Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 7

Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 157-178).

LIVRE SEPTIÈME.

L’ARGOT.





I

origine.


Pigritia est un mot terrible.

Il engendre un monde, la pègre, lisez : le vol, et un enfer, la pégrenne, lisez : la faim.

Ainsi la paresse est mère.

Elle a un fils, le vol, et une fille, la faim.

Où sommes-nous en ce moment ? Dans l’argot.

Qu’est-ce que l’argot ? C’est tout à la fois la nation et l’idiome ; c’est le vol sous ses deux espèces, peuple et langue.

Lorsqu’il y a trente-quatre ans, le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait au milieu d’un ouvrage écrit dans le même but que celui-ci[1] un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur. — Quoi ! comment ! l’argot ! Mais l’argot est affreux ! mais c’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable ! etc., etc., etc.

Nous n’avons jamais compris ce genre d’objections.

Depuis, deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cœur humain, l’autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Sue, ayant fait parler des bandits dans leur langue naturelle comme l’avait fait en 1828 l’auteur du Dernier jour d’un condamné, les mêmes réclamations se sont élevées. On a répété : — Que nous veulent les écrivains avec ce révoltant patois ? l’argot est odieux ! l’argot fait frémir !

Qui le nie ? Sans doute.

Lorsqu’il s’agit de sonder une plaie, un gouffre ou une société, depuis quand est-ce un tort de descendre trop avant, d’aller au fond ? Nous avions toujours pensé que c’était quelquefois un acte de courage, et tout au moins une action simple et utile, digne de l’attention sympathique que mérite le devoir accepté et accompli. Ne pas tout explorer, ne pas tout étudier, s’arrêter en chemin, pourquoi ? S’arrêter est le fait de la sonde et non du sondeur.

Certes, aller chercher dans les bas-fonds de l’ordre social, là où la terre finit et où la boue commence, fouiller dans ces vagues épaisses, poursuivre, saisir et jeter tout palpitant sur le pavé cet idiome abject qui ruisselle de fange ainsi tiré au jour, ce vocabulaire pustuleux dont chaque mot semble un anneau immonde d’un monstre de la vase et des ténèbres, ce n’est ni une tâche attrayante ni une tâche aisée. Rien n’est plus lugubre que de contempler ainsi à nu, à la lumière de la pensée, le fourmillement effroyable de l’argot. Il semble en effet que ce soit une sorte d’horrible bête faite pour la nuit qu’on vient d’arracher de son cloaque. On croit voir une affreuse broussaille vivante et hérissée qui tressaille, se meut, s’agite, redemande l’ombre, menace et regarde. Tel mot ressemble à une griffe, tel autre a un œil éteint et sanglant ; telle phrase semble remuer comme une pince de crabe. Tout cela vit de cette vitalité hideuse des choses qui se sont organisées dans la désorganisation.

Maintenant, depuis quand l’horreur exclut-elle l’étude ? depuis quand la maladie chasse-t-elle le médecin ? Se figure-t-on un naturaliste qui refuserait d’étudier la vipère, la chauve-souris, le scorpion, la scolopendre, la tarentule, et qui les rejetterait dans leurs ténèbres en disant : Oh ! que c’est laid ! Le penseur qui se détournerait de l’argot ressemblerait à un chirurgien qui se détournerait d’un ulcère ou d’une verrue. Ce serait un philologue hésitant à examiner un fait de la langue, un philosophe hésitant à scruter un fait de l’humanité. Car, il faut bien le dire à ceux qui l’ignorent, l’argot est tout ensemble un phénomène littéraire et un résultat social. Qu’est-ce que l’argot proprement dit ? L’argot est la langue de la misère.

Ici on peut nous arrêter ; on peut généraliser le fait, ce qui est quelquefois une manière de l’atténuer ; on peut nous dire que tous les métiers, toutes les professions, on pourrait presque ajouter tous les accidents de la hiérarchie sociale et toutes les formes de l’intelligence, ont leur argot. Le marchand qui dit : Montpellier disponible ; Marseille belle qualité, l’agent de change qui dit : report, prime, fin courant, le joueur qui dit : tiers et tout, refait de pique, l’huissier des îles normandes qui dit : l’affieffeur s’arrêtant a son fonds ne peut clâmer les fruits de ce fonds pendant la saisie héréditale des immeubles du renonciateur, le vaudevilliste qui dit : on a égayé l’ours[2], le comédien qui dit j’ai fait four, le philosophe qui dit : triplicité phénoménale, le chasseur qui dit : voileci allais, voileci fuyant, le phrénologue qui dit : amativité, combativité, sécrétivité, le fantassin qui dit : ma clarinette, le cavalier qui dit : mon poulet d’Inde, le maître d’armes qui dit : tierce, quarte, rompez, l’imprimeur qui dit : parlons batio, tous, imprimeur, maître d’armes, cavalier, fantassin, phrénologue, chasseur, philosophe, comédien, vaudevilliste, huissier, joueur, agent de change, marchand, parlent argot. Le peintre qui dit : mon rapin, le notaire qui dit : mon saute-ruisseau, le perruquier qui dit : mon commis, le savetier qui dit : mon gniaf, parlent argot. À la rigueur, et si on le veut absolument, toutes ces façons diverses de dire la droite et la gauche, le matelot bâbord et tribord, le machiniste, côté cour et côté jardin, le bedeau, côté de l’épître et côté de l’évangile, sont de l’argot. Il y a l’argot des mijaurées comme il y a eu l’argot des précieuses. L’hôtel de Rambouillet confinait quelque peu à la Cour des Miracles. Il y a l’argot des duchesses, témoin cette phrase écrite dans un billet doux par une très grande dame et très jolie femme de la restauration : « Vous trouverez dans ces potains-là une foultitude de raisons pour que je me libertise[3] » Les chiffres diplomatiques sont de l’argot ; la chancellerie pontificale, en disant 26 pour Rome, grkztntgzyal pour envoi et abfxustgrnogrkzutuxi pour duc de Modène, parle argot. Les médecins du moyen-âge qui, pour dire carotte, radis et navet, disaient : opoponach, perfroschinum, reptitalmus, dracatholicum angelorum, postmegorum, parlaient argot. Le fabricant de sucre qui dit : vergeoise, tête, claircé, tape, lumps, mélis, bâtarde, commun, brûlé, plagie, cet honnête manufacturier parle argot. Une certaine école de critique d’il y a vingt ans qui disait : — La moitié de Shakespeare est jeux de mots et calembours, — parlait argot. Le poëte et l’artiste qui, avec un sens profond, qualifieront M. de Montmorency « un bourgeois », s’il ne se connaît pas en vers et en statues, parlent argot. L’académicien classique qui appelle les fleurs Flore, les fruits Pomone, la mer Neptune, l’amour les feux, la beauté les appas, un cheval un coursier, la cocarde blanche ou tricolore la rose de Bellone, le chapeau à trois cornes le triangle de Mars, l’académicien classique parle argot. L’algèbre, la médecine, la botanique, ont leur argot. La langue qu’on emploie à bord, cette admirable langue de la mer, si complète et si pittoresque, qu’ont parlée Jean Bart, Duquesne, Suffren et Duperré, qui se mêle au sifflement des agrès, au bruit des porte-voix, au choc des haches d’abordage, au roulis, au vent, à la rafale, au canon, est tout un argot héroïque et éclatant qui est au farouche argot de la pègre ce que le lion est au chacal.

Sans doute. Mais, quoi qu’on en puisse dire, cette façon de comprendre le mot argot est une extension, que tout le monde même n’admettra pas.

Quant à nous, nous conservons à ce mot sa vieille acception précise, circonscrite et déterminée, et nous restreignons l’argot à l’argot. L’argot véritable, l’argot par excellence, si ces deux mots peuvent s’accoupler, l’immémorial argot qui était un royaume, n’est autre chose, nous le répétons, que la langue laide, inquiète, sournoise, traître, venimeuse, cruelle, louche, vile, profonde, fatale, de la misère. Il y a, à l’extrémité de tous les abaissements et de toutes les infortunes, une dernière misère qui se révolte et qui se décide à entrer en lutte contre l’ensemble des faits heureux et des droits régnants ; lutte affreuse où, tantôt rusée, tantôt violente, à la fois malsaine et féroce, elle attaque l’ordre social à coups d’épingle par le vice et à coups de massue par le crime. Pour les besoins de cette lutte, la misère a inventé une langue de combat qui est l’argot.

Faire surnager et soutenir au-dessus de l’oubli, au-dessus du gouffre, ne fût-ce qu’un fragment d’une langue quelconque que l’homme a parlée et qui se perdrait, c’est-à-dire un des éléments, bons ou mauvais, dont la civilisation se compose ou se complique, c’est étendre les données de l’observation sociale, c’est servir la civilisation même. Ce service, Plaute l’a rendu, le voulant ou ne le voulant pas, en faisant parler le phénicien à deux soldats carthaginois ; ce service, Molière l’a rendu en faisant parler le levantin et toutes sortes de patois à tant de ses personnages. Ici les objections se raniment : Le phénicien, à merveille ! le levantin, à la bonne heure ! même le patois, passe ! ce sont des langues qui ont appartenu à des nations ou à des provinces ; mais l’argot ? à quoi bon conserver l’argot ? à quoi bon « faire surnager » l’argot ?

À cela nous ne répondrons qu’un mot. Certes, si la langue qu’a parlée une nation ou une province est digne d’intérêt, il est une chose plus digne encore d’attention et d’étude, c’est la langue qu’a parlée une misère.

C’est la langue qu’a parlée en France, par exemple, depuis plus de quatre siècles, non seulement une misère, mais la misère, toute la misère humaine possible.

Et puis, nous y insistons, étudier les difformités et les infirmités sociales et les signaler pour les guérir, ce n’est point une besogne où le choix soit permis. L’historien des mœurs et des idées n’a pas une mission moins austère que l’historien des événements. Celui-ci a la surface de la civilisation, les luttes des couronnes, les naissances de princes, les mariages de rois, les batailles, les assemblées, les grands hommes publics, les révolutions au soleil, tout le dehors ; l’autre historien a l’intérieur, le fond, le peuple qui travaille, qui souffre et qui attend, la femme accablée, l’enfant qui agonise, les guerres sourdes d’homme à homme, les férocités obscures, les préjugés, les iniquités convenues, les contre-coups souterrains de la loi, les évolutions secrètes des âmes, les tressaillements indistincts des multitudes, les meurt-de-faim, les va-nu-pieds, les bras-nus, les déshérités, les orphelins, les malheureux et les infâmes, toutes les larves qui errent dans l’obscurité. Il faut qu’il descende, le cœur plein de charité et de sévérité à la fois, comme un frère et comme un juge, jusqu’à ces casemates impénétrables où rampent pêle-mêle ceux qui saignent et ceux qui frappent, ceux qui pleurent et ceux qui maudissent, ceux qui jeûnent et ceux qui dévorent, ceux qui endurent le mal et ceux qui le font. Ces historiens des cœurs et des âmes ont-ils des devoirs moindres que les historiens des faits extérieurs ? Croit-on qu’Alighieri ait moins de choses à dire que Machiavel ? Le dessous de la civilisation, pour être plus profond et plus sombre, est-il moins important que le dessus ? Connaît-on bien la montagne quand on ne connaît pas la caverne ?

Disons-le du reste en passant, de quelques mots de ce qui précède on pourrait inférer entre les deux classes d’historiens une séparation tranchée qui n’existe pas dans notre esprit. Nul n’est bon historien de la vie patente, visible, éclatante et publique des peuples s’il n’est en même temps, dans une certaine mesure, historien de leur vie profonde et cachée ; et nul n’est bon historien du dedans s’il ne sait être, toutes les fois que besoin est, historien du dehors. L’histoire des mœurs et des idées pénètre l’histoire des événements, et réciproquement. Ce sont deux ordres de faits différents qui se répondent, qui s’enchaînent toujours et s’engendrent souvent. Tous les linéaments que la providence trace à la surface d’une nation ont leurs parallèles sombres, mais distincts, dans le fond, et toutes les convulsions du fond produisent des soulèvements à la surface. La vraie histoire étant mêlée à tout, le véritable historien se mêle de tout.

L’homme n’est pas un cercle à un seul centre ; c’est une ellipse à deux foyers. Les faits sont l’un, les idées sont l’autre.

L’argot n’est autre chose qu’un vestiaire où la langue, ayant quelque mauvaise action à faire, se déguise. Elle s’y revêt de mots masques et de métaphores haillons.

De la sorte elle devient horrible.

On a peine à la reconnaître. Est-ce bien la langue française, la grande langue humaine ? La voilà prête à entrer en scène et à donner au crime la réplique, et propre à tous les emplois du répertoire du mal. Elle ne marche plus, elle clopine ; elle boite sur la béquille de la Cour des miracles, béquille métamorphosable en massue ; elle se nomme truanderie ; tous les spectres, ses habilleurs, l’ont grimée ; elle se traîne et se dresse, double allure du reptile. Elle est apte à tous les rôles désormais, faite louche par le faussaire, vert-de-grisée par l’empoisonneur, charbonnée de la suie de l’incendiaire ; et le meurtrier lui met son rouge.

Quand on écoute, du côté des honnêtes gens, à la porte de la société, on surprend le dialogue de ceux qui sont dehors. On distingue des demandes et des réponses. On perçoit, sans le comprendre, un murmure hideux, sonnant presque comme l’accent humain, mais plus voisin du hurlement que de la parole. C’est l’argot. Les mots sont difformes, et empreints d’on ne sait quelle bestialité fantastique. On croit entendre des hydres parler.

C’est l’inintelligible dans le ténébreux. Cela grince et cela chuchote, complétant le crépuscule par l’énigme. Il fait noir dans le malheur, il fait plus noir encore dans le crime ; ces deux noirceurs amalgamées composent l’argot. Obscurité dans l’atmosphère, obscurité dans les actes, obscurité dans les voix. Épouvantable langue crapaude qui va, vient, sautèle, rampe, bave, et se meut monstrueusement dans cette immense brume grise faite de pluie, de nuit, de faim, de vice, de mensonge, d’injustice, de nudité, d’asphyxie et d’hiver, plein midi des misérables.

Ayons compassion des châtiés. Hélas ! qui sommes-nous nous-mêmes ? qui suis-je, moi qui vous parle ? qui êtes-vous, vous qui m’écoutez ? d’où venons-nous ? et est-il bien sûr que nous n’ayons rien fait avant d’être nés ? La terre n’est point sans ressemblance avec une geôle. Qui sait si l’homme n’est pas un repris de justice divine ?

Regardez la vie de près. Elle est ainsi faite qu’on y sent partout de la punition.

Etes-vous ce qu’on appelle un heureux ? Eh bien, vous êtes triste tous les jours. Chaque jour a son grand chagrin ou son petit souci. Hier, vous trembliez pour une santé qui vous est chère, aujourd’hui vous craignez pour la vôtre ; demain ce sera une inquiétude d’argent, après-demain la diatribe d’un calomniateur, l’autre après-demain le malheur d’un ami ; puis le temps qu’il fait, puis quelque chose de cassé ou de perdu, puis un plaisir que la conscience et la colonne vertébrale vous reprochent ; une autre fois, la marche des affaires publiques. Sans compter les peines de cœur. Et ainsi de suite. Un nuage se dissipe, un autre se reforme. À peine un jour sur cent de pleine joie et de plein soleil. Et vous êtes de ce petit nombre qui a le bonheur ! Quant aux autres hommes, la nuit stagnante est sur eux.

Les esprits réfléchis usent peu de cette locution : les heureux et les malheureux.

Dans ce monde, vestibule d’un autre évidemment, il n’y a pas d’heureux.

La vraie division humaine est celle-ci : les lumineux et les ténébreux.

Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but. C’est pourquoi nous crions : enseignement ! science ! Apprendre à lire, c’est allumer du feu ; toute syllabe épelée étincelle.

Du reste qui dit lumière ne dit pas nécessairement joie. On souffre dans la lumière ; l’excès brûle. La flamme est ennemie de l’aile. Brûler sans cesser de voler, c’est là le prodige du génie.

Quand vous connaîtrez et quand vous aimerez, vous souffrirez encore. Le jour naît en larmes. Les lumineux pleurent, ne fût-ce que sur les ténébreux.



II

racines.


L’argot, c’est la langue des ténébreux.

La pensée est émue dans ses plus sombres profondeurs, la philosophie sociale est sollicitée à ses méditations les plus poignantes, en présence de cet énigmatique dialecte à la fois flétri et révolté. C’est là qu’il y a du châtiment visible. Chaque syllabe y a l’air marquée. Les mots de la langue vulgaire y apparaissent comme froncés et racornis sous le fer rouge du bourreau. Quelques-uns semblent fumer encore. Telle phrase vous fait l’effet de l’épaule fleurdelysée d’un voleur brusquement mise à nu. L’idée refuse presque de se laisser exprimer par ces substantifs repris de justice. La métaphore y est parfois si effrontée qu’on sent qu’elle a été au carcan.

Du reste, malgré tout cela et à cause de tout cela, ce patois étrange a de droit son compartiment dans ce grand casier impartial où il y a place pour le liard oxydé comme pour la médaille d’or, et qu’on nomme la littérature. L’argot , qu’on y consente ou non , a sa syntaxe et sa poésie. C’est une langue. Si, à la difformité de certains vocables, on reconnaît qu’elle a été mâchée par Mandrin, à la splendeur de certaines métonymies, on sent que Villon l’a parlée.

Ce vers si exquis et si célèbre :

Mais où sont les neiges d’antan ?

est un vers d’argot. Antan — ante annum — est un mot de l’argot de Thunes qui signifiait l’an passé et par extension autrefois. On pouvait encore lire il y a trente-cinq ans, à l’époque du départ de la grande chaîne de 1827, dans un des cachots de Bicêtre, cette maxime gravée au clou sur le mur par un roi de Thunes condamné aux galères : Les dabs d’autan trimaient siempre pour la pierre du Coësre. Ce qui veut dire : Les rois d’autrefois allaient toujours se faire sacrer. Dans la pensée de ce roi-là, le sacre, c’était le bagne.

Le mot décarade, qui exprime le départ d’une lourde voiture au galop, est attribué à Villon, et il en est digne. Ce mot, qui fait feu des quatre pieds, résume dans une onomatopée magistrale tout l’admirable vers de La Fontaine :

Six forts chevaux tiraient un coche.

Au point de vue purement littéraire, peu d’études seraient plus curieuses et plus fécondes que celle de l’argot. C’est toute une langue dans la langue, une sorte d’excroissance maladive, une greffe malsaine qui a produit une végétation, un parasite qui a ses racines dans le vieux tronc gaulois et dont le feuillage sinistre rampe sur tout un côté de la langue. Ceci est ce qu’on pourrait appeler le premier aspect, l’aspect vulgaire de l’argot. Mais, pour ceux qui étudient la langue ainsi qu’il faut l’étudier, c’est-à-dire comme les géologues étudient la terre, l’argot apparaît comme une véritable alluvion. Selon qu’on y creuse plus ou moins avant, on trouve dans l’argot, au-dessous du vieux français populaire, le provençal, l’espagnol, de l’italien, du levantin, cette langue des ports de la Méditerranée, de l’anglais et de l’allemand, du roman dans ses trois variétés : roman français, roman italien, roman roman, du latin, enfin du basque et du celte. Formation profonde et bizarre. Édifice souterrain bâti en commun par tous les misérables. Chaque race maudite a déposé sa couche, chaque souffrance a laissé tomber sa pierre, chaque cœur a donné son caillou. Une foule d’âmes mauvaises, basses ou irritées, qui ont traversé la vie et sont allées s’évanouir dans l’éternité, sont là presque entières et en quelque sorte visibles encore sous la forme d’un mot monstrueux.

Veut-on de l’espagnol ? le vieil argot gothique en fourmille. Voici boffette, soufflet, qui vient de bofeton, vantane, fenêtre (plus tard vanterne), qui vient de vantana ; gat, chat, qui vient de gato ; acite, huile, qui vient de aceyte. Veut-on de l’italien ? Voici spade, épée, qui vient de spada ; carvel, bateau, qui vient de caravella. Veut-on de l’anglais ? Voici le bichot, l’évêque, qui vient de bishop ; raille, espion, qui vient de rascal, rascalion, coquin ; pilche, étui, qui vient de pilcher, fourreau. Veut-on de l’allemand ? Voici le caleur, le garçon, kellner, le hers, le maître, herzog (duc). Veut-on du latin ? Voici frangir, casser, frangere ; affurer, voler, fur ; cadène, chaîne, catena. Il y a un mot qui reparaît dans toutes les langues du continent avec une sorte de puissance et d’autorité mystérieuse, c’est le mot magnus ; l’Écosse en fait son mac, qui désigne le chef du clan, Mac-Farlane, Mac-Callummore, le grand Farlane, le grand Callummore[4] l’argot en fait le meck et plus tard, le meg, c’est-à-dire Dieu. Veut-on du basque ? Voici gahisto, le diable, qui vient de gaïztoa, mauvais ; sorgabon, bonne nuit, qui vient de gabon, bonsoir. Veut-on du celte ? Voici blavin, mouchoir, qui vient de blavet, eau jaillissante ; ménesse, femme (en mauvaise part), qui vient de meinec, plein de pierres ; barant, ruisseau, de baranton, fontaine ; goffeur, serrurier, de goff, forgeron ; la guédouze, la mort, qui vient de guenn-du, blanche-noire. Veut-on de l’histoire enfin ?

L’argot appelle les écus les maltaises, souvenir de la monnaie qui avait cours sur les galères de Malte.

Outre les origines philologiques qui viennent d’être indiquées, l’argot a d’autres racines plus naturelles encore et qui sortent pour ainsi dire de l’esprit même de l’homme :

Premièrement, la création directe des mots. Là est le mystère des langues. Peindre par des mots qui ont, on ne sait comment ni pourquoi, des figures. Ceci est le fond primitif de tout langage humain, ce qu’on en pourrait nommer le granit. L’argot pullule de mots de ce genre, mots immédiats, créés de toute pièce on ne sait où ni par qui, sans étymologies, sans analogies, sans dérivés, mots solitaires, barbares, quelquefois hideux, qui ont une singulière puissance d’expression et qui vivent. — Le bourreau, le taule ; — la forêt, le sabri ; — la peur, la fuite, taf ; — le laquais, le larbin ; — le général, le préfet, le ministre, pharos ; — le diable, le rabouin. Rien n’est plus étrange que ces mots qui masquent et qui montrent. Quelques-uns, 'le rabouin, par exemple, sont en même temps grotesques et terribles, et vous font l’effet d’une grimace cyclopéenne.

Deuxièmement, la métaphore. Le propre d’une langue qui veut tout dire et tout cacher, c’est d’abonder en figures. La métaphore est une énigme où se réfugie le voleur qui complote un coup, le prisonnier qui combine une évasion. Aucun idiome n’est plus métaphorique que l’argot. — Dévisser le coco, tordre le cou ; — tortiller, manger ; — être gerbé, être jugé ; — un rat, un voleur de pain ; — il lansquine, il pleut, vieille figure frappante, qui porte en quelque sorte sa date avec elle, qui assimile les longues lignes obliques de la pluie aux piques épaisses et penchées des lansquenets, et qui fait tenir dans un seul mot la métonymie populaire : il pleut des hallebardes. Quelquefois, à mesure que l’argot va de la première époque à la seconde, des mots passent de l’état sauvage et primitif au sens métaphorique. Le diable cesse d’être le rabouin et devient le boulanger, celui qui enfourne. C’est plus spirituel, mais moins grand ; quelque chose comme Racine après Corneille, comme Euripide après Eschyle. Certaines phrases d’argot, qui participent des deux époques et ont à la fois le caractère barbare et le caractère métaphorique, ressemblent à des fantasmagories. — Les sorgueurs vont sollicer des gails à la lune (les rôdeurs vont voler des chevaux la nuit). — Cela passe devant l’esprit comme un groupe de spectres. On ne sait ce qu’on voit.

Troisièmement, l’expédient. L’argot vit sur la langue. Il en use à sa fantaisie, il y puise au hasard, et il se borne souvent, quand le besoin surgit, à la dénaturer sommairement et grossièrement. Parfois, avec les mots usuels ainsi déformés, et compliqués de mots d’argot pur, il compose des locutions pittoresques où l’on sent le mélange des deux cléments précédents, la création directe et la métaphore : — Le cab jaspine, je marronne que la roulotte de Pantin trime dans le sabri ; le chien aboie, je soupçonne que la diligence de Paris passe dans le bois. — Le dab est sinve, la dabuge est merloussière, la fée est bative ; le bourgeois est bête, la bourgeoise est rusée, la fille est jolie. — Le plus souvent, afin de dérouter les écouteurs, l’argot se borne à ajouter indistinctement à tous les mots de la langue une sorte de queue ignoble, une terminaison en aille, en orgue, en iergue, ou en uche. Ainsi : Vousiergue trouvaille bonorgue ce gigotmuche ? Trouvez-vous ce gigot bon ? Phrase adressée par Cartouche à un guichetier, afin de savoir si la somme offerte pour l’évasion lui convenait. — La terminaison en mar a été ajoutée assez récemment.

L’argot, étant l’idiome de la corruption, se corrompt vite. En outre, comme il cherche toujours à se dérober, sitôt qu’il se sent compris, il se transforme. Au rebours de toute autre végétation, tout rayon de jour y tue ce qu’il touche. Aussi l’argot va-t-il se décomposant et se recomposant sans cesse ; travail obscur et rapide qui ne s’arrête jamais. Il fait plus de chemin en dix ans que la langue en dix siècles. Ainsi le larton[5] devient le lartif ; le gail[6] devient le gaye ; la fertanche[7], la fertille ; le momignard, le momacque ; les siques[8], les frusques ; la chique[9], l’égrugeoir ; le colabre[10], le colas. Le diable est d’abord gahisto, puis le rabouin, puis le boulanger ; le prêtre est le ratichon, puis le sanglier ; le poignard est le vingt-deux, puis le surin, puis le lingre ; les gens de police sont des railles, puis des roussins, puis des rousses, puis des marchands de lacets, puis des coqueurs, puis des cognes ; le bourreau est le taule, puis Charlot, puis l’atigeur, puis le becquillard. Au dix-septième siècle, se battre, c’était se donner du tabac ; au dix-neuvième, c’est se chiquer la gueule. Vingt locutions différentes ont passé entre ces deux extrêmes. Cartouche parlerait hébreu pour Lacenaire. Tous les mots de cette langue sont perpétuellement en fuite comme les hommes qui les prononcent.

Cependant, de temps en temps, et à cause de ce mouvement même, l’ancien argot reparaît et redevient nouveau. Il a ses chefs-lieux où il se maintient. Le Temple conservait l’argot du dix-septième siècle ; Bicêtre, lorsqu’il était prison, conservait l’argot de Thunes. On y entendait la terminaison en anche des vieux thuneurs. Boyanches-tu (Bois-tu ?) il croyanche (il croit). Mais le mouvement perpétuel n’en reste pas moins la loi.

Si le philosophe parvient à fixer un moment, pour l’observer, cette langue qui s’évapore sans cesse, il tombe dans de douloureuses et utiles méditations. Aucune étude n’est plus efficace et plus féconde en enseignements. Pas une métaphore, pas une étymologie de l’argot qui ne contienne une leçon. — Parmi ces hommes, battre veut dire feindre ; on bat une maladie ; la ruse est leur force.

Pour eux l’idée de l’homme ne se sépare pas de l’idée de l’ombre. La nuit se dit la sorgue ; l’homme, l’orgue. L’homme est un dérivé de la nuit.

Ils ont pris l’habitude de considérer la société comme une atmosphère qui les tue, comme une force fatale, et ils parlent de leur liberté comme on parlerait de sa santé. Un homme arrêté est un malade ; un homme condamné est un mort.

Ce qu’il y a de plus terrible pour le prisonnier dans les quatre murs de pierre qui l’ensevelissent, c’est une sorte de chasteté glaciale ; il appelle le cachot, le castus. — Dans ce lieu funèbre, c’est toujours sous son aspect le plus riant que la vie extérieure apparaît. Le prisonnier a des fers aux pieds ; vous croyez peut-être qu’il songe que c’est avec les pieds qu’on marche ? non, il songe que c’est avec les pieds qu’on danse ; aussi, qu’il parvienne à scier ses fers, sa première idée est que maintenant il peut danser, et il appelle la scie un bastringue. — Un nom est un centre, profonde assimilation. — Le bandit a deux têtes, l’une qui raisonne ses actions et le mène pendant toute sa vie, l’autre qu’il a sur ses épaules le jour de sa mort ; il appelle la tête qui lui conseille le crime, la sorbonne, et la tête qui l’expie, la tronche. — Quand un homme n’a plus que des guenilles sur le corps et des vices dans le cœur, quand il est arrivé à cette double dégradation matérielle et morale que caractérise dans ses deux acceptions le mot gueux, il est à point pour le crime ; il est comme un couteau bien affilé ; il a deux tranchants, sa détresse et sa méchanceté ; aussi l’argot ne dit pas « un gueux » ; il dit un réguisé. — Qu’est-ce que le bagne. ? un brasier de damnation, un enfer. Le forçat s’appelle un fagot. — Enfin, quel nom les malfaiteurs donnent-ils à la prison ? le collège. Tout un système pénitentiaire peut sortir de ce mot.

Le voleur a, lui aussi, sa chair à canon, la matière volable, vous, moi, quiconque passe ; le pantre. (Pan, tout le monde.)

Veut-on savoir où sont écloses la plupart des chansons de bagne, ces refrains appelés dans le vocabulaire spécial les lirlonfa ?

Qu’on écoute ceci : Il y avait au Châtelet de Paris une grande cave longue. Cette cave était à huit pieds en contre-bas au-dessous du niveau de la Seine. Elle n’avait ni fenêtres ni soupiraux, l’unique ouverture était la porte ; les hommes pouvaient y entrer, l’air non. Cette cave avait pour plafond une voûte de pierre et pour plancher dix pouces de boue. Elle avait été dallée ; mais, sous le suintement des eaux, le dallage s’était pourri et crevassé. À huit pieds au-dessus du sol, une longue poutre massive traversait ce souterrain de part en part ; de cette poutre tombaient, de distance en distance, des chaînes de trois pieds de long, et à l’extrémité de ces chaînes il y avait des carcans. On mettait dans cette cave les hommes condamnés aux galères jusqu’au jour du départ pour Toulon. On les poussait sous cette poutre où chacun avait son ferrement oscillant dans les ténèbres, qui l’attendait. Les chaînes, ces bras pendants, et les carcans, ces mains ouvertes, prenaient ces misérables par le cou. On les rivait, et on les laissait là. La chaîne étant trop courte, ils ne pouvaient se coucher. Ils restaient immobiles dans cette cave, dans cette nuit, sous cette poutre, presque pendus, obligés à des efforts inouïs pour atteindre au pain ou à la cruche, la voûte sur la tête, la boue jusqu’à mi-jambe, leurs excréments coulant sur leurs jarrets, écartelés de fatigue, ployant aux hanches et aux genoux, s’accrochant par les mains à la chaîne pour se reposer, ne pouvant dormir que debout, et réveillés à chaque instant par l’étranglement du carcan ; quelques-uns ne se réveillaient pas. Pour manger, ils faisaient monter avec leur talon le long de leur tibia jusqu’à leur main leur pain qu’on leur jetait dans la boue. Combien de temps demeuraient-ils ainsi ? Un mois, deux mois, six mois quelquefois ; un resta une année. C’était l’antichambre des galères. On était mis là pour un lièvre volé au roi. Dans ce sépulcre enfer, que faisaient-ils ? Ce qu’on peut faire dans un sépulcre, ils agonisaient, et ce qu’on peut faire dans un enfer, ils chantaient. Car où il n’y a plus l’espérance, le chant reste. Dans les eaux de Malte, quand une galère approchait, on entendait le chant avant d’entendre les rames. Le pauvre braconnier Survincent qui avait traversé la prison-cave du Châtelet disait : Ce sont les rimes qui m’ont soutenu. Inutilité de la poésie. À quoi bon la rime ? C’est dans cette cave que sont nées presque toutes les chansons d’argot. C’est de ce cachot du Grand-Châtelet de Paris que vient le mélancolique refrain de la galère de Montgomery : Timaloumisaine, timoulamison. La plupart de ces chansons sont lugubres ; quelques-unes sont gaies ; une est tendre :

Icicaille est le théâtre
Du petit dardant[11].

Vous aurez beau faire, vous n’anéantirez pas cet éternel reste du cœur de l’homme, l’amour.

Dans ce monde des actions sombres, on se garde le secret. Le secret, c’est la chose de tous. Le secret, pour ces misérables, c’est l’unité qui sert de base à l’union. Rompre le secret, c’est arracher à chaque membre de cette communauté farouche quelque chose de lui-même. Dénoncer, dans l’énergique langue d’argot, cela se dit : manger le morceau. Comme si le dénonciateur tirait à lui un peu de la substance de tous et se nourrissait d’un morceau de la chair de chacun.

Qu/est-ce que recevoir un soufflet ? La métaphore banale répond : C’est voir trente-six chandelles. Ici l’argot intervient, et reprend : Chandelle, camoufle. Sur ce, le langage usuel donne au soufflet pour synonyme camouflet. Ainsi, par une sorte de pénétration de bas en haut, la métaphore, cette trajectoire incalculable, aidant, l’argot monte de la caverne à l’académie ; et Poulailler disant : J’allume ma camoufle, fait écrire à Voltaire : Langleviel La Beaumelle mérite cent camouflets.

Une fouille dans l’argot, c’est la découverte à chaque pas. L’étude et l’approfondissement de cet étrange idiome mènent au mystérieux point d’intersection de la société régulière avec la société maudite.

L’argot, c’est le verbe devenu forçat.

Que le principe pensant de l’homme puisse être refoulé si bas, qu’il puisse être traîné et garrotté là par les obscures tyrannies de la fatalité, qu’il puisse être lié à on ne sait quelles attaches dans ce précipice, cela consterne.

Ô pauvre pensée des misérables !

Hélas ! personne ne viendra-t-il au secours de l’âme humaine dans cette ombre ? Sa destinée est-elle d’y attendre à jamais l’esprit, le libérateur, l’immense chevaucheur des pégases et des hippogriffes, le combattant couleur d’aurore qui descend de l’azur entre deux ailes, le radieux chevalier de l’avenir ? Appellera-t-elle toujours en vain à son secours la lance de lumière de l’idéal ? Est-elle condamnée à entendre venir épouvantablement dans l’épaisseur du gouffre le Mal, et à entrevoir, de plus en plus près d’elle, sous l’eau hideuse, cette tête draconienne, cette gueule mâchant l’écume, et cette ondulation serpentante de griffes, de gonflements et d’anneaux ? Faut-il qu’elle reste là, sans une lueur, sans espoir, livrée à cette approche formidable, vaguement flairée du monstre, frissonnante, échevelée, se tordant les bras, à jamais enchaînée au rocher de la nuit, sombre Andromède blanche et nue dans les ténèbres !



III

argot qui pleure et argot qui rit.


Comme on le voit, l’argot tout entier, l’argot d’il y a quatre cents ans comme l’argot d’aujourd’hui, est pénétré de ce sombre esprit symbolique qui donne à tous les mots tantôt une allure dolente, tantôt un air menaçant. On y sent la vieille tristesse farouche de ces truands de la Cour des Miracles qui jouaient aux cartes avec des jeux à eux, dont quelques-uns nous ont été conservés. Le huit de trèfle, par exemple, représentait un grand arbre portant huit énormes feuilles de trèfle, sorte de personnification fantastique de la forêt. Au pied de cet arbre on voyait un feu allumé où trois lièvres faisaient rôtir un chasseur à la broche, et derrière, sur un autre feu, une marmite fumante d’où sortait la tête du chien. Rien de plus lugubre que ces représailles en peinture, sur un jeu de cartes, en présence des bûchers à rôtir les contrebandiers et de la chaudière à bouillir les faux monnayeurs. Les diverses formes que prenait la pensée dans le royaume d’argot, même la chanson, même la raillerie, même la menace, avaient toutes ce caractère impuissant et accablé. Tous les chants, dont quelques mélodies ont été recueillies, étaient humbles et lamentables à pleurer. Le pègre s’appelle le pauvre pègre, et il est toujours le lièvre qui se cache, la souris qui se sauve, l’oiseau qui s’enfuit. À peine réclame-t-il ; il se borne à soupirer ; un de ses gémissements est venu jusqu’à nous : — Je n’entrave que le dail comment meck, le daron des orgues, peut atiger ses mômes et ses momignards et les locher criblant sans être atigé lui-même[12]. — Le misérable, toutes les fois qu’il a le temps de penser, se fait petit devant la loi et chétif devant la société ; il se couche à plat ventre, il supplie, il se tourne du côté de la pitié ; on sent qu’il se sait dans son tort.

Vers le milieu du dernier siècle, un changement se fit. Les chants de prisons, les ritournelles de voleurs prirent, pour ainsi parler, un geste insolent et jovial. Le plaintif maluré fut remplacé par larifla. On retrouve au dix-huitième siècle dans presque toutes les chansons des galères, des bagnes et des chiourmes, une gaîté diabolique et énigmatique. On y entend ce refrain strident et sautant qu’on dirait éclairé d’une lueur phosphorescente et qui semble jeté dans la forêt par un feu follet jouant du fifre :

Mirlababi, surlababo,
    Mirliton ribon ribette,
Surlababi, mirlababo,
    Mirliton ribon ribo.

Cela se chantait en égorgeant un homme dans une cave ou au coin d’un bois. Symptôme sérieux. Au dix-huitième siècle l’antique mélancolie de ces classes mornes se dissipe. Elles se mettent à rire. Elles raillent le grand meg et le grand dab. Louis XV étant donné, elles appellent le roi de France « le marquis de Pantin ». Les voilà presque gaies. Une sorte de lumière légère sort de ces misérables comme si la conscience ne leur pesait plus. Ces lamentables tribus de l’ombre n’ont plus seulement l’audace désespérée des actions, elles ont l’audace insouciante de l’esprit. Indice qu’elles perdent le sentiment de leur criminalité, et qu’elles se sentent jusque parmi les penseurs et les songeurs je ne sais quels appuis qui s’ignorent eux-mêmes. Indice que le vol et le pillage commencent à s’infiltrer jusque dans des doctrines et des sophismes, de manière à perdre un peu de leur laideur en en donnant beaucoup aux sophismes et aux doctrines. Indice enfin, si aucune diversion ne surgit, de quelque éclosion prodigieuse et prochaine.

Arrêtons-nous un moment. Qui accusons-nous ici ? est-ce le dix-huitième siècle ? est-ce sa philosophie ? Non certes. L’œuvre du dix-huitième siècle est saine et bonne. Les encyclopédistes, Diderot en tête, les physiocrates, Turgot en tête, les philosophes, Voltaire en tête, les utopistes, Rousseau en tête, ce sont là quatre légions sacrées. L’immense avance de l’humanité vers la lumière leur est due. Ce sont les quatre avant-gardes du genre humain allant aux quatre points cardinaux du progrès, Diderot vers le beau, Turgot vers l’utile, Voltaire vers le vrai, Rousseau vers le juste. Mais, à côté et au-dessous des philosophes, il y avait les sophistes, végétation vénéneuse mêlée à la croissance salubre, ciguë dans la forêt vierge. Pendant que le bourreau brûlait sur le maître-escalier du palais de justice les grands livres libérateurs du siècle, des écrivains aujourd’hui oubliés publiaient, avec privilège du roi, on ne sait quels écrits étrangement désorganisateurs, avidement lus des misérables. Quelques-unes de ces publications, détail bizarre, patronnées par un prince, se retrouvent dans la Bibliothèque secrète. Ces faits, profonds mais ignorés, étaient inaperçus à la surface. Parfois c’est l’obscurité même d’un fait qui est son danger. Il est obscur parce qu’il est souterrain. De tous ces écrivains, celui peut-être qui creusa alors dans les masses la galerie la plus malsaine, c’est Restif de la Bretonne.

Ce travail, propre à toute l’Europe, fit plus de ravage en Allemagne que partout ailleurs. En Allemagne, pendant une certaine période, résumée par Schiller dans son drame fameux des Brigands, le vol et le pillage s’érigeaient en protestation contre la propriété et le travail, s’assimilaient de certaines idées élémentaires, spécieuses et fausses, justes en apparence, absurdes en réalité, s’enveloppaient de ces idées, y disparaissaient en quelque sorte, prenaient un nom abstrait et passaient à l’état de théorie, et de cette façon circulaient dans les foules laborieuses, souffrantes et honnêtes, à l’insu même des chimistes imprudents qui avaient préparé la mixture, à l’insu même des masses qui l’acceptaient. Toutes les fois qu’un fait de ce genre se produit, il est grave. La souffrance engendre la colère ; et tandis que les classes prospères s’aveuglent, ou s’endorment, ce qui est toujours fermer les yeux, la haine des classes malheureuses allume sa torche à quelque esprit chagrin ou mal fait qui rêve dans un coin, et elle se met à examiner la société. L’examen de la haine, chose terrible !

De là, si le malheur des temps le veut, ces effrayantes commotions qu’on nommait jadis jacqueries, près desquelles les agitations purement politiques sont jeux d’enfants, qui ne sont plus la lutte de l’opprimé contre l’oppresseur, mais la révolte du malaise contre le bien-être. Tout s’écroule alors.

Les jacqueries sont des tremblements de peuple.

C’est à ce péril, imminent peut-être en Europe vers la fin du dix-huitième siècle, que vint couper court la révolution française, cet immense acte de probité.

La révolution française, qui n’est pas autre chose que l’idéal armé du glaive, se dressa, et, du même mouvement brusque, ferma la porte du mal et ouvrit la porte du bien.

Elle dégagea la question, promulgua la vérité, chassa le miasme, assainit le siècle, couronna le peuple.

On peut dire d’elle qu’elle a créé l’homme une deuxième fois, en lui donnant une seconde âme, le droit.

Le dix-neuvième siècle hérite et profite de son œuvre, et aujourd’hui la catastrophe sociale que nous indiquions tout à l’heure est simplement impossible. Aveugle qui la dénonce ! niais qui la redoute ! la révolution est la vaccine de la jacquerie.

Grâce à la révolution, les conditions sociales sont changées. Les maladies féodales et monarchiques ne sont plus dans notre sang. Il n’y a plus de moyen-âge dans notre constitution. Nous ne sommes plus aux temps où d’effroyables fourmillements intérieurs faisaient irruption, où l’on entendait sous ses pieds la course obscure d’un bruit sourd, où apparaissaient à la surface de la civilisation on ne sait quels soulèvements de galeries de taupes, où le sol se crevassait, où le dessus des cavernes s’ouvrait, et où l’on voyait tout à coup sortir de terre des têtes monstrueuses.

Le sens révolutionnaire est un sens moral. Le sentiment du droit, développé, développe le sentiment du devoir. La loi de tous, c’est la liberté, qui finit où commence la liberté d’autrui, selon l’admirable définition de Robespierre. Depuis 89, le peuple tout entier se dilate dans l’individu sublimé ; il n’y a pas de pauvre qui, ayant son droit, n’ait son rayon ; le meurt-de-faim sent en lui l’honnêteté de la France ; la dignité du citoyen est une armure intérieures qui est libre est scrupuleux ; qui vote règne. De là l’incorruptibilité ; de là l’avortement des convoitises malsaines ; de là les yeux héroïquement baissés devant les tentations. L’assainissement révolutionnaire est tel qu’un jour de délivrance, un 14 juillet, un 10 août, il n’y a plus de populace. Le premier cri des foules illuminées et grandissantes c’est : mort aux voleurs ! Le progrès est honnête homme ; l’idéal et l’absolu ne font pas le mouchoir. Par qui furent escortés en 1848 les fourgons qui contenaient les richesses des Tuileries ? par les chiffonniers du faubourg Saint-Antoine. Le haillon monta la garde devant le trésor. La vertu fit ces déguenillés resplendissants. Il y avait là, dans ces fourgons, dans des caisses à peine fermées, quelques-unes même entr’ouvertes, parmi cent écrins éblouissants, cette vieille couronne de France toute en diamants, surmontée de l’escarboucle de la royauté, du régent, qui valait trente millions. Ils gardaient, pieds nus, cette couronne.

Donc plus de jacquerie. J’en suis fâché pour les habiles. C’est là de la vieille peur qui a fait son dernier effet et qui ne pourrait plus désormais être employée en politique. Le grand ressort du spectre rouge est cassé. Tout le monde le sait maintenant. L’épouvantail n’épouvante plus. Les oiseaux prennent des familiarités avec le mannequin, les stercoraires s’y posent, les bourgeois rient dessus.



IV

les deux devoirs : veiller et espérer.


Cela étant, tout danger social est-il dissipé ? non certes. Point de jacquerie. La société peut se rassurer de ce côté, le sang ne lui portera plus à la tête ; mais qu’elle se préoccupe de la façon dont elle respire. L’apoplexie n’est plus à craindre, mais la phthisie est là. La phthisie sociale s’appelle misère.

On meurt miné aussi bien que foudroyé.

Ne nous lassons pas de le répéter, songer, avant tout, aux foules déshéritées et douloureuses, les soulager, les aérer, les éclairer, les aimer, leur élargir magnifiquement l’horizon, leur prodiguer sous toutes les formes l’éducation, leur offrir l’exemple du labeur, jamais l’exemple de l’oisiveté, amoindrir le poids du fardeau individuel en accroissant la notion du but universel, limiter la pauvreté sans limiter la richesse, créer de vastes champs d’activité publique et populaire, avoir comme Briarée cent mains à tendre de toutes parts aux accablés et aux faibles, employer la puissance collective à ce grand devoir d’ouvrir des ateliers à tous les bras, des écoles à toutes les aptitudes et des laboratoires à toutes les intelligences, augmenter le salaire, diminuer la peine, balancer le doit et l’avoir, c’est-à-dire proportionner la jouissance à l’effort et l’assouvissement au besoin, en un mot, faire dégager à l’appareil social, au profit de ceux qui souffrent et de ceux qui ignorent, plus de clarté et plus de bien-être, c’est, que les âmes sympathiques ne l’oublient pas, la première des obligations fraternelles, c’est, que les cœurs égoïstes le sachent, la première des nécessités politiques.

Et, disons-le, tout cela, ce n’est encore qu’un commencement. La vraie question, c’est celle-ci : le travail ne peut être une loi sans être un droit.

Nous n’insistons pas, ce n’est point ici le lieu.

Si la nature s’appelle providence, la société doit s’appeler prévoyance.

La croissance intellectuelle et morale n’est pas moins indispensable que l’amélioration matérielle. Savoir est un viatique ; penser est de première nécessité ; la vérité est nourriture comme le froment. Une raison, à jeun de science et de sagesse, maigrit. Plaignons, à l’égal des estomacs, les esprits qui ne mangent pas. S’il y a quelque chose de plus poignant qu’un corps agonisant faute de pain, c’est une âme qui meurt de la faim de la lumière.

Le progrès tout entier tend du côté de la solution. Un jour on sera stupéfait. Le genre humain montant, les couches profondes sortiront tout naturellement de la zone de détresse. L’effacement de la misère se fera par une simple élévation de niveau.

Cette solution bénie, on aurait tort d’en douter.

Le passé, il est vrai, est très fort à l’heure où nous sommes. Il reprend. Ce rajeunissement d’un cadavre est surprenant. Le voici qui marche et qui vient. Il semble vainqueur ; ce mort est un conquérant. Il arrive avec sa légion, les superstitions, avec son épée, le despotisme, avec son drapeau, l’ignorance ; depuis quelque temps il a gagné dix batailles. Il avance, il menace, il rit, il est à nos portes. Quant à nous, ne désespérons pas. Vendons le champ où campe Annibal.

Nous qui croyons, que pouvons-nous craindre ?

Il n’y a pas plus de reculs d’idées que de reculs de fleuves.

Mais que ceux qui ne veulent pas de l’avenir y réfléchissent. En disant non au progrès, ce n’est point l’avenir qu’ils condamnent, c’est eux-mêmes. Ils se donnent une maladie sombre ; ils s’inoculent le passé. Il n’y a qu’une manière de refuser Demain, c’est de mourir.

Or, aucune mort, celle du corps le plus tard possible, celle de l’âme jamais, c’est là ce que nous voulons.

Oui, l’énigme dira son mot, le sphinx parlera, le problème sera résolu. Oui, le Peuple, ébauché par le dix-huitième siècle, sera achevé par le dix-neuvième. Idiot qui en douterait ! L’éclosion future, l’éclosion prochaine du bien-être universel, est un phénomène divinement fatal.

D’immenses poussées d’ensemble régissent les faits humains et les amènent tous dans un temps donné à l’état logique, c’est-à-dire à l’équilibre, c’est-à-dire à l’équité. Une force composée de terre et de ciel résulte de l’humanité et la gouverne ; cette force-là est une faiseuse de miracles ; les dénoûments merveilleux ne lui sont pas plus difficiles que les péripéties extraordinaires. Aidée de la science qui vient de l’homme et de l’événement qui vient d’un autre, elle s’épouvante peu de ces contradictions dans la pose des problèmes, qui semblent au vulgaire impossibilités. Elle n’est pas moins habile à faire jaillir une solution du rapprochement des idées qu’un enseignement du rapprochement des faits ; et l’on peut s’attendre à tout de la part de cette mystérieuse puissance du progrès qui, un beau jour, confronte l’orient et l’occident au fond d’un sépulcre et fait dialoguer les imans avec Bonaparte dans l’intérieur de la grande pyramide.

En attendant, pas de halte, pas d’hésitation, pas de temps d’arrêt dans la grandiose marche en avant des esprits. La philosophie sociale est essentiellement la science de la paix. Elle a pour but et doit avoir pour résultat de dissoudre les colères par l’étude des antagonismes. Elle examine, elle scrute. elle analyse ; puis elle recompose. Elle procède par voie de réduction, retranchant de tout la haine.

Qu’une société s’abîme au vent qui se déchaîne sur les hommes, cela s’est vu plus d’une fois ; l’histoire est pleine de naufrages de peuples et d’empires ; mœurs, lois, religions, un beau jour cet inconnu, l’ouragan, passe et emporte tout cela. Les civilisations de l’Inde, de la Chaldée, de la Perse, de l’Assyrie, de l’Égypte, ont disparu l’une après l’autre. Pourquoi. ? nous l’ignorons. Quelles sont les causes de ces désastres ? nous ne le savons pas. Ces sociétés auraient-elles pu être sauvées ? y a-t-il de leur faute ? se sont-elles obstinées dans quelque vice fatal qui les a perdues ? quelle quantité de suicide y a-t-il dans ces morts terribles d’une nation et d’une race ? Questions sans réponse. L’ombre couvre ces civilisations condamnées. Elles faisaient eau, puisqu’elles s’engloutissent ; nous n’avons rien de plus à dire ; et c’est avec une sorte d’effarement que nous regardons, au fond de cette mer qu’on appelle le passé, derrière ces vagues colossales, les siècles, sombrer ces immenses navires, Babylone, Ninive, Tarse, Thèbes, Rome, sous le souffle effrayant qui sort de toutes les bouches des ténèbres. Mais ténèbres là, clarté ici. Nous ignorons les maladies des civilisations antiques, nous connaissons les infirmités de la nôtre. Nous avons partout sur elle le droit de lumière ; nous contemplons ses beautés et nous mettons à nu ses difformités. Là où elle a mal, nous sondons ; et, une fois la souffrance constatée, l’étude de la cause mène à la découverte du remède. Notre civilisation, œuvre de vingt siècles, en est à la fois le monstre et le prodige ; elle vaut la peine d’être sauvée. Elle le sera. La soulager, c’est déjà beaucoup ; l’éclairer, c’est encore quelque chose. Tous les travaux de la philosophie sociale moderne doivent converger vers ce but. Le penseur aujourd’hui a un grand devoir, ausculter la civilisation.

Nous le répétons, cette auscultation encourage ; et c’est par cette insistance dans l’encouragement que nous voulons finir ces quelques pages, entr’acte austère d’un drame douloureux. Sous la mortalité sociale on sent l’impérissabihté humaine. Pour avoir çà et là ces plaies, les cratères, et ces dartres, les solfatares, pour un volcan qui aboutit et qui jette son pus, le globe ne meurt pas. Des maladies de peuple ne tuent pas l’homme.

Et néanmoins, quiconque suit la clinique sociale hoche la tête par instants. Les plus forts, les plus tendres, les plus logiques ont leurs heures de défaillance.

L’avenir arrivera-t-il ? il semble qu’on peut presque se faire cette question quand on voit tant d’ombre terrible. Sombre face-à-face des égoïstes et des misérables. Chez les égoïstes, les préjugés, les ténèbres de l’éducation riche, l’appétit croissant par l’enivrement, un étourdissement de prospérité qui assourdit, la crainte de souffrir qui, dans quelques-uns, va jusqu’à l’aversion des souffrants, une satisfaction implacable, le moi si enflé qu’il ferme l’âme  ; — chez les misérables, la convoitise, l’envie, la haine de voir les autres jouir, les profondes secousses de la bête humaine vers les assouvissements, les cœurs pleins de brume, la tristesse, le besoin, la fatalité, l’ignorance impure et simple.

Faut-il continuer de lever les yeux vers le ciel ? le point lumineux qu’on y distingue est-il de ceux qui s’éteignent ? L’idéal est effrayant à voir ainsi perdu dans les profondeurs, petit, isolé, imperceptible, brillant, mais entouré de toutes ces grandes menaces noires monstrueusement amoncelées autour de lui ; pourtant pas plus en danger qu’une étoile dans les gueules des nuages.


  1. Le dernier Jour d’un Condamné.
  2. On a siffle la pièce.
  3. Vous trouverez dans ces commérages-là une multitude de raisons pour que je prenne ma liberté.
  4. Il faut observer pourtant que mac en celte veut dire fils.
  5. Pain.
  6. Cheval.
  7. Paille.
  8. Hardes.
  9. L’église.
  10. Le cou.
  11. Archer, Cupidon.
  12. Je ne comprends pas comment Dieu, le père des hommes, peut torturer ses enfants et ses petits-enfants et les entendre crier sans être torturé lui-même.