Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 8

Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 179-214).

LIVRE HUITIÈME.

LES ENCHANTEMENTS ET LES DÉSOLATIONS.





I

pleine lumière.


Le lecteur a compris qu’Éponine, ayant reconnu à travers la grille l’habitante de cette rue Plumet où Magnon l’avait envoyée, avait commencé par écarter les bandits de la rue Plumet, puis y avait conduit Marius, et qu’après plusieurs jours d’extase devant cette grille, Marius, entraîné par cette force qui pousse le fer vers l’aimant et l’amoureux vers les pierres dont est faite la maison de celle qu’il aime, avait fini par entrer dans le jardin de Cosette comme Roméo dans le jardin de Juliette. Cela même lui avait été plus facile qu’à Roméo ; Roméo était obligé d’escalader un mur, Marius n’eut qu’à forcer un peu un des barreaux de la grille décrépite qui vacillait dans son alvéole rouillé, à la manière des dents des vieilles gens. Marius était mince et passa aisément.

Comme il n’y avait jamais personne dans la rue et que d’ailleurs Marius ne pénétrait dans le jardin que la nuit, il ne risquait pas d’être vu.

À partir de cette heure bénie et sainte où un baiser fiança ces deux âmes, Marius vint là tous les soirs. Si, à ce moment de sa vie, Cosette était tombée dans l’amour d’un homme peu scrupuleux et libertin, elle était perdue ; car il y a des natures généreuses qui se livrent, et Cosette en était une. Une des magnanimités de la femme, c’est de céder. L’amour, à cette hauteur où il est absolu, se complique d’on ne sait quel céleste aveuglement de la pudeur. Mais que de dangers vous courez, ô nobles âmes ! Souvent, vous donnez le cœur, nous prenons le corps. Votre cœur vous reste, et vous le regardez dans l’ombre en frémissant. L’amour n’a point de moyen terme ; ou il perd, ou il sauve. Toute la destinée humaine est ce dilemme-là. Ce dilemme, perte ou salut, aucune fatalité ne le pose plus inexorablement que l’amour. L’amour est la vie, s’il n’est pas la mort. Berceau ; cercueil aussi. Le même sentiment dit oui et non dans le cœur humain. De toutes les choses que Dieu a faites, le cœur humain est celle qui dégage le plus de lumière, hélas ! et le plus de nuit.

Dieu voulut que l’amour que Cosette rencontra fût un de ces amours qui sauvent.

Tant que dura le mois de mai de cette année 1832, il y eut là, toutes les nuits, dans ce pauvre jardin sauvage, sous cette broussaille chaque jour plus odorante et plus épaissie, deux êtres composés de toutes les chastetés et de toutes les innocences, débordant de toutes les félicités du ciel, plus voisins des archanges que des hommes, purs, honnêtes, enivrés, rayonnants, qui resplendissaient l’un pour l’autre dans les ténèbres. Il semblait à Cosette que Marius avait une couronne et à Marius que Cosette avait un nimbe. Ils se touchaient, ils se regardaient, ils se prenaient les mains, ils se serraient l’un contre l’autre ; mais il y avait une distance qu’ils ne franchissaient pas. Non qu’ils la respectassent ; ils l’ignoraient. Marius sentait une barrière, la pureté de Cosette, et Cosette sentait un appui, la loyauté de Marius. Le premier baiser avait été aussi le dernier. Marius, depuis, n’était pas allé au delà d’effleurer de ses lèvres la main, ou le fichu, ou une boucle de cheveux de Cosette. Cosette était pour lui un parfum et non une femme. Il la respirait. Elle ne refusait rien, et il ne demandait rien. Cosette était heureuse, et Marius était satisfait. Ils vivaient dans ce ravissant état qu’on pourrait appeler l’éblouissement d’une âme par une âme. C’était cet ineffable premier embrassement de deux virginités dans l’idéal. Deux cygnes se rencontrant sur la Jungfrau.

À cette heure-là de l’amour, heure où la volupté se tait absolument sous la toute-puissance de l’extase, Marius, le pur et séraphique Marius, eût été plutôt capable de monter chez une fille publique que de soulever la robe de Cosette à la hauteur de la cheville. Une fois, à un clair de lune, Cosette se pencha pour ramasser quelque chose à terre, son corsage s’entr’ouvrit et laissa voir la naissance de sa gorge, Marius détourna les yeux.

Que se passait-il entre ces deux êtres ? Rien. Ils s’adoraient. La nuit, quand ils étaient là, ce jardin semblait un lieu vivant et sacré. Toutes les fleurs s’ouvraient autour d’eux et leur envoyaient de l’encens ; eux, ils ouvraient leurs âmes et les répandaient dans les fleurs. La végétation lascive et vigoureuse tressaillait pleine de sève et d’ivresse autour de ces deux innocents, et ils disaient des paroles d’amour dont les arbres frissonnaient.

Qu’étaient-ce que ces paroles ? Des souffles. Rien de plus. Ces souffles suffisaient pour troubler et pour émouvoir toute cette nature. Puissance magique qu’on aurait peine à comprendre si on lisait dans un livre ces causeries faites pour être emportées et dissipées comme des fumées par le vent sous les feuilles. Ôtez à ces murmures de deux amants cette mélodie qui sort de l’âme et qui les accompagne comme une lyre, ce qui reste n’est plus qu’une ombre ; vous dites ; Quoi ! ce n’est que cela ! Eh oui, des enfantillages, des redites, des rires pour rien, des inutilités, des niaiseries, tout ce qu’il y a au monde de plus sublime et de plus profond ! les seules choses qui vaillent la peine d’être dites et d’être écoutées !

Ces niaiseries-là ; ces pauvretés-là, l’homme qui ne les a jamais entendues, l’homme qui ne les a jamais prononcées, est un imbécile et un méchant homme.

Cosette disait à Marius :

— Sais-tu ?…

(Dans tout cela, et à travers cette céleste virginité, et sans qu’il fût possible à l’un et à l’autre de dire comment, le tutoiement était venu.)

— Sais-tu ? Je m’appelle Euphrasie.

— Euphrasie ? Mais non, tu t’appelles Cosette.

— Oh ! Cosette est un assez vilain nom qu’on m’a donné comme cela quand j’étais petite. Mais mon vrai nom est Euphrasie. Est-ce que tu n’aimes pas ce nom-là, Euphrasie ?

— Si… — Mais Cosette n’est pas vilain.

— Est-ce que tu l’aimes mieux qu’Euphrasie ?

— Mais… — oui.

— Alors je l’aime mieux aussi. C’est vrai, c’est joli, Cosette. Appelle-moi Cosette.

Et le sourire qu’elle ajoutait faisait de ce dialogue une idylle digne d’un bois qui serait dans le ciel.

Une autre fois elle le regardait fixement et s’écriait :

— Monsieur, vous êtes beau, vous êtes joli, vous avez de l’esprit, vous n’êtes pas bête du tout, vous êtes bien plus savant que moi, mais je vous défie à ce mot-là : je t’aime !

Et Marius, en plein azur, croyait entendre une strophe chantée par une étoile.

Ou bien, elle lui donnait une petite tape parce qu’il toussait, et elle lui disait :

— Ne toussez pas, monsieur. Je ne veux pas qu’on tousse chez moi sans ma permission. C’est très laid de tousser et de m’inquiéter. Je veux que tu te portes bien, parce que d’abord, moi, si tu ne te portais pas bien, je serais très malheureuse. Qu]est-ce que tu veux que je fasse ?

Et cela était tout simplement divin.

Une fois Marius dit à Cosette :

— Figure-toi, j’ai cru un temps que tu t’appelais Ursule.

Ceci les fit rire toute la soirée.

Au milieu d’une autre causerie, il lui arriva de s’écrier :

— Oh ! un jour, au Luxembourg, j’ai eu envie d’achever de casser un invalide !

Mais il s’arrêta court et n’alla pas plus loin. Il aurait fallu parler à Cosette de sa jarretière, et cela lui était impossible. Il y avait là un côtoiement inconnu, la chair, devant lequel reculait, avec une sorte d’effroi sacré, cet immense amour innocent.

Marius se figurait la vie avec Cosette comme cela, sans autre chose ; venir tous les soirs rue Plumet, déranger le vieux barreau complaisant de la grille du président, s’asseoir coude à coude sur ce banc, regarder à travers les arbres la scintillation de la nuit commençante, faire cohabiter le pli du genou de son pantalon avec l’ampleur de la robe de Cosette, lui caresser l’ongle du pouce, lui dire tu, respirer l’un après l’autre la même fleur, à jamais, indéfiniment.

Pendant ce temps-là les nuages passaient au-dessus de leur tête.

Chaque fois que le vent souffle, il emporte plus de rêves de l’homme que de nuées du ciel.

Que ce chaste amour presque farouche fût absolument sans galanterie, non. « Faire des compliments » à celle qu’on aime est la première façon de faire des caresses, demi-audace qui s’essaye. Le compliment, c’est quelque chose comme le baiser à travers le voile. La volupté y met sa douce pointe, tout en se cachant. Devant la volupté le cœur recule, pour mieux aimer. Les cajoleries de Marius, toutes saturées de chimère, étaient, pour ainsi dire, azurées. Les oiseaux, quand ils volent là-haut du côté des anges, doivent entendre de ces paroles-là. Il s’y mêlait pourtant la vie, l’humanité, toute la quantité de positif dont Marius était capable. C’était ce qui se dit dans la grotte, prélude de ce qui se dira dans l’alcôve ; une effusion lyrique, la strophe et le sonnet mêlés, les gentilles hyperboles du roucoulement, tous les raffinements de l’adoration arrangés en bouquet et exhalant un subtil parfum céleste, un ineffable gazouillement de cœur à cœur.

— Oh ! murmurait Marius, que tu es belle ! Je n’ose pas te regarder. C’est ce qui fait que je te contemple. Tu es une grâce. Je ne sais pas ce que j’ai. Le bas de ta robe, quand le bout de ton soulier passe, me bouleverse. Et puis quelle lueur enchantée quand ta pensée s’entr’ouvre ! Tu parles raison étonnamment. Il me semble par moments que tu es un songe. Parle, je t’écoute, je t’admire. Ô Cosette ! comme c’est étrange et charmant, je suis vraiment fou. Vous êtes adorable, mademoiselle. J’étudie tes pieds au microscope et ton âme au télescope.

Et Cosette répondait :

— Je t’aime un peu plus de tout le temps qui s’est écoulé depuis ce matin.

Demandes et réponses allaient comme elles pouvaient dans ce dialogue, tombant toujours d’accord, sur l’amour, comme les figurines de sureau sur le clou.

Toute la personne de Cosette était naïveté, ingénuité, transparence, blancheur, candeur, rayon. On eût pu dire de Cosette qu’elle était claire. Elle faisait à qui la voyait une sensation d’avril et de point du jour. Il y avait de la rosée dans ses yeux. Cosette était une condensation de lumière aurorale en forme de femme.

Il était tout simple que Marius, l’adorant, l’admirât. Mais la vérité est que cette petite pensionnaire, fraîche émoulue du couvent, causait avec une pénétration exquise et disait par moments toutes sortes de paroles vraies et délicates. Son babil était de la conversation. Elle ne se trompait sur rien, et voyait juste. La femme sent et parle avec le tendre instinct du cœur, cette infaillibilité. Personne ne sait comme une femme dire des choses à la fois douces et profondes. La douceur et la profondeur, c’est là toute la femme ; c’est là tout le ciel.

En cette pleine félicité, il leur venait à chaque instant des larmes aux yeux. Une bête à bon Dieu écrasée, une plume tombée d’un nid, une branche d’aubépine cassée, les apitoyait, et leur extase, doucement noyée de mélancolie, semblait ne demander pas mieux que de pleurer. Le plus souverain symptôme de l’amour, c’est un attendrissement parfois presque insupportable.

Et, à côté de cela, — toutes ces contradictions sont le jeu d’éclairs de l’amour, — ils riaient volontiers, et avec une liberté ravissante, et si familièrement qu’ils avaient parfois presque l’air de deux garçons. Cependant, à l’insu même des cœurs ivres de chasteté, la nature inoubliable est toujours là. Elle est là, avec son but brutal et sublime j et, quelle que soit l’innocence des âmes, on sent, dans le tête-à-tête le plus pudique, l’adorable et mystérieuse nuance qui sépare un couple d’amants d’une paire d’amis.

Ils s’idolâtraient.

Le permanent et l’immuable subsistent. On s’aime, on se sourit, on se rit, on se fait des petites moues avec le bout des lèvres, on s’entrelace les doigts des mains, on se tutoie, et cela n’empêche pas l’éternité. Deux amants se cachent dans le soir, dans le crépuscule, dans l’invisible, avec les oiseaux, avec les roses, ils se fascinent l’un l’autre dans l’ombre avec leurs cœurs qu’ils mettent dans leurs yeux, ils murmurent, ils chuchotent, et pendant ce temps-là d’immenses balancements d’astres emplissent l’infini.

II

l’étourdissement du bonheur complet.


Ils existaient vaguement, effarés de bonheur. Ils ne s’apercevaient pas du choléra qui décimait Paris précisément en ce mois-là. Ils s’étaient fait le plus de confidences qu’ils avaient pu, mais cela n’avait pas été bien loin au delà de leurs noms. Marius avait dit à Cosette qu’il était orphelin, qu’il s’appelait Marius Pontmercy, qu’il était avocat, qu’il vivait d’écrire des choses pour les libraires, que son père était colonel, que c’était un héros, et que lui Marius était brouillé avec son grand-père qui était riche. Il lui avait aussi un peu dit qu’il était baron ; mais cela n’avait fait aucun effet à Cosette. Marius baron ? elle n’avait pas compris. Elle ne savait pas ce que ce mot voulait dire. Marius était Marius. De son côté elle lui avait confié qu’elle avait été élevée au couvent du Petit-Picpus, que sa mère était morte comme à lui, que son père s’appelait M. Fauchelevent, qu’il était très bon, qu’il donnait beaucoup aux pauvres, mais qu’il était pauvre lui-même, et qu’il se privait de tout en ne la privant de rien.

Chose bizarre, dans l’espèce de symphonie où Marius vivait depuis qu’il voyait Cosette, le passé, même le plus récent, était devenu tellement confus et lointain pour lui que ce que Cosette lui conta le satisfit pleinement. Il ne songea même pas à lui parler de l’aventure nocturne de la masure, des Thénardier, de la brûlure, et de l’étrange attitude et de la singulière fuite de son père. Marius avait momentanément oublié tout cela ; il ne savait même pas le soir ce qu’il avait fait le matin, ni où il avait déjeuné, ni qui lui avait parlé ; il avait des chants dans l’oreille qui le rendaient sourd à toute autre pensée, il n’existait qu’aux heures où il voyait Cosette. Alors, comme il était dans le ciel, il était tout simple qu’il oubliât la terre. Tous deux portaient avec langueur le poids indéfinissable des voluptés immatérielles. Ainsi vivent ces somnambules qu’on appelle les amoureux.

Hélas ! qui n’a éprouvé toutes ces choses ? pourquoi vient-il une heure où l’on sort de cet azur, et pourquoi la vie continue-t-elle après ?

Aimer remplace presque penser. L’amour est un ardent oubli du reste. Demandez donc de la logique à la passion. Il n’y a pas plus d’enchaînement logique absolu dans le cœur humain qu’il n’y a de figure géométrique parfaite dans la mécanique céleste. Pour Cosette et Marius rien n’existait plus que Marius et Cosette. L’univers autour d’eux était tombé dans un trou. Ils vivaient dans une minute d’or. Il n’y avait rien devant, rien derrière. C’est à peine si Marius songeait que Cosette avait un père. Il y avait dans son cerveau l’effacement de l’éblouissement. De quoi donc parlaient-ils, ces amants ? On l’a vu, des fleurs, des hirondelles, du soleil couchant, du lever de la lune, de toutes les choses importantes. Ils s’étaient dit tout, excepté tout. Le tout des amoureux, c’est le rien. Mais le père, les réalités, ce bouge, ces bandits, cette aventure, à quoi bon ? et était-il bien sûr que ce cauchemar eût existé ? On était deux, on s’adorait, il n’y avait que cela. Toute autre chose n’était pas. Il est probable que cet évanouissement de l’enfer derrière nous est inhérent à l’arrivée au paradis. Est-ce qu’on a vu des démons ? est-ce qu’il y en a ? est-ce qu’on a tremblé ? est-ce qu’on a souffert ? On n’en sait plus rien. Une nuée rose est là-dessus.

Donc ces deux êtres vivaient ainsi, très haut, avec toute l’invraisemblance qui est dans la nature ; ni au nadir, ni au zénith, entre l’homme et le séraphin, au-dessus de la fange, au-dessous de l’éther, dans le nuage ; à peine os et chair, âme et extase de la tête aux pieds ; déjà trop sublimés pour marcher à terre, encore trop chargés d’humanité pour disparaître dans le bleu, en suspension comme des atomes qui attendent le précipité ; en apparence hors du destin ; ignorant cette ornière, hier, aujourd’hui, demain ; émerveillés, pâmés, flottants ; par moments, assez allégés pour la fuite dans l’infini ; presque prêts à l’envolement éternel.

Ils dormaient éveillés dans ce bercement. Ô léthargie splendide du réel accablé d’idéal !

Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant elle. Les yeux fermés, c’est la meilleure manière de regarder l’âme.

Marius et Cosette ne se demandaient pas où cela les conduirait ; ils se regardaient comme arrivés. C’est une étrange prétention des hommes de vouloir que l’amour conduise quelque part.



II

commencement d’ombre.


Jean Valjean, lui, ne se doutait de rien.

Cosette, un peu moins rêveuse que Marius, était gaie, et cela suffisait à Jean Valjean pour être heureux. Les pensées que Cosette avait, ses préoccupations tendres, l’image de Marius qui lui remplissait l’âme, n’ôtaient rien à la pureté incomparable de son beau front chaste et souriant. Elle était dans l’âge où la vierge porte son amour comme l’ange porte son lys. Jean Valjean était donc tranquille. Et puis, quand deux amants s’entendent, cela va toujours très bien, le tiers quelconque qui pourrait troubler leur amour est maintenu dans un parfait aveuglement par un petit nombre de précautions toujours les mêmes pour tous les amoureux. Ainsi jamais d’objections de Cosette à Jean Valjean. Voulait-il promener ? Oui, mon petit père. Voulait-il rester ? Très bien. Voulait-il passer la soirée près de Cosette ? Elle était ravie. Comme il se retirait toujours à dix heures du soir, ces fois-là Marius ne venait au jardin que passé cette heure, lorsqu’il entendait de la rue Cosette ouvrir la porte-fenêtre du perron. Il va sans dire que le jour on ne rencontrait jamais Marius. Jean Valjean ne songeait même plus que Marius existât. Une fois seulement, un matin, il lui arriva de dire à Cosette :

— Tiens, comme tu as du blanc derrière le dos ! La veille au soir, Marius, dans un transport, avait pressé Cosette contre le mur.

La vieille Toussaint, qui se couchait de bonne heure, ne songeait qu’à dormir une fois sa besogne faite, et ignorait tout comme Jean Valjean.

Jamais Marius ne mettait le pied dans la maison. Quand il était avec Cosette, ils se cachaient dans un enfoncement près du perron afin de ne pouvoir être vus ni entendus de la rue, et s’asseyaient là, se contentant souvent, pour toute conversation, de se presser les mains vingt fois, par minute en regardant les branches des arbres. Dans ces instants-là, le tonnerre fût tombé à trente pas d’eux qu’ils ne s’en fussent pas doutés, tant la rêverie de l’un s’absorbait et plongeait profondément dans la rêverie de l’autre.

Puretés limpides. Heures toutes blanches ; presque toutes pareilles. Ce genre d’amours-là est une collection de feuilles de lys et de plumes de colombe.

Tout le jardin était entre eux et la rue. Chaque fois que Marius entrait ou sortait, il rajustait soigneusement le barreau de la grille de manière qu’aucun dérangement ne fût visible.

Il s’en allait habituellement vers minuit, et s’en retournait chez Courfeyrac. Courfeyrac disait à Bahorel :

— Croirais-tu ? Marius rentre à présent à des une heure du matin ! Bahorel répondait :

— Que veux-tu ? il y a toujours un pétard dans un séminariste.

Par moments Courfeyrac croisait les bras, prenait un air sérieux, et disait à Marius :

— Vous vous dérangez, jeune homme !

Courfeyrac, homme pratique, ne prenait pas en bonne part ce reflet d’un paradis invisible sur Marius ; il avait peu l’habitude des passions inédites ; il s’en impatientait, et il faisait par instants à Marius des sommations de rentrer dans le réel.

Un matin, il lui jeta cette admonition :

— Mon cher, tu me fais l’effet pour le moment d’être situé dans la lune, royaume du rêve, province de l’illusion, capitale Bulle de Savon. Voyons, sois bon enfant, comment s’appelle-t-elle ?

Mais rien ne pouvait « faire parler » Marius. On lui eût arraché les ongles plutôt qu’une des trois syllabes sacrées dont se composait ce nom ineffable, Cosette. L’amour vrai est lumineux comme l’aurore et silencieux comme la tombe. Seulement il y avait, pour Courfeyrac, ceci de changé en Marius, qu’il avait une taciturnité rayonnante.

Pendant ce doux mois de mai Marius et Cosette connurent ces immenses bonheurs :

Se quereller et se dire vous, uniquement pour mieux se dire tu ensuite ;

Se parler longuement, et dans les plus minutieux détails, de gens qui ne les intéressaient pas le moins du monde ; preuve de plus que, dans ce ravissant opéra qu’on appelle l’amour, le libretto n’est presque rien ;

Pour Marius, écouter Cosette parler chiffons ;

Pour Cosette, écouter Marius parler politique ;

Entendre, genou contre genou, rouler les voitures rue de Babylone ;

Considérer la même planète dans l’espace ou le même ver luisant dans l’herbe ;

Se taire ensemble ; douceur plus grande encore que causer ;

Etc., etc.

Cependant diverses complications approchaient.

Un soir, Marius s’acheminait au rendez-vous par le boulevard des Invalides ; il marchait habituellement le front baissé ; comme il allait tourner l’angle de la rue Plumet, il entendit qu’on disait tout près de lui :

— Bonsoir, monsieur Marius.

Il leva la tête, et reconnut Éponine.

Cela lui fit un effet singulier. Il n’avait pas songé une seule fois à cette fille depuis le jour où elle l’avait amené rue Plumet, il ne l’avait point revue, et elle lui était complètement sortie de l’esprit. Il n’avait que des motifs de reconnaissance pour elle, il lui devait son bonheur présent, et pourtant il lui était gênant de la rencontrer.

C’est une erreur de croire que la passion, quand elle est heureuse et pure, conduit l’homme à un état de perfection ; elle le conduit simplement, nous l’avons constaté, à un état d’oubli. Dans cette situation, l’homme oublie d’être mauvais, mais il oublie aussi d’être bon. La reconnaissance, le devoir, les souvenirs essentiels et importuns, s’évanouissent. En tout autre temps Marius eût été bien autre pour Éponine. Absorbé par Cosette, il ne s’était même pas clairement rendu compte que cette Éponine s’appelait Éponine Thénardier, et qu’elle portait un nom écrit dans le testament de son père, ce nom pour lequel il se serait, quelques mois auparavant, si ardemment dévoué. Nous montrons Marius tel qu’il était. Son père lui-même disparaissait un peu dans son âme sous la splendeur de son amour.

Il répondit avec quelque embarras :

— Ah ! c’est vous, Éponine ?

— Pourquoi me dites-vous vous ? Est-ce que je vous ai fait quelque chose ?

— Non, répondit-il.

Certes, il n’avait rien contre elle. Loin de là. Seulement, il sentait qu’il ne pouvait faire autrement, maintenant qu’il disait tu à Cosette, que de dire vous à Eponine.

Comme il se taisait, elle s’écria :

— Dites donc…

Puis elle s’arrêta. Il semblait que les paroles manquaient à cette créature autrefois si insouciante et si hardie. Elle essaya de sourire et ne put. Elle reprit :

— Eh bien ?…

Puis elle se tut encore et resta les yeux baissés.

— Bonsoir, monsieur Marius, dit-elle tout à coup brusquement, et elle s’en alla.

IV

cab roule en aglais et jappe en argot.


Le lendemain, c’était le 3 juin, le 3 juin 1832, date qu’il faut indiquer à cause des événements graves qui étaient à cette époque suspendus sur l’horizon de Paris à l’état de nuages chargés, Marius à la nuit tombante suivait le même chemin que la veille avec les mêmes pensées de ravissement dans le cœur, lorsqu’il aperçut, entre les arbres du boulevard, Éponine qui venait à lui. Deux jours de suite, c’était trop. Il se détourna vivement, quitta le boulevard, changea de route, et s’en alla rue Plumet par la rue Monsieur.

Cela fit qu’Éponine le suivit jusqu’à la rue Plumet, chose qu’elle n’avait point faite encore. Elle s’était contentée jusque-là de l’apercevoir à son passage sur le boulevard sans même chercher à le rencontrer. La veille seulement, elle avait essayé de lui parler.

Éponine le suivit donc, sans qu’il s’en doutât. Elle le vit déranger le barreau de la grille, et se glisser dans le jardin.

— Tiens ! dit-elle, il entre dans la maison !

Elle s’approcha de la grille, tâta les barreaux l’un après l’autre et reconnut facilement celui que Marius avait dérangé.

Elle murmura à demi-voix, avec un accent lugubre :

— Pas de ça, Lisette !

Elle s’assit sur le soubassement de la grille, tout à côté du barreau, comme si elle le gardait. C’était précisément le point où la grille venait toucher le mur voisin. Il y avait là un angle obscur où Éponine disparaissait entièrement.

Elle demeura ainsi plus d’une heure sans bouger et sans souffler, en proie à ses idées.

Vers dix heures du soir, un des deux ou trois passants de la rue Plumet, vieux bourgeois attardé qui se hâtait dans ce lieu désert et mal famé, côtoyant la grille du jardin, et arrivé à l’angle que la grille faisait avec le mur, entendit une voix sourde et menaçante qui disait :

— Je ne m’étonne plus s’il vient tous les soirs !

Le passant promena ses yeux autour de lui, ne vit personne, n’osa pas regarder dans ce coin noir, et eut grand’peur. Il doubla le pas.

Ce passant eut raison de se hâter, car, très peu d’instants après, six hommes qui marchaient séparés et à quelque distance les uns des autres.

le long des murs, et qu’on eût pu prendre pour une patrouille grise, entrèrent dans la rue Plumet.

Le premier qui arriva à la grille du jardin s’arrêta, et attendit les autres ; une seconde après, ils étaient tous les six réunis.

Ces hommes se mirent à parler à voix basse.

— C’est icicaille, dit l’un d’eux.

— Y a-t-il un cab[1] dans le jardin ? demanda un autre.

— Je ne sais pas. En tout cas j’ai levé[2] une boulette que nous lui ferons morfiler[3].

— As-tu du mastic pour frangir la vanterne[4] ?

— Oui.

— La grille est vieille, reprit un cinquième qui avait une voix de ventriloque.

— Tant mieux, dit le second qui avait parlé. Elle ne criblera[5] pas tant sous la bastringue[6] et ne sera pas si dure à faucher[7].

Le sixième, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, se mit à visiter la grille comme avait fait Éponine une heure auparavant, empoignant successivement chaque barreau et les ébranlant avec précaution. Il arriva ainsi au barreau que Marius avait descellé. Comme il allait saisir ce barreau, une main sortant brusquement de l’ombre s’abattit sur son bras, il se sentit vivement repoussé par le milieu de la poitrine, et une voix enrouée lui dit sans crier :

— Il y a un cab.

En même temps il vit une fille pâle debout devant lui.

L’homme eut cette commotion que donne toujours l’inattendu. Il se hérissa hideusement j rien n’est formidable à voir comme les bêtes féroces inquiètes i leur air effrayé est effrayant. Il recula, et bégaya :

— Quelle est cette drôlesse ?

— Votre fille.

C’était en effet Éponine qui parlait à Thénardier.

À l’apparition d’Éponine, les cinq autres, c’est-à-dire Claquesous, Gueulemer, Babet, Montparnasse et Brujon, s’étaient approchés sans bruit, sans précipitation, sans dire une parole, avec la lenteur sinistre propre à ces hommes de nuit.

On leur distinguait je ne sais quels hideux outils à la main. Gueulemer tenait une de ces pinces courbes que les rôdeurs appellent fanchons.

— Ah çà, qu’est-ce que tu fais là ? qu’est-ce que tu nous veux ? es-tu folle ? s’écria Thénardier, autant qu’on peut s’écrier en parlant bas. Qu’est-ce que tu viens nous empêcher de travailler ?

Éponine se mit à rire et lui sauta au cou.

— Je suis là, mon petit père, parce que je suis là. Est-ce qu’il n’est pas permis de s’asseoir sur les pierres, à présent ? C’est vous qui ne devriez pas y être. Qu’est-ce que vous venez y faire, puisque c’est un biscuit ? Je l’avais dit à Magnon. Il n’y a rien à faire ici. Mais embrassez-moi donc, mon bon petit père ! Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu ! Vous êtes dehors, donc ?

Le Thénardier essaya de se débarrasser des bras d’Éponine et grommela :

— C’est bon. Tu m’as embrassé. Oui, je suis dehors. Je ne suis pas dedans. À présent, va-t’en.

Mais Éponine ne lâchait pas prise et redoublait ses caresses.

— Mon petit père, comment avez-vous donc fait ? Il faut que vous ayez bien de l’esprit pour vous être tiré de là. Contez-moi ça ! Et ma mère ? où est ma mère ? Donnez-moi donc des nouvelles de maman.

Thénardier répondit :

— Elle va bien, je ne sais pas, laisse-moi, je te dis va-t’en.

— Je ne veux pas m’en aller justement, fit Éponine avec une minauderie d’enfant gâté, vous me renvoyez que voilà quatre mois que je ne vous ai vu et que j’ai à peine eu le temps de vous embrasser.

Et elle reprit son père par le cou.

— Ah çà mais, c’est bête ! dit Babet.

— Dépêchons ! dit Gueulemer, les coqueurs peuvent passer.

La voix de ventriloque scanda ce distique :

Nous n’sommes pas le jour de l’an,
À bécoter papa maman.

Éponine se tourna vers les cinq bandits.

— Tiens, c’est monsieur Brujon. — Bonjour, monsieur Babet. Bonjour, monsieur Claquesous. — Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, monsieur Gueulemer ? — Comment ça va, Montparnasse ?

— Si, on te reconnaît ! fit Thénardier. Mais bonjour, bonsoir, au large ! laisse-nous tranquilles.

— C’est l’heure des renards, et pas des poules, dit Montparnasse.

— Tu vois bien que nous avons à goupiner icigo[8], ajouta Babet.

Éponine prit la main de Montparnasse.

— Prends garde ! dit-il, tu vas te couper, j’ai un lingre ouvert[9].

— Mon petit Montparnasse, répondit Éponine très doucement, il faut avoir confiance dans les gens. Je suis la fille de mon père peut-être. Monsieur Babet, monsieur Gueulemer, c’est moi qu’on a chargée d’éclairer l’affaire.

Il est remarquable qu’Éponine ne parlait pas argot. Depuis qu’elle connaissait Marins, cette affreuse langue lui était devenue impossible.

Elle pressa dans sa petite main osseuse et faible comme la main d’un squelette les gros doigts rudes de Gueulemer et continua :

— Vous savez bien que je ne suis pas sotte. Ordinairement on me croit. Je vous ai rendu service dans les occasions. Eh bien, j’ai pris des renseignements, vous vous exposeriez inutilement, voyez-vous. Je vous jure qu’il n’y a rien à faire dans cette maison-ci.

— Il y a des femmes seules, dit Gueulemer.

— Non. Les personnes sont déménagées.

— Les chandelles ne le sont pas toujours ! fit Babet.

Et il montra à Éponine, à travers le haut des arbres, une lumière qui se promenait dans la mansarde du pavillon. C’était Toussaint qui avait veillé pour étendre du linge à sécher.

Éponine tenta un dernier effort.

— Eh bien, dit-elle, c’est du monde très pauvre, et une baraque où ils n’ont pas le sou.

— Va-t’en au diable ! cria Thénardier. Quand nous aurons retourné la maison, et que nous aurons mis la cave en haut et le grenier en bas, nous te dirons ce qu’il y a dedans, et si ce sont des balles, des ronds ou des broques[10].

Et il la poussa pour passer outre.

— Mon bon ami monsieur Montparnasse, dit Éponine, je vous en prie, vous qui êtes bon enfant, n’entrez pas !

— Prends donc garde, tu vas te couper ! répliqua Montparnasse.

Thénardier reprit avec l’accent décisif qu’il avait :

— Décampe, la fée, et laisse les hommes faire leurs affaires.

Éponine lâcha la main de Montparnasse qu’elle avait ressaisie, et dit :

— Vous voulez donc entrer dans cette maison. ?

— Un peu ! fit le ventriloque en ricanant.

Alors elle s’adossa à la grille, fit face aux six bandits armés jusqu’aux dents et à qui la nuit donnait des visages de démons, et dit d’une voix ferme et basse :

— Eh bien, moi, je ne veux pas.

Ils s’arrêtèrent stupéfaits. Le ventriloque pourtant acheva son ricanement. Elle reprit :

— Les amis ! écoutez bien. Ce n’est pas ça. Maintenant je parle. D’abord, si vous entrez dans ce jardin, si vous touchez à cette grille, je crie, je cogne aux portes, je réveille le monde, je vous fais empoigner tous les six, j’appelle les sergents de ville.

— Elle le ferait, dit Thénardier bas à Brujon et au ventriloque.

Elle secoua la tête et ajouta :

— À commencer par mon père !

Thénardier s’approcha.

— Pas si près, bonhomme ! dit-elle.

Il recula en grommelant dans ses dents : — Mais qu’est-ce qu’elle a donc ? Et il ajouta :

— Chienne !

Elle se mit à rire d’une façon terrible.

— Comme vous voudrez, vous n’entrerez pas. Je ne suis pas la fille au chien, puisque je suis la fille au loup. Vous êtes six, qu’est-ce que cela me fait ? Vous êtes des hommes. Eh bien, je suis une femme. Vous ne me faites pas peur, allez. Je vous dis que vous n’entrerez pas dans cette maison, parce que cela ne me plaît pas. Si vous approchez, j’aboie. Je vous l’ai dit, le cab, c’est moi. Je me fiche pas mal de vous. Passez votre chemin, vous m’ennuyez ! Allez où vous voudrez, mais ne venez pas ici, je vous le défends ! Vous à coups de couteau, moi à coups de savate, ça m’est égal, avancez donc !

Elle fit un pas vers les bandits, elle était effrayante, elle se remit à rire.

— Pardine ! je n’ai pas peur. Cet été, j’aurai faim, cet hiver, j’aurai froid. Sont-ils farces, ces bêtas d’hommes de croire qu’ils font peur à une fille ! De quoi ! peur ? Ah ouiche, joliment ! Parce que vous avez des chipies de maîtresses qui se cachent sous le lit quand vous faites la grosse voix, voilà-t-il pas ! Moi, je n’ai peur de rien !

Elle appuya sur Thénardier son regard fixe, et dit :

— Pas même de vous !

Puis elle poursuivit en promenant sur les bandits ses sanglantes prunelles de spectre :

— Qu’est-ce que ça me fait à moi qu’on me ramasse demain rue Plumet sur le pavé, tuée à coups de surin par mon père, ou bien qu’on me trouve dans un an dans les filets de Saint-Cloud ou à l’île des Cygnes au milieu des vieux bouchons pourris et des chiens noyés !

Force lui fut de s’interrompre, une toux sèche la prit, son souffle sortait comme un râle de sa poitrine étroite et débile.

Elle reprit :

— Je n’ai qu’à crier, on vient, patatras. Vous êtes six ; moi je suis tout le monde.

Thénardier fit un mouvement vers elle.

— Prochez pas ! cria-t-elle.

Il s’arrêta, et lui dit avec douceur :

— Eh bien non. Je n’approcherai pas, mais ne parle pas si haut. Ma fille, tu veux donc nous empêcher de travailler. ? Il faut pourtant que nous gagnions notre vie. Tu n’as donc plus d’amitié pour ton père ?

— Vous m’embêtez, dit Éponine.

— Il faut pourtant que nous vivions, que nous mangions…

— Crevez.

Cela dit, elle s’assit sur le soubassement de la grille en chantonnant :

Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite.
Et le temps perdu.

Elle avait le coude sur le genou et le menton dans sa main, et elle balançait son pied d’un air d’indifférence. Sa robe trouée laissait voir ses clavicules maigres. Le réverbère voisin éclairait son profil et son attitude. On ne pouvait rien voir de plus résolu et de plus surprenant.

Les six escarpes, interdits et sombres d’être tenus en échec par une fille, allèrent sous l’ombre portée de la lanterne, et tinrent conseil avec des haussements d’épaule humiliés et furieux.

Elle cependant les regardait d’un air paisible et farouche.

— Elle a quelque chose, dit Babet. Une raison. Est-ce qu’elle est amoureuse du cab ? C’est pourtant dommage de manquer ça. Deux femmes, un vieux qui loge dans une arrière-cour ; il y a des rideaux pas mal aux fenêtres. Le vieux doit être un guinal[11]. Je crois l’affaire bonne.

— Eh bien, entrez, vous autres, s’écria Montparnasse. Faites l’affaire. Je resterai là avec la fille, et si elle bronche…

Il fit reluire au réverbère le couteau qu’il tenait ouvert dans sa manche.

Thénardier ne disait mot et semblait prêt à ce qu’on voudrait.

Brujon, qui était un peu oracle et qui avait, comme on sait, « donné l’affaire », n’avait pas encore parlé. Il paraissait pensif. Il passait pour ne reculer devant rien, et l’on savait qu’il avait un jour dévalisé, rien que par bravade, un poste de sergents de ville. En outre il faisait des vers et des chansons, ce qui lui donnait une grande autorité.

Babet le questionna.

— Tu ne dis rien, Brujon ?

Brujon resta encore un instant silencieux, puis il hocha la tête de plusieurs façons variées, et se décida enfin à élever la voix :

— Voici : j’ai rencontré ce matin deux moineaux qui se battaient ; ce soir, je me cogne à une femme qui querelle. Tout ça est mauvais. Allons-nous-en.

Ils s’en allèrent.

Tout en s’en allant, Montparnasse murmura :

— C’est égal, si on avait voulu, j’aurais donné le coup de pouce.

Babet lui répondit :

— Moi pas. Je ne tape pas une dame.

Au coin de la rue, ils s’arrêtèrent et échangèrent à voix sourde ce dialogue énigmatique :

— Où irons-nous coucher ce soir ?

— Sous Pantin[12].

— As-tu sur toi la clef de la grille, Thénardier ?

— Pardi.

Éponine, qui ne les quittait pas des yeux, les vit reprendre le chemin par où ils étaient venus. Elle se leva et se mit à ramper derrière eux le long des murailles et des maisons. Elle les suivit ainsi jusqu’au boulevard. Là, ils se séparèrent, et elle vit ces six hommes s’enfoncer dans l’obscurité où ils semblèrent fondre.



V

choses de la nuit.


Après le départ des bandits, la rue Plumet reprit son tranquille aspect nocturne.

Ce qui venait de se passer dans cette rue n’eût point étonné une forêt. Les futaies, les taillis, les bruyères, les branches âprement entre-croisées, les hautes herbes, existent d’une manière sombre ; le fourmillement sauvage entrevoit là les subites apparitions de l’invisible ; ce qui est au-dessous de l’homme y distingue à travers la brume ce qui est au delà de l’homme ; et les choses ignorées de nous vivants s’y confrontent dans la nuit. La nature hérissée et fauve s’effare à de certaines approches où elle croit sentir le surnaturel. Les forces de l’ombre se connaissent, et ont entre elles de mystérieux équilibres. Les dents et les griffes redoutent l’insaisissable. La bestialité buveuse de sang, les voraces appétits affamés en quête de la proie, les instincts armés d’ongles et de mâchoires qui n’ont pour source et pour but que le ventre, regardent et flairent avec inquiétude l’impassible linéament spectral rôdant sous un suaire, debout dans sa vague robe frissonnante, et qui leur semble vivre d’une vie morte et terrible. Ces brutalités, qui ne sont que matière, craignent confusément d’avoir affaire à l’immense obscurité condensée dans un être inconnu. Une figure noire barrant le passage arrête net la bête farouche. Ce qui sort du cimetière intimide et déconcerte ce qui sort de l’antre ; le féroce a peur du sinistre ; les loups reculent devant une goule rencontrée.

VI

marius redevient réel au point de donner son adresse à cosette.


Pendant que cette espèce de chienne à figure humaine montait la garde contre la grille et que les six bandits lâchaient pied devant une fille, Marius était près de Cosette.

Jamais le ciel n’avait été plus constellé et plus charmant, les arbres plus tremblants, la senteur des herbes plus pénétrante ; jamais les oiseaux ne s’étaient endormis dans les feuilles avec un bruit plus doux ; jamais toutes les harmonies de la sérénité universelle n’avaient mieux répondu aux musiques intérieures de l’amour ; jamais Marius n’avait été plus épris, plus heureux, plus extasié. Mais il avait trouvé Cosette triste. Cosette avait pleuré. Elle avait les yeux rouges.

C’était le premier nuage dans cet admirable rêve.

Le premier mot de Marius avait été :

— Qu’as-tu ?

Et elle avait répondu :

— Voilà.

Puis elle s’était assise sur le banc près du perron, et pendant qu’il prenait place tout tremblant auprès d’elle, elle avait poursuivi :

— Mon père m’a dit ce matin de me tenir prête, qu’il avait des affaires, et que nous allions peut-être partir.

Marius frissonna de la tête aux pieds.

Quand on est à la fin de la vie, mourir, cela veut dire partir ; quand on est au commencement, partir, cela veut dire mourir.

Depuis six semaines, Marius, peu à peu, lentement, par degrés, prenait chaque jour possession de Cosette. Possession toute idéale, mais profonde. Comme nous l’avons expliqué déjà, dans le premier amour, on prend l’âme bien avant le corps ; plus tard on prend le corps bien avant l’âme, quelquefois on ne prend pas l’âme du tout ; les Faublas et les Prudhomme ajoutent : parce qu’il n’y en a pas ; mais ce sarcasme est par bonheur un blasphème. Marius donc possédait Cosette, comme les esprits possèdent ; mais il l’enveloppait de toute son âme et la saisissait jalousement avec une incroyable conviction. Il possédait son sourire, son haleine, son parfum, le rayonnement profond de ses prunelles bleues, la douceur de sa peau quand il lui touchait la main, le charmant signe qu’elle avait au cou, toutes ses pensées. Ils étaient convenus de ne jamais dormir sans rêver l’un de l’autre, et ils s’étaient tenu parole. Il possédait donc tous les rêves de Cosette. Il regardait sans cesse et il effleurait quelquefois de son souffle les petits cheveux qu’elle avait à la nuque, et il se déclarait qu’il n’y avait pas un de ces petits cheveux qui ne lui appartînt à lui Marius. Il contemplait et il adorait les choses qu’elle mettait, son nœud de ruban, ses gants, ses manchettes, ses brodequins, comme des objets sacrés dont il était le maître. Il songeait qu’il était le seigneur de ces jolis peignes d’écaille qu’elle avait dans ses cheveux, et il se disait même, sourds et confus bégayements de la volupté qui se faisait jour, qu’il n’y avait pas un cordon de sa robe, pas une maille de ses bas, pas un pli de son corset, qui ne fût à lui. À côté de Cosette, il se sentait près de son bien, près de sa chose, près de son despote et de son esclave. Il semblait qu’ils eussent tellement mêlé leurs âmes que, s’ils eussent voulu les reprendre, il leur eût été impossible de les reconnaître. — Celle-ci est la mienne. — Non, c’est la mienne. — Je t’assure que tu te trompes. Voilà bien moi. — Ce que tu prends pour toi, c’est moi. — Marius était quelque chose qui faisait partie de Cosette et Cosette était quelque chose qui faisait partie de Marius. Marius sentait Cosette vivre en lui. Avoir Cosette, posséder Cosette, cela pour lui n’était pas distinct de respirer. Ce fut au milieu de cette foi, de cet enivrement, de cette possession virginale, inouïe et absolue, de cette souveraineté, que ces mots : « Nous allons partir », tombèrent tout à coup, et que la voix brusque de la réalité lui cria : Cosette n’est pas à toi !

Marius se réveilla. Depuis six semaines, Marius vivait, nous l’avons dit, hors de la vie ; ce mot, partir ! l’y fit rentrer durement.

Il ne trouva pas une parole. Cosette sentit seulement que sa main était très froide. Elle lui dit à son tour :

— Qu’as-tu ?

Il répondit, si bas que Cosette l’entendait à peine :

— Je ne comprends pas ce que tu as dit.

Elle reprit :

— Ce matin mon père m’a dit de préparer toutes mes petites affaires et de me tenir prête, qu’il me donnerait son linge pour le mettre dans une malle, qu’il était obligé de faire un voyage, que nous allions partir, qu’il faudrait avoir une grande malle pour moi et une petite pour lui, de préparer tout cela d’ici à une semaine, et que nous irions peut-être en Angleterre.

— Mais c’est monstrueux ! s’écria Marius.

Il est certain qu’en ce moment, dans l’esprit de Marius, aucun abus de pouvoir, aucune violence, aucune abomination des tyrans les plus prodigieux, aucune action de Busiris, de Tibère ou de Henri VIII n’égalait en férocité celle-ci : M. Fauchelevent emmenant sa fille en Angleterre parce qu’il a des affaires.

Il demanda d’une voix faible :

— Et quand partirais-tu ?

— Il n’a pas dit quand.

— Et quand reviendrais-tu ?

— Il n’a pas dit quand.

Marius se leva, et dit froidement :

— Cosette, irez-vous ?

Cosette tourna vers lui ses beaux yeux pleins d’angoisse et répondit avec une sorte d’égarement :

— Où ?

— En Angleterre ? irez-vous ?

— Pourquoi me dis-tu vous ?

— Je vous demande si vous irez ?

— Comment veux-tu que je fasse ? dit-elle en joignant les mains.

— Ainsi, vous irez ?

— Si mon père y va ?

— Ainsi, vous irez ?

Cosette prit la main de Marius et l’étreignit sans répondre.

— C’est bon, dit Marius. Alors j’irai ailleurs.

Cosette sentit le sens de ce mot plus encore qu’elle ne le comprit. Elle pâlit tellement que sa figure devint blanche dans l’obscurité. Elle balbutia :

— Que veux-tu dire ?

Marius la regarda, puis éleva lentement ses yeux vers le ciel et répondit :

— Rien.

Quand sa paupière s’abaissa, il vit Cosette qui lui souriait. Le sourire d’une femme qu’on aime a une clarté qu’on voit la nuit.

— Que nous sommes bêtes ! Marius, j’ai une idée.

— Quoi ?

— Pars si nous partons ! Je te dirai où ! Viens me rejoindre où je serai !

Marius était maintenant un homme tout à fait réveillé. Il était retombé dans la réalité. Il cria à Cosette :

— Partir avec vous ! es-tu folle ? Mais il faut de l’argent, et je n’en ai pas ! Aller en Angleterre ? Mais je dois maintenant, je ne sais pas, plus de dix louis à Courfeyrac, un de mes amis que tu ne connais pas ! Mais j’ai un vieux chapeau qui ne vaut pas trois francs, j’ai un habit où il manque des boutons par devant, ma chemise est toute déchirée, j’ai les coudes percés, mes bottes prennent l’eau ; depuis six semaines je n’y pense plus, et je ne te l’ai pas dit. Cosette ! je suis un misérable. Tu ne me vois que la nuit, et tu me donnes ton amour ; si tu me voyais le jour, tu me donnerais un sou ! Aller en Angleterre ! Eh ! je n’ai pas de quoi payer le passeport !

Il se jeta contre un arbre qui était là, debout, les deux bras au-dessus de sa tête, le front contre l’écorce, ne sentant ni le bois qui lui écorchait la peau ni la fièvre qui lui martelait les tempes, immobile, et prêt à tomber, comme la statue du désespoir.

Il demeura longtemps ainsi. On resterait l’éternité dans ces abîmes-là. Enfin il se retourna. Il entendait derrière lui un petit bruit étouffé, doux et triste.

C’était Cosette qui sanglotait.

Elle pleurait depuis plus de deux heures à côté de Marius qui songeait.

Il vint à elle, tomba à genoux, et, se prosternant lentement, il prit le bout de son pied qui passait sous sa robe et le baisa.

Elle le laissa faire en silence. Il y a des moments où la femme accepte, comme une déesse sombre et résignée, la religion de l’amour.

— Ne pleure pas, dit-il.

Elle murmura :

— Puisque je vais peut-être m’en aller, et que tu ne peux pas venir !

Lui reprit :

— M’aimes-tu ?

Elle lui répondit en sanglotant ce mot du paradis qui n’est jamais plus charmant qu’à travers les larmes :

— Je t’adore !

Il poursuivit avec un son de voix qui était une inexprimable caresse :

— Ne pleure pas. Dis, veux-tu faire cela pour moi de ne pas pleurer ?

— M’aimes-tu, toi ? dit-elle.

Il lui prit la main :

— Cosette, je n’ai jamais donné ma parole d’honneur à personne, parce que ma parole d’honneur me fait peur. Je sens que mon père est à côté. Eh bien, je te donne ma parole d’honneur la plus sacrée que, si tu t’en vas, je mourrai.

Il y eut dans l’accent dont il prononça ces paroles une mélancolie si solennelle et si tranquille que Cosette trembla. Elle sentit ce froid que donne une chose sombre et vraie qui passe. De saisissement elle cessa de pleurer.

— Maintenant écoute, dit-il. Ne m’attends pas demain.

— Pourquoi ?

— Ne m’attends qu’après-demain.

— Oh ! pourquoi ?

— Tu verras.

— Un jour sans te voir ! mais c’est impossible.

— Sacrifions un jour pour avoir peut-être toute la vie.

Et Marius ajouta à demi-voix et en aparté :

— C’est un homme qui ne change rien à ses habitudes, et il n’a jamais reçu personne que le soir.

— De quel homme parles-tu ? demanda Cosette.

— Moi ? je n’ai rien dit.

— Qu’est-ce que tu espères donc ?

— Attends jusqu’à après-demain.

— Tu le veux ?

— Oui, Cosette.

Elle lui prit la tête dans ses deux mains, se haussant sur la pointe des pieds pour être à sa taille, et cherchant à voir dans ses yeux son espérance.

Marius reprit :

— J’y songe, il faut que tu saches mon adresse, il peut arriver des choses, on ne sait pas, je demeure chez cet ami appelé Courfeyrac, rue de la Verrerie, numéro 16.

Il fouilla dans sa poche, en tira un couteau-canif, et avec la lame écrivit sur le plâtre du mur :

16, rue de la Verrerie.

Cosette cependant s’était remise à lui regarder dans les yeux.

— Dis-moi ta pensée. Marius, tu as une pensée. Dis-la-moi. Oh ! dis-la-moi pour que je passe une bonne nuit !

— Ma pensée, la voici : c’est qu’il est impossible que Dieu veuille nous séparer. Attends-moi après-demain.

— Qu’est-ce que je ferai jusque-là. ? dit Cosette. Toi, tu es dehors, tu vas, tu viens. Comme c’est heureux, les hommes ! Moi, je vais rester toute seule. Oh ! que je vais être triste ! Qu’est-ce que tu feras donc demain soir,

— J’essayerai une chose.

— Alors je prierai Dieu et je penserai à toi d’ici là pour que tu réussisses. Je ne te questionne plus, puisque tu ne veux pas. Tu es mon maître. Je passerai ma soirée demain à chanter cette musique d’Euryanthe que tu aimes et que tu es venu entendre un soir derrière mon volet. Mais après-demain tu viendras de bonne heure. Je t’attendrai à la nuit, à neuf heures précises, je t’en préviens. Mon Dieu ! que c’est triste que les jours soient longs ! Tu entends, à neuf heures sonnant je serai dans le jardin.

— Et moi aussi.

Et sans se l’être dit, mus par la même pensée, entraînés par ces courants électriques qui mettent deux amants en communication continuelle, tous deux enivrés de volupté jusque dans leur douleur, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, sans s’apercevoir que leurs lèvres s’étaient jointes pendant que leurs regards levés, débordant d’extase et pleins de larmes, contemplaient les étoiles.

Quand Marius sortit, la rue était déserte. C’était le moment où Éponine suivait les bandits jusque sur le boulevard.

Tandis que Marius rêvait, la tête appuyée contre l’arbre, une idée lui avait traversé l’esprit ; une idée, hélas ! qu’il jugeait lui-même insensée et impossible. Il avait pris un parti violent.



VII

le vieux cœur et le jeune cœur en présence.


Le père Gillenormand avait à cette époque ses quatrevingt-onze ans bien sonnés. Il demeurait toujours avec mademoiselle Gillenormand rue des Filles-du-Calvaire, n° 6, dans cette vieille maison qui était à lui. C’était, on s’en souvient, un de ces vieillards antiques qui attendent la mort tout droits, que l’âge charge sans les faire plier, et que le chagrin même ne courbe pas.

Cependant, depuis quelque temps, sa fille disait : mon père baisse. Il ne souffletait plus les servantes ; il ne frappait plus de sa canne avec autant de verve le palier de l’escalier quand Basque tardait à lui ouvrir. La révolution de Juillet l’avait à peine exaspéré pendant six mois. Il avait vu presque avec tranquillité dans le Moniteur cet accouplement de mots : M. Humblot-Conté, pair de France. Le fait est que le vieillard était rempli d’accablement. Il ne fléchissait pas, il ne se rendait pas, ce n’était pas plus dans sa nature physique que dans sa nature morale ; mais il se sentait intérieurement défaillir. Depuis quatre ans il attendait Marius, de pied ferme, c’est bien le mot, avec la conviction que ce mauvais petit garnement sonnerait à la porte un jour ou l’autre ; maintenant il en venait, dans de certaines heures mornes, à se dire que pour peu que Marius se fît encore attendre… — Ce n’était pas la mort qui lui était insupportable, c’était l’idée que peut-être il ne reverrait plus Marius. Ne plus revoir Marius, ceci n’était pas même entré un instant dans son cerveau jusqu’à ce jour ; à présent cette idée commençait à lui apparaître, et le glaçait. L’absence, comme il arrive toujours dans les sentiments naturels et vrais, n’avait fait qu’accroître son amour de grand-père pour l’enfant ingrat qui s’en était allé comme cela. C’est dans les nuits de décembre, par dix degrés de froid, qu’on pense le plus au soleil. M. Gillenormand était, ou se croyait, par-dessus tout incapable de faire un pas, lui l’aïeul, vers son petit-fils ; — je crèverais plutôt, disait-il. Il ne se trouvait aucun tort, mais il ne songeait à Marius qu’avec un attendrissement profond et le muet désespoir d’un vieux bonhomme qui s’en va dans les ténèbres.

Il commençait à perdre ses dents, ce qui s’ajoutait à sa tristesse.

M. Gillenormand, sans pourtant se l’avouer à lui-même, car il en eût été furieux et honteux, n’avait jamais aimé une maîtresse comme il aimait Marius.

Il avait fait placer dans sa chambre, devant le chevet de son lit, comme la première chose qu’il voulait voir en s’éveillant, un ancien portrait de son autre fille, celle qui était morte, madame Pontmercy, portrait fait lorsqu’elle avait dix-huit ans. Il regardait sans cesse ce portrait. Il lui arriva un jour de dire en le considérant :

— Je trouve qu’il lui ressemble.

— À ma sœur ? reprit mademoiselle Gillenormand. Mais oui.

Le vieillard ajouta :

— Et à lui aussi.

Une fois, comme il était assis, les deux genoux l’un contre l’autre et l’œil presque fermé, dans une posture d’abattement, sa fille se risqua à lui dire :

— Mon père, est-ce que vous en voulez toujours autant ?…

Elle s’arrêta, n’osant aller plus loin.

— À qui ? demanda-t-il.

— À ce pauvre Marius ?

Il souleva sa vieille tête, posa son poing amaigri et ridé sur la table, et cria de son accent le plus irrité et le plus vibrant :

— Pauvre Marius, vous dites ! Ce monsieur est un drôle, un mauvais gueux, un petit vaniteux ingrat, sans cœur, sans âme, un orgueilleux, un méchant homme !

Et il se détourna pour que sa fille ne vît pas une larme qu’il avait dans les yeux.

Trois jours après, il sortit d’un silence qui durait depuis quatre heures pour dire à sa fille à brûle-pourpoint :

— J’avais eu l’honneur de prier mademoiselle Gillenormand de ne jamais m’en parler.

La tante Gillenormand renonça à toute tentative et porta ce diagnostic profond : — Mon père n’a jamais beaucoup aimé ma sœur depuis sa sottise. Il est clair qu’il déteste Marius.

« Depuis sa sottise » signifiait : depuis qu’elle avait épousé le colonel.

Du reste, comme on a pu le conjecturer, mademoiselle Gillenormand avait échoué dans sa tentative de substituer son favori, l’officier de lanciers, à Marius. Le remplaçant Théodule n’avait point réussi. M. Gillenormand n’avait pas accepté le quiproquo. Le vide du cœur ne s’accommode point d’un bouche-trou. Théodule, de son côté, tout en flairant l’héritage, répugnait à la corvée déplaire. Le bonhomme ennuyait le lancier, et le lancier choquait le bonhomme. Le lieutenant Théodule était gai sans doute, mais bavard ; frivole, mais vulgaire ; bon vivant, mais de mauvaise compagnie ; il avait des maîtresses, c’est vrai, et il en parlait beaucoup, c’est vrai encore ; mais il en parlait mal. Toutes ses qualités avaient un défaut. M. Gillenormand était excédé de l’entendre conter les bonnes fortunes quelconques qu’il avait autour de sa caserne, rue de Babylone. Et puis le lieutenant Gillenormand venait quelquefois en uniforme avec la cocarde tricolore. Ceci le rendait tout bonnement impossible. Le père Gillenormand avait fini par dire à sa fille : — J’en ai assez, du Théodule. Reçois-le si tu veux. J’ai peu de goût pour les gens de guerre en temps de paix. Je ne sais pas si je n’aime pas mieux encore les sabreurs que les traîneurs de sabre. Le cliquetis des lames dans la bataille est moins misérable, après tout, que le tapage des fourreaux sur le pavé. Et puis, se cambrer comme un matamore et se sangler comme une femmelette, avoir un corset sous une cuirasse, c’est être ridicule deux fois. Quand on est un véritable homme, on se tient à égale distance de la fanfaronnade et de la mièvrerie. Ni fier-à-bras, ni joli cœur. Garde ton Théodule pour toi.

Sa fille eut beau lui dire : — C’est pourtant votre petit-neveu, — il se trouva que M. Gillenormand, qui était grand-père jusqu’au bout des ongles, n’était pas grand-oncle du tout.

Au fond, comme il avait de l’esprit et qu’il comparait, Théodule n’avait servi qu’à lui faire mieux regretter Marius.

Un soir, c’était le 4 juin, ce qui n’empêchait pas que le père Gillenormand n’eût un très bon feu dans sa cheminée, il avait congédié sa fille qui cousait dans la pièce voisine. Il était seul dans sa chambre à bergerades, les pieds sur ses chenets, à demi enveloppé dans son vaste paravent de coromandel à neuf feuilles, accoudé à sa table où brûlaient deux bougies sous un abat-jour vert, englouti dans son fauteuil de tapisserie, un livre à la main, mais ne lisant pas. Il était vêtu, selon sa mode, en incroyable, et ressemblait à un antique portrait de Garât. Cela l’eût fait suivre dans les rues, mais sa fille le couvrait toujours, lorsqu’il sortait, d’une vaste douillette d’évêque, qui cachait ses vêtements. Chez lui, excepté pour se lever et se coucher, il ne portait jamais de robe de chambre. — Cela donne l’air vieux, disait-il.

Le père Gillenormand songeait à Marins amoureusement et amèrement, et, comme d’ordinaire, l’amertume dominait. Sa tendresse aigrie finissait toujours par bouillonner et par tourner en indignation. Il en était à ce point où l’on cherche à prendre son parti et à accepter ce qui déchire. Il était en train de s’expliquer qu’il n’y avait maintenant plus de raison pour que Marins revînt, que s’il avait dû revenir, il l’aurait déjà fait, qu’il fallait y renoncer. Il essayait de s’habituer à l’idée que c’était fini, et qu’il mourrait sans revoir « ce monsieur ». Mais toute sa nature se révoltait ; sa vieille paternité n’y pouvait consentir. — Quoi ! disait-il, c’était son refrain douloureux, il ne reviendra pas ! — Sa tête chauve était tombée sur sa poitrine, et il fixait vaguement sur la cendre de son foyer un regard lamentable pet irrité.

Au plus profond de cette rêverie, son vieux domestique. Basque, entra et demanda :

— Monsieur peut-il recevoir monsieur Marius ?

Le vieillard se dressa sur son séant, blême et pareil à un cadavre qui se lève sous une secousse galvanique. Tout son sang avait reflué à son cœur. Il bégaya :

— Monsieur Marius quoi ?

— Je ne sais pas, répondit Basque intimidé et décontenancé par l’air du maître, je ne l’ai pas vu. C’est Nicolette qui vient de me dire : Il y a là un jeune homme, dites que c’est monsieur Marius.

Le père Gillenormand balbutia à voix basse :

— Faites entrer.

Et il resta dans la même attitude, la tête branlante, l’œil fixé sur la porte. Elle se rouvrit. Un jeune homme entra. C’était Marius.

Marius s’arrêta à la porte comme attendant qu’on lui dît d’entrer.

Son vêtement presque misérable ne s’apercevait pas dans l’obscurité que faisait l’abat-jour. On ne distinguait que son visage calme et grave, mais étrangement triste.

Le père Gillenormand, hébété de stupeur et de joie, resta quelques instants sans voir autre chose qu’une clarté comme lorsqu’on est devant une apparition. Il était prêt à défaillir ; il apercevait Marius à travers un éblouissement. C’était bien lui, c’était bien Marius !

Enfin ! après quatre ans ! Il le saisit, pour ainsi dire, tout entier d’un coup d’œil. Il le trouva beau, noble, distingué, grandi, homme fait, l’attitude convenable, l’air charmant. Il eut envie d’ouvrir ses bras, de l’appeler, de se précipiter, ses entrailles se fondirent en ravissement, les paroles affectueuses le gonflaient et débordaient de sa poitrine ; enfin toute cette tendresse se fit jour et lui arriva aux lèvres, et, par le contraste qui était le fond de sa nature, il en sortit une dureté. Il dit brusquement :

— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

Marius répondit avec embarras :

— Monsieur…

M. Gillenormand eût voulu que Marius se jetât dans ses bras. Il fut mécontent de Marius et de lui-même. Il sentit qu’il était brusque et que Marius était froid. C’était pour le bonhomme une insupportable et irritante anxiété de se sentir si tendre et si éploré au dedans et de ne pouvoir être que dur au dehors. L’amertume lui revint. Il interrompit Marius avec un accent bourru :

— Alors pourquoi venez-vous ?

Cet « alors » signifiait : si vous ne venez pas m’embrasser. Marius regarda son aïeul à qui la pâleur faisait un visage de marbre.

— Monsieur…

Le vieillard reprit d’une voix sévère :

— Venez-vous me demander pardon ? avez-vous reconnu vos torts ?

Il croyait mettre Marius sur la voie et que « l’enfant » allait fléchir. Marius frissonna ; c’était le désaveu de son père qu’on lui demandait ; il baissa les yeux et répondit :

— Non, monsieur.

— Et alors, s’écria impétueusement le vieillard avec une douleur poignante et pleine de colère, qu’est-ce que vous me voulez ?

Marius joignit les mains, fit un pas et dit d’une voix faible et qui tremblait :

— Monsieur, ayez pitié de moi.

Ce mot remua M. Gillenormand ; dit plus tôt, il l’eût attendri, mais il venait trop tard. L’aïeul se leva ; il s’appuyait sur sa canne de ses deux mains, ses lèvres étaient blanches, sont front vacillait, mais sa haute taille dominait Marius incliné.

— Pitié de vous, monsieur ! C’est l’adolescent qui demande de la pitié au vieillard de quatrevingt-onze ans ! Vous entrez dans la vie, j’en sors ; vous allez au spectacle, au bal, au café, au billard, vous avez de l’esprit, vous plaisez aux femmes, vous êtes joli garçon ; moi je crache en plein été sur mes tisons ; vous êtes riche des seules richesses qu’il y ait, moi j’ai toutes les pauvretés de la vieillesse, l’infirmité, l’isolement ! vous avez vos trente-deux dents, un bon estomac, l’œil vif, la force, l’appétit, la santé, la gaîté, une forêt de cheveux noirs ; moi je n’ai même plus de cheveux blancs, j’ai perdu mes dents, je perds mes jambes, je perds la mémoire, il y a trois noms de rues que je confonds sans cesse, la rue Charlot, la rue du Chaume et la rue Saint-Claude, j’en suis là ; vous avez devant vous tout l’avenir plein de soleil, moi je commence à n’y plus voir goutte, tant j’avance dans la nuit ; vous êtes amoureux, ça va sans dire, moi je ne suis aimé de personne au monde, et vous me demandez de la pitié ! Parbleu, Molière a oublié ceci. Si c’est comme cela que vous plaisantez au palais, messieurs les avocats, je vous fais mon sincère compliment. Vous êtes drôles.

Et l’octogénaire reprit d’une voix courroucée et grave :

— Ah çà, qu’est-ce que vous me voulez ?

— Monsieur, dit Marius, je sais que ma présence vous déplaît, mais je viens seulement pour vous demander une chose, et puis je vais m’en aller tout de suite.

— Vous êtes un sot ! dit le vieillard. Qui est-ce qui vous dit de vous en aller ?

Ceci était la traduction de cette parole tendre qu’il avait au fond du cœur : Mais demande-moi donc pardon ! Jette-toi donc à mon cou ! M. Gillenormand sentait que Marius allait dans quelques instants le quitter, que son mauvais accueil le rebutait, que sa dureté le chassait, il se disait tout cela, et sa douleur s’en accroissait, et comme sa douleur se tournait immédiatement en colère, sa dureté en augmentait. Il eût voulu que Marius comprît, et Marius ne comprenait pas ; ce qui rendait le bonhomme furieux. Il reprit :

— Comment ! vous m’avez manqué, à moi, votre grand-père, vous avez quitté ma maison pour aller on ne sait où, vous avez désolé votre tante, vous avez été, cela se devine, c’est plus commode, mener la vie de garçon, faire le muscadin, rentrer à toutes les heures, vous amuser, vous ne m’avez pas donné signe de vie, vous avez fait des dettes sans même me dire de les payer, vous vous êtes fait casseur de vitres et tapageur, et, au bout de quatre ans, vous venez chez moi, et vous n’avez pas autre chose à me dire que cela !

Cette façon violente de pousser le petit-fils à la tendresse ne produisit que le silence de Marius. M. Gillenormand croisa les bras, geste qui, chez lui, était particulièrement impérieux, et apostropha Marius amèrement :

— Finissons. Vous venez me demander quelque chose, dites-vous ? Eh bien quoi ? qu’est-ce ? Parlez.

— Monsieur, dit Marius avec le regard d’un homme qui sent qu’il va tomber dans un précipice, je viens vous demander la permission de me marier.

M. Gillenormand sonna. Basque entr’ouvrit la porte.

— Faites venir ma fille.

Une seconde après, la porte se rouvrit, mademoiselle Gillenormand n’entra pas, mais se montra ; Marius était debout, muet, les bras pendants, avec une figure de criminel ; M. Gillenormand allait et venait en long et en large dans la chambre. Il se tourna vers sa fille et lui dit :

— Rien. C’est monsieur Marius. Dites-lui bonjour. Monsieur veut se marier. Voilà. Allez-vous-en.

Le son de voix bref et rauque du vieillard annonçait une étrange plénitude d’emportement. La tante regarda Marius d’un air effaré, parut à peine le reconnaître, ne laissa pas échapper un geste ni une syllabe, et disparut au souffle de son père plus vite qu’un fétu devant l’ouragan.

Cependant le père Gillenormand était revenu s’adosser à la cheminée.

— Vous marier ! à vingt et un ans ! Vous avez arrangé cela ! Vous n’avez plus qu’une permission à demander ! une formalité. Asseyez-vous, monsieur. Eh bien, vous avez eu une révolution depuis que je n’ai eu l’honneur de vous voir. Les jacobins ont eu le dessus. Vous avez dû être content. N’êtes-vous pas républicain depuis que vous êtes baron ? Vous accommodez cela. La république fait une sauce à la baronnie. Êtes-vous décoré de Juillet ? avez-vous un peu pris le Louvre, monsieur ? Il y a ici tout près, rue Saint-Antoine, vis-à-vis la rue des Nonnains-d’Hyères, un boulet incrusté dans le mur au troisième étage d’une maison avec cette inscription : 28 juillet 1830. Allez voir cela. Cela fait bon effet. Ah ! ils font de jolies choses, vos amis ! À propos, ne font-ils pas une fontaine à la place du monument de M. le duc de Berry ? Ainsi vous voulez vous marier ? à qui ? peut-on sans indiscrétion demander à qui ?

Il s’arrêta, et, avant que Marins eût eu le temps de répondre, il ajouta violemment :

— Ah çà, vous avez un état ? une fortune faite ? combien gagnez-vous dans votre métier d’avocat ?

— Rien, dit Marins avec une sorte de fermeté et de résolution presque farouche.

— Rien ? vous n’avez pour vivre que les douze cents livres que je vous fais ?

Marins ne répondit point. M. Gillenormand continua :

— Alors, je comprends, c’est que la fille est riche ?

— Comme moi.

— Quoi ! pas de dot ?

— Non.

— Des espérances ?

— Je ne crois pas.

— Toute nue ! et qu’est-ce que c’est que le père ?

— Je ne sais pas.

— Et comment s’appelle-t-elle ?

— Mademoiselle Fauchelevent.

— Fauchequoi ?

— Fauchelevent.

— Pttt ! fit le vieillard.

— Monsieur ! s’écria Marius.

M. Gillenormand l’interrompit du ton d’un homme qui se parle à lui-même.

— C’est cela, vingt et un ans, pas d’état, douze cents livres par an, madame la baronne Pontmercy ira acheter deux sous de persil chez la fruitière.

— Monsieur, reprit Marius dans l’égarement de la dernière espérance qui s’évanouit, je vous en supplie ! je vous en conjure, au nom du ciel, à mains jointes, monsieur, je me mets à vos pieds, permettez-moi de l’épouser.

Le vieillard poussa un éclat de rire strident et lugubre à travers lequel il toussait et parlait.

— Ah ! ah ! ah ! vous vous êtes dit : Pardine ! je vais aller trouver cette vieille perruque, cette absurde ganache ! Quel dommage que je n’aie pas mes vingt-cinq ans ! comme je te vous lui flanquerais une bonne sommation respectueuse ! comme je me passerais de lui ! C’est égal, je lui dirai : Vieux crétin, tu es trop heureux de me voir, j’ai envie de me marier, j’ai envie d’épouser mamselle n’importe qui, fille de monsieur n’importe quoi, je n’ai pas de souliers, elle n’a pas de chemise, ça va, j’ai envie de jeter à l’eau ma carrière, mon avenir, ma jeunesse, ma vie, j’ai envie de faire un plongeon dans la misère avec une femme au cou, c’est mon idée, il faut que tu y consentes ! et le vieux fossile consentira. Va, mon garçon, comme tu voudras, attache-toi ton pavé, épouse ta Pousselevent, ta Coupelevent… — Jamais, monsieur ! jamais !

— Mon père !

— Jamais !

À l’accent dont ce « jamais » fut prononcé, Marius perdit tout espoir. Il traversa la chambre à pas lents, la tête ployée, chancelant, plus semblable encore à quelqu’un qui se meurt qu’à quelqu’un qui s’en va. M. Gillenormand le suivait des yeux, et au moment où la porte s’ouvrait et où Marius allait sortir, il fit quatre pas avec cette vivacité sénile des vieillards impérieux et gâtés, saisit Marius au collet, le ramena énergiquement dans la chambre, le jeta dans un fauteuil, et lui dit :

— Conte-moi ça !

C’était ce seul mot, mon père, échappé à Marius, qui avait fait cette révolution.

Marius le regarda égaré. Le visage mobile de M. Gillenormand n’exprimait plus rien qu’une rude et ineffable bonhomie. L’aïeul avait fait place au grand-père.

— Allons, voyons, parle, conte-moi tes amourettes, jabote, dis-moi tout ! Sapristi ! que les jeunes gens sont bêtes !

— Mon père ! reprit Marius.

Toute la face du vieillard s’illumina d’un indicible rayonnement.

— Oui, c’est ça ! appelle-moi ton père, et tu verras !

Il y avait maintenant quelque chose de si bon, de si doux, de si ouvert, de si paternel en cette brusquerie, que Marius, dans ce passage subit du découragement à l’espérance, en fut comme étourdi et enivré. Il était assis près de la table, la lumière des bougies faisait saillir le délabrement de son costume que le père Gillenormand considérait avec étonnement.

— Eh bien, mon père, dit Marius.

— Ah çà, interrompit M. Gillenormand, tu n’as donc vraiment pas le sou ? Tu es mis comme un voleur.

Il fouilla dans un tiroir, et y prit une bourse qu’il posa sur la table :

— Tiens, voilà cent louis, achète-toi un chapeau.

— Mon père, poursuivit Marius, mon bon père, si vous saviez ! je l’aime. Vous ne vous figurez pas, la première fois que je l’ai vue, c’était au Luxembourg, elle y venait ; au commencement je n’y faisais pas grande attention, et puis je ne sais pas comment cela s’est fait, j’en suis devenu amoureux. Oh ! comme cela m’a rendu malheureux ! Enfin je la vois maintenant, tous les jours, chez elle, son père ne sait pas, imaginez qu’ils vont partir, c’est dans le jardin que nous nous voyons, le soir, son père veut l’emmener en Angleterre, alors je me suis dit : je vais aller voir mon grand-père et lui conter la chose. Je deviendrais fou d’abord, je mourrais, je ferais une maladie, je me jetterais à l’eau. Il faut absolument que je l’épouse, puisque je deviendrais fou. Enfin voilà toute la vérité, je ne crois pas que j’aie oublié quelque chose. Elle demeure dans un jardin où il y a une grille, rue Plumet. C’est du côté des Invalides.

Le père Gillenormand s’était assis radieux près de Marius. Tout en l’écoutant et en savourant le son de sa voix, il savourait en même temps une longue prise de tabac. À ce mot, rue Plumet, il interrompit son aspiration et laissa tomber le reste de son tabac sur ses genoux.

— Rue Plumet ! tu dis rue Plumet ? — Voyons donc ! — N’y a-t-il pas une caserne par là ? — Mais oui, c’est ça. Ton cousin Théodule m’en a parlé. Le lancier, l’officier. — Une fillette, mon bon ami, une fillette ! — Pardieu oui, rue Plumet. C’est ce qu’on appelait autrefois la rue Blomet. — Voilà que ça me revient. J’en ai entendu parler de cette petite de la grille de la rue Plumet. Dans un jardin. Une Paméla. Tu n’as pas mauvais goût. On la dit proprette. Entre nous, je crois que ce dadais de lancier lui a un peu fait la cour. Je ne sais pas jusqu’où cela a été. Enfin ça ne fait rien. D’ailleurs il ne faut pas le croire. Il se vante. Marius ! je trouve ça très bien qu’un jeune homme comme toi soit amoureux. C’est de ton âge. Je t’aime mieux amoureux que jacobin. Je t’aime mieux épris d’un cotillon, sapristi ! de vingt cotillons, que de monsieur de Robespierre. Pour ma part, je me rends cette justice qu’en fait de sans-culottes, je n’ai jamais aimé que les femmes. Les jolies filles sont les jolies filles, que diable ! il n’y a pas d’objection à ça. Quant à la petite, elle te reçoit en cachette du papa. C’est dans l’ordre. J’ai eu des histoires comme ça, moi aussi. Plus d’une. Sais-tu ce qu’on fait ? on ne prend pas la chose avec férocité ; on ne se précipite pas dans le tragique ; on ne conclut pas au mariage et à monsieur le maire avec son écharpe. On est tout bêtement un garçon d’esprit. On a du bon sens. Glissez, mortels, n’épousez pas. On vient trouver le grand-père qui est bonhomme au fond, et qui a bien toujours quelques rouleaux de louis dans un vieux tiroir ; on lui dit : Grand-père, voilà. Et le grand-père dit : C’est tout simple. Il faut que jeunesse se passe et que vieillesse se casse. J’ai été jeune, lu seras vieux. Va, mon garçon, tu rendras ça à ton petit-fils. Voilà deux cents pistoles. Amuse-toi, mordi ! Rien de mieux ! C’est ainsi que l’affaire doit se passer. On n’épouse point, mais ça n’empêche pas. Tu me comprends ?

Marius, pétrifié et hors d’état d’articuler une parole, fit de la tête signe que non.

Le bonhomme éclata de rire, cligna sa vieille paupière, lui donna une tape sur le genou, le regarda entre deux yeux d’un air mystérieux et rayonnant, et lui dit avec le plus tendre des haussements d’épaules :

— Bêta ! fais-en ta maîtresse.

Marius pâlit. Il n’avait rien compris à tout ce que venait de dire son grand-père. Ce rabâchage de rue Blomet, de Paméla, de caserne, de lancier, avait passé devant Marius comme une fantasmagorie. Rien de tout cela ne pouvait se rapporter à Cosette, qui était un lys. Le bonhomme divaguait. Mais cette divagation avait abouti à un mot que Marius avait compris et qui était une mortelle injure à Cosette. Ce mot, fais-en ta maîtresse, entra dans le cœur du sévère jeune homme comme une épée.

Il se leva, ramassa son chapeau qui était à terre, et marcha vers la porte d’un pas assuré et ferme. Là il se retourna, s’inclina profondément devant son grand-père, redressa la tête, et dit :

— Il y a cinq ans, vous avez outragé mon père ; aujourd’hui vous outragez ma femme. Je ne vous demande plus rien, monsieur. Adieu.

Le père Gillenormand, stupéfait, ouvrit la bouche, étendit les bras, essaya de se lever, et avant qu’il eût pu prononcer un mot, la porte s’était refermée et Marius avait disparu.

Le vieillard resta quelques instants immobile et comme foudroyé, sans pouvoir parler ni respirer, comme si un poing fermé lui serrait le gosier. Enfin il s’arracha de son fauteuil, courut à la porte autant qu’on peut courir à quatrevingt-onze ans, l’ouvrit, et cria :

— Au secours ! au secours !

Sa fille parut, puis les domestiques. Il reprit avec un râle lamentable :

— Courez après lui ! rattrapez-le ! Qu’est-ce que je lui ai fait. ? Il est fou ! il s’en va ! Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! cette fois il ne reviendra plus !

Il alla à la fenêtre qui donnait sur la rue, l’ouvrit de ses vieilles mains chevrotantes, se pencha plus d’à mi-corps pendant que Basque et Nicolette le retenaient par derrière, et cria :

— Marius ! Marius ! Marius ! Marius !

Mais Marius ne pouvait déjà plus entendre, et tournait en ce moment-là même l’angle de la rue Saint-Louis.

L’octogénaire porta deux ou trois fois ses deux mains à ses tempes avec une expression d’angoisse, recula en chancelant et s’affaissa sur un fauteuil, sans pouls, sans voix, sans larmes, branlant la tête et agitant les lèvres d’un air stupide, n’ayant plus rien dans les yeux et dans le cœur que quelque chose de morne et de profond qui ressemblait à la nuit.


  1. Chien.
  2. Apporté. De l’espagnol llevar.
  3. Manger.
  4. Casser un carreau au moyen d’un emplâtre de mastic, qui, appuyé sur la vitre, retient les morceaux de verre et empêche le bruit.
  5. Criera.
  6. La scie.
  7. Couper.
  8. travailler ici.
  9. Couteau.
  10. Des francs, des sous ou des liards.
  11. Un juif.
  12. Pantin, Paris.