrains marécageux. C’est là que s’établirent les Indiens de Papenoo, à cheval sur la route, s’appuyant d’un côté aux hauteurs, de l’autre au rivage, défendus sur leur front par les marais et en communication par leur gauche avec les insurgés de la vallée de Fatahua : ceux-ci donnaient la main au camp de Punarou, fortement assis sur les crêtes qui descendent jusqu’à la mer, à l’autre extrémité du demi-cercle dans lequel nous étions enfermés. Pour être moins étroit, le blocus n’en était pas ainsi moins complet. Ce que nos sorties nous avaient rendu, c’était une certaine étendue de terrain devenu peu à peu libre.

Chaque matin, avant le jour, de forts détachemens d’Indiens auxiliaires parcouraient cet espace et l’exploraient dans tous les sens » Arrivés à nos derniers avant-postes, prêts à pénétrer avec les premières lueurs qui précèdent l’aurore dans les bois occupés par les insurges, nos alliés renouvelaient la charge de leurs armes et se recueillaient en silence. Le plus âgé d’entre eux, vieillard à cheveux blancs, prononçait alors la prière, invocation à la protection divine toujours improvisée, et non moins remarquable par l’élévation des pensées que par la noblesse du langage. Cette voix qui s’élevait fervente et inspirée dans le calme profond de la nuit, cette troupe immobile dans l’ombre épaisse des bois, ces fronts de sauvages courbés par un sentiment chrétien, ces mains pieusement jointes sur des armes prêtes à donner la mort, tout cela encadré dans les masses obscures et dans les grandes lignes d’une magnifique nature encore endormie composait un tableau d’une solennité à la fois touchante, grave et religieuse. S’il ne s’était formé au milieu même de la lutte un parti puissant en faveur du protectorat, jamais nous n’eussions réussi à triompher de l’insurrection. Dans cette guerre d’embûches, de surprises, de broussailles, les naturels, dépouillés de tout l’attirail qui chargeait nos soldats, glissant nus dans ces bois dont ils connaissaient les moindres issues, auraient eu sur nous de trop grands avantages. Nos embuscades les faisaient sourire ; ils les évitaient presque toujours, et, si par extraordinaire quelque maraudeur isolé s’y laissait surprendre, il s’en tirait encore par une présence d’esprit, une audace et une agilité dont il nous suffira de citer un exemple.

Une compagnie d’infanterie s’était embusquée au bord de la rivière de Fatahua, et s’y tenait complètement cachée par d’épais fourrés de goyaviers. Nos alliés battaient le terrain aux alentours. Un Indien de la vallée en costume de combat, la cartouchière ceinte autour des reins, le mousquet sur l’épaule, la chanson sur les lèvres, descendait à cette heure le sentier qui longe la rivière. Il arrive bientôt à la hauteur de nos premiers soldats, et frôle en passant le canon des fusils braqués dans le buisson. Rien ne bouge. On le laisse s’engager davantage. Quand une partie du détachement se trouve en position de lui fermer la retraite, un sergent se montre, le couche en joue, et lui intime l’ordre de s’arrêter. L’Indien, à cet appel, se retourne brusquement et fait feu le premier. Dans sa précipitation, il n’a pas pris le temps de viser son ennemi ; il le manque. Le voilà désarmé en présence de cent hommes rangés sur son passage. Comment fuir ? comment échapper à ce feu de peloton qui le guette ? Le sauvage s’élance. Il court avec une telle rapidité, il bondit avec une telle souplesse, que les soldats qui l’ajustent sont pour ainsi dire obligés de l’ajuster au vol. Il essuie à bout portant près de cent coups de fusil sans qu’une seule balle ait effleuré sa peau. Il est enfin parvenu à gagner la grand’route ; mais cette issue a été gardée. Dix hommes s’avancent, lui barrent le chemin, et s’apprêtent à le saisir. L’Indien les écarte par un vigoureux moulinet, se jette sur un des côtés de la route, saute par-dessus d’autres soldats encore cachés dans le bois, et disparaît sous la voûte épaisse des goyaviers.

Tels sont les hommes que nous avions à combattre. Les eussions-nous vaincus, si, à l’intrépidité de Fernand Cortès, le commandant Bruat n’eût joint la sage politique du conquérant des Indes espagnoles ? Délaissé par la métropole, s’usant par ses victoires mêmes, il répara ses pertes en multipliant ses alliances. Son courage et sa générosité lui firent chaque jour de nouveaux partisans dans la population chevaleresque qui le voyait lutter contre tant de désavantages, et qui se sentait invinciblement attirée vers ce visage toujours souriant et cette main toujours ouverte. Du mois de février au mois de juin 1846, il livra vingt combats avec des issues diverses, vit tomber à ses côtés ses plus chers compagnons, et cependant ne désespéra jamais. Des renforts enfin arrivèrent. Les opérations furent poussées avec une nouvelle vigueur, et Papeïti, délivré d’un humiliant blocus, ne songea plus qu’à faire payer aux ennemis les inquiétudes auxquelles pendant si longtemps leurs attaques incessantes l’avaient tenu en proie.


IV

Les pertes que les insurgés avaient éprouvées dans cette seconde guerre étaient considérables. Le gouverneur ne se dissimulait pas néanmoins que, tant que ses expéditions ne ressembleraient qu’à des sorties, il ne pourrait espérer de soumission générale. Les trois vallées qui avaient servi de refuge aux insurgés se prolongent par des rameaux très étroits et souvent coupés par des contre-forts jusqu’au centre de l’île. Là elles aboutissent à un vaste plateau, cratère éteint, d’où partent en s’épanouissant les diverses chaînes de montagnes qui vont mourir à la mer. Ces trois vallées, fermées à leur débouché, peuvent donc communiquer encore par le plateau où elles prennent leur commune origine. Nous nous y étions engagés et les avions parcourues dans une certaine longueur, mais bientôt nos colonnes étaient arrivées à des gorges tellement resserrées, à des flancs tellement abrupts, que les fortifications qui y avaient été trouvées établies furent, de l’avis de tous, jugées inexpugnables. Le gouverneur dut renoncer à y forcer les insurges, et il lui fallut chercher un moyen moins dangereux de les réduire. Il forma un certain nombre de colonnes mobiles, et les chargea de parcourir constamment le littoral, afin d’empêcher l’ennemi de venir y chercher le fruit de l’arbre à pain, la patate, le taro, le poisson, l’eau de mer presque indispensable aux Indiens. Le 8 août 1846, le gouverneur résumait en ces termes la situation : « Par suite des travaux que j’ai entrepris, les insurgés se trouvent maintenant refoulés dans les vallées inaccessibles de Papenoo et de Punarou. Ils en sortent quelquefois pour faire des vivres, gravissant des montagnes fort escarpées, obligés en plusieurs endroits de s’aider de cordes pour les franchir et allongeant considérablement le chemin qu’ils ont à faire ; ces sorties ne peuvent intercepter la circulation des détachemens de 10 hommes à l’est de la ville, des patrouilles de 50 hommes entre Papeïti et Punavia. »

Dégagés sur deux de leurs faces, nos établissemens n’étaient plus tenus en échec que par les Indiens restés maîtres de la vallée de Fatahua. De cette vallée centrale, on pouvait arriver à Papeïti en suivant les crêtes qui dominent la ville. C’était pour les colons un sujet continuel de crainte. Si une expédition partait pour Papenoo ou pour Punavia, on s’attendait toujours à voir les insurgés profiter de l’éloignement des troupes et venir tomber à l’improviste sur la ville. Le gouverneur sentait bien que, tant que la rébellion conserverait ce dernier abri, la sérénité de la colonie resterait incomplète ; mais comment arriver jusqu’à la redoute bâtie comme un nid d’aigle au sommet du pâté de rochers à pic qui domine de plus de 600 mètres le fond de la vallée ? En abordant cette position de front, on se fût heurté à une muraille que les Indiens eux-mêmes ne franchissaient qu’à l’aide de trous pratiqués dans le roc, périlleux échelons où l’on trouvait à peine à poser le pied. Sur la droite, une cascade se précipite d’un vaste bassin et tombe en flots d’écume dans l’abîme béant ; le flanc gauche est gardé par un piton plus élevé et plus inaccessible encore. Aucune trace n’indique que jamais être humain ait tenté d’en toucher la cime. C’est par là cependant que le gouverneur résolut de prendre l’ennemi à revers, pendant qu’on simulerait une attaque de l’autre côté. Un naturel de l’île de Pâques, ancien oiseleur du roi Pomaré, avait offert de guider nos soldats dans cette ascension que tous les Indiens de Taïti jugeaient impossible. Il l’avait accomplie jadis lorsque seul, gardant soigneusement son secret, il poursuivait dans les dernières retraites où l’on pût le trouver encore cet oiseau des tropiques dont les plumes écarlates devaient composer le manteau royal. Le 16 décembre 1846, à huit heures du matin, il se mettait en route pour reconnaître par lui-même le chemin aérien qu’affronteraient sur sa foi 25 Indiens choisis par Tariri et 38 volontaires français commandés par le second maître Bernaud. A cinq heures du soir, l’intrépide oiseleur rentrait au camp exténué de fatigue. La sécurité de l’ennemi était complète. L’attaque fut résolue pour le lendemain.

Le capitaine Bonard, qui commandait l’expédition, partagea sa troupe en deux colonnes : 150 hommes d’infanterie, sous les ordres du capitaine Massé, marchèrent directement vers le fort et s’avancèrent avec précaution dans la gorge, plaçant des sentinelles à tous les débouchés par lesquels on eût pu les tourner. Vers dix heures, ils étaient en vue de la redoute, et ils ouvraient une vive fusillade à laquelle les insurgés, prenant cette attaque au sérieux, s’empressaient de répondre par quelques coups de feu et par une avalanche de pierres. Ces quartiers de roche, tenus en équilibre et prêts à céder au moindre effort, sont un formidable moyen de défense quand on peut les faire rouler sur l’assaillant du bord d’un précipice, ou de la plate-forme d’un donjon. C’est la grosse artillerie des Indiens. Dans la guerre de Taïti, elle a souvent fait reculer nos colonnes. Il était difficile de voir sans un certain effroi ces masses énormes bondissant dans le vide, broyant et renversant tout sur leur passage, venir avec fracas tomber jusqu’au pied de nos réserves.

Pendant que le capitaine Massé par sa diversion hardie attirait l’attention des insurgés, le mouvement tournant s’exécutait avec des difficultés inouïes et un courage vraiment surhumain. Le pic avait à peu près 600 mètres d’élévation. Il en fallait gravir 150 à force de bras, n’ayant pour appuyer ses pieds que la roche nue ou quelques touffes d’herbe. Dès cinq heures du matin, les volontaires s’étaient mis en route. Laissant sacs et habits au pied de la montagne, ils n’avaient conservé que leur fusil et des cartouches. C’est ainsi qu’ils parvinrent à escalader le premier degré du piton. Vers trois heures de l’après-midi, ils avaient atteint le sommet, objet de leurs efforts. De ce point culminant, ils apercevaient au-dessous d’eux les insurgés, tout occupés de riposter au feu du capitaine Massé ; mais entre les deux pitons il y avait un abîme qu’il fallait franchir sur une crête rocheuse, pont étroit que la lave en fusion jeta jadis en se refroidissant d’une muraille à l’autre. À cheval sur cette arête aiguë, pareils à des couvreurs sur le faîte d’un toit, les volontaires s’avancent à la file, le fusil en bandoulière, un précipice à leur droite, un précipice à leur gauche et l’ennemi devant eux. Leur vie ne tient qu’à un fil. S’ils sont découverts pendant qu’ils accomplissent ce périlleux passage, quelle résistance pourront-ils opposer ? Les plus intrépides ont senti leur cœur battre violemment. Muets, la sueur au front, ils poursuivent leur route. À quoi bon songer au danger quand la retraite est devenue impossible ? Dieu soit loué ! ils ont enfin touché le bord. Un monticule boisé les sépare seul de la fameuse redoute ; ils s’y rallient, franchissent ce dernier obstacle d’un élan et arrivent sur les parapets avant que les insurgés aient pu soupçonner leur présence. Le pavillon taïtien est renversé, l’ennemi couché en joue et sommé de mettre bas les armes. Comme un faucon quand il ferme ses ailes, Tariri le premier est tombé des airs dans la redoute. Les rebelles éperdus ne songent pas un instant à se défendre. Les uns se jettent aux pieds du chef qui leur offre la vie sauve ; les autres ont déjà cherché leur salut dans la fuite. Ils vont porter au loin la terreur qui s’est emparée de leur âme. On les poursuit, et nos avant-postes se portent le jour même à deux lieues en avant de Fatahua, sur le sommet aux trois fleurons aigus qui a reçu le nom de Diadème, et d’où l’on découvre au loin la vallée de Punarou. Les insurgés, ainsi menacés sur leurs derrières, se trouvaient bloqués de l’autre côté par les troupes réunies à Punavia. Ils se résignèrent à faire leur soumission. Quand ils eurent livré leurs munitions et leurs armes, une assemblée solennelle fut convoquée le 22 décembre, à l’entrée de la vallée même où nos soldats les tenaient enfermés. Le gouverneur s’y rendit de sa personne, accompagné du régent Paraïta. Les chefs principaux de l’insurrection, Utomi et Maro, suivis de plus de 1,000 Indiens, appartenant tous au district de Punarou, lui jurèrent fidélité et obtinrent l’autorisation de transporter leurs cases sur le bord de la mer. Subjugués par la clémence presque surnaturelle du vainqueur, plus encore peut-être que par sa puissance, les insurgés de Papenoo ne tardèrent pas à suivre l’exemple des rebelles de Punarou. Nous leur avions infligé le 10 mai 1846 une sérieuse défaite. Depuis cette sanglante journée, ils vivaient misérablement au fond de la vallée dans laquelle nous les avions refoulés et dont nous gardions la gorge. Ils jugèrent le moment venu d’implorer un pardon qui leur fut libéralement accordé. Une nouvelle année ne s’était pas ouverte que tous les chefs de l’île sans exception avaient reçu du gouvernement du protectorat leur investiture. La reine Pomaré comprit qu’elle n’avait plus de motifs pour rester à Raiatea. Elle se décida enfin à écrire au gouverneur, et, rompant définitivement avec ses anciens conseillers, fit connaître son intention de rentrer à Taïti sur un bâtiment français. Le 22 janvier 1847, elle s’embarquait à bord du Phaéton, et le 7 février nous la reconnaissions officiellement en présence du peuple assemblé à Papeïti comme reine des îles de la Société, sous le gouvernement du protectorat. Ainsi se termina ce regrettable conflit qui, pendant plus de trois ans, avait tenu la guerre suspendue entre l’Angleterre et la France, aigrissant les rapports des deux peuples, compromettant l’attitude des hommes d’état les plus honorables, servant de texte à toutes les déclamations des partis et complétant par là le fâcheux effet des événemens de 1840.

Le fait d’armes de Fatahua, la soumission des insurgés et la réintégration de la reine furent connus en France dans les premiers jours de juin. L’Uranie, portant le pavillon du commandant Bruat, promu depuis six mois au grade de contre-amiral, cinglait alors à pleines voiles vers la rade de Brest. Ce fut le nouveau gouverneur de Taïti, le capitaine de vaisseau Lavaud, qui fut chargé de mettre à l’ordre du jour de la colonie les félicitations que méritait un si complet succès. « M. Bruat, lui écrivait le ministre, recevra, en arrivant en France, l’expression de toute la satisfaction du roi et de son gouvernement. » Heureux ce gouvernement, s’il n’avait jamais, pour complaire à de prétendues aspirations nationales, cherché au bout du monde l’occasion de mettre en péril la seule alliance qui l’eût accueilli à son avènement, la seule qui eût pour ses institutions une sympathie réelle, la seule vers laquelle il se sentît lui-même porté par une inclination sincère.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.