Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 2/01

Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 39-43).

I

le champ de l’alouette.


Marius avait assisté au dénouement inattendu du guet-apens sur la trace duquel il avait mis Javert ; mais à peine Javert eut-il quitté la masure, emmenant ses prisonniers dans trois fiacres, que Marius de son côté se glissa hors de la maison. Il n’était encore que neuf heures du soir. Marius alla chez Courfeyrac. Courfeyrac n’était plus l’imperturbable habitant du quartier latin ; il était allé demeurer rue de la Verrerie « pour des raisons politiques », ce quartier était de ceux où l’insurrection dans ce temps-là s’installait volontiers. Marius dit à Courfeyrac : Je viens coucher chez toi. Courfeyrac tira un matelas de son lit qui en avait deux, l’étendit à terre, et dit : Voilà.

Le lendemain, dès sept heures du matin, Marius revint à la masure, paya le terme et ce qu’il devait à mame Bougon, fit charger sur une charrette à bras ses livres, son lit, sa table, sa commode et ses deux chaises, et s’en alla sans laisser son adresse, si bien que, lorsque Javert revint dans la matinée afin de questionner Marius sur les événements de la veille, il ne trouva que mame Bougon qui lui répondit : Déménagé !

Mame Bougon fut convaincue que Marius était un peu complice des voleurs saisis dans la nuit. — Qui aurait dit cela ? s’écriait-elle chez les portières du quartier, un jeune homme, que ça vous avait l’air d’une fille !

Marius avait eu deux raisons pour ce déménagement si prompt. La première, c’est qu’il avait horreur maintenant de cette maison où il avait vu, de si près et dans tout son développement le plus repoussant et le plus féroce, une laideur sociale plus affreuse peut-être encore que le mauvais riche : le mauvais pauvre. La deuxième, c’est qu’il ne voulait pas figurer dans le procès quelconque qui s’ensuivrait probablement, et être amené à déposer contre Thénardier.

Javert crut que le jeune homme, dont il n’avait pas retenu le nom, avait eu peur et s’était sauvé ou n’était peut-être même pas rentré chez lui au moment du guet-apens ; il fit pourtant quelques efforts pour le retrouver, mais il n’y parvint pas.

Un mois s’écoula, puis un autre. Marius était toujours chez Courfeyrac. Il avait su par un avocat stagiaire, promeneur habituel de la salle des pas perdus, que Thénardier était au secret. Tous les lundis, Marius faisait remettre au greffe de la Force cinq francs pour Thénardier.

Marius, n’ayant plus d’argent, empruntait les cinq francs à Courfeyrac. C’était la première fois de sa vie qu’il empruntait de l’argent. Ces cinq francs périodiques étaient une double énigme pour Courfeyrac qui les donnait et pour Thénardier qui les recevait. — À qui cela peut-il aller ? songeait Courfeyrac. — D’où cela peut-il me venir ? se demandait Thénardier.

Marius du reste était navré. Tout était de nouveau rentré dans une trappe. Il ne voyait plus rien devant lui ; sa vie était replongée dans ce mystère où il errait à tâtons. Il avait un moment revu de très près dans cette obscurité la jeune fille qu’il aimait, le vieillard qui semblait son père, ces êtres inconnus qui étaient son seul intérêt et sa seule espérance en ce monde ; et au moment où il avait cru les saisir, un souffle avait emporté toutes ces ombres. Pas une étincelle de certitude et de vérité n’avait jailli même du choc le plus effrayant. Aucune conjecture possible. Il ne savait même plus le nom qu’il avait cru savoir. À coup sûr ce n’était plus Ursule. Et l’Alouette était un sobriquet. Et que penser du vieillard ? Se cachait-il en effet de la police ? L’ouvrier à cheveux blancs que Marius avait rencontré aux environs des Invalides lui était revenu à l’esprit. Il devenait probable maintenant que cet ouvrier et M. Leblanc étaient le même homme. Il se déguisait donc ? Cet homme avait des côtés héroïques et des côtés équivoques. Pourquoi n’avait-il pas appelé au secours. ? pourquoi s’était-il enfui ? était-il, oui ou non, le père de la jeune fille ? enfin était-il réellement l’homme que Thénardier avait cru reconnaître ? Thénardier avait pu se méprendre ? Autant de problèmes sans issue. Tout ceci, il est vrai, n’ôtait rien au charme angélique de la jeune fille du Luxembourg. Détresse poignante ; Marius avait une passion dans le cœur, et la nuit sur les yeux. Il était poussé, il était attiré, et il ne pouvait bouger. Tout s’était évanoui, excepté l’amour. De l’amour même, il avait perdu les instincts et les illuminations subites. Ordinairement cette flamme qui nous brûle nous éclaire aussi un peu, et nous jette quelque lueur utile au dehors. Ces sourds conseils de la passion, Marius ne les entendait même plus. Jamais il ne se disait : Si j’allais là ? si j’essayais ceci ? Celle qu’il ne pouvait plus nommer Ursule était évidemment quelque part ; rien n’avertissait Marius du côté où il fallait chercher. Toute sa vie se résumait maintenant en deux mots : une incertitude absolue dans une brume impénétrable. La revoir, elle ; il y aspirait toujours, il ne l’espérait plus.

Pour comble, la misère revenait. Il sentait tout près de lui, derrière lui, ce souffle glacé. Dans toutes ces tourmentes, et depuis longtemps déjà, il avait discontinué son travail, et rien n’est plus dangereux que le travail discontinué ; c’est une habitude qui s’en va. Habitude facile à quitter, difficile à reprendre.

Une certaine quantité de rêverie est bonne, comme un narcotique à dose discrète. Cela endort les fièvres, quelquefois dures, de l’intelligence en travail, et fait naître dans l’esprit une vapeur molle et fraîche qui corrige les contours trop âpres de la pensée pure, comble çà et là des lacunes et des intervalles, lie les ensembles et estompe les angles des idées. Mais trop de rêverie submerge et noie. Malheur au travailleur par l’esprit qui se laisse tomber tout entier de la pensée dans la rêverie ! Il croit qu’il remontera aisément, et il se dit qu’après tout c’est la même chose. Erreur !

La pensée est le labeur de l’intelligence, la rêverie en est la volupté. Remplacer la pensée par la rêverie, c’est confondre un poison avec une nourriture.

Marius, on s’en souvient, avait commencé par là. La passion était survenue, et avait achevé de le précipiter dans les chimères sans objet et sans fond. On ne sort plus de chez soi que pour aller songer. Enfantement paresseux. Gouffre tumultueux et stagnant. Et, à mesure que le travail diminuait, les besoins croissaient. Ceci est une loi. L’homme, à l’état rêveur, est naturellement prodigue et mou ; l’esprit détendu ne peut pas tenir la vie serrée. Il y a, dans cette façon de vivre, du bien mêlé au mal, car si l’amollissement est funeste, la générosité est saine et bonne. Mais l’homme pauvre, généreux et noble, qui ne travaille pas, est perdu. Les ressources tarissent, les nécessités surgissent.

Pente fatale où les plus honnêtes et les plus fermes sont entraînés comme les plus faibles et les plus vicieux, et qui aboutit à l’un de ces deux trous, le suicide ou le crime.

À force de sortir pour aller songer, il vient un jour où l’on sort pour aller se jeter à l’eau.

L’excès de songe fait les Escousse et les Lebras.

Marius descendait cette pente à pas lents, les yeux fixés sur celle qu’il ne voyait plus. Ce que nous venons d’écrire là semble étrange et pourtant est vrai. Le souvenir d’un être absent s’allume dans les ténèbres du cœur ; plus il a disparu, plus il rayonne ; l’âme désespérée et obscure voit cette lumière à son horizon ; étoile de la nuit intérieure. Elle, c’était là toute la pensée de Marius. Il ne songeait pas à autre chose ; il sentait confusément que son vieux habit devenait un habit impossible et que son habit neuf devenait un vieux habit, que ses chemises s’usaient, que son chapeau s’usait, que ses bottes s’usaient, c’est-à-dire que sa vie s’usait, et il se disait : Si je pouvais seulement la revoir avant de mourir !

Une seule idée douce lui restait, c’est qu’Elle l’avait aimé, que son regard le lui avait dit, qu’elle ne connaissait pas son nom, mais qu’elle connaissait son âme, et que peut-être là où elle était, quel que fût ce lieu mystérieux, elle l’aimait encore. Qui sait si elle ne songeait pas à lui comme lui songeait à elle ? Quelquefois, dans des heures inexplicables comme en a tout cœur qui aime, n’ayant que des raisons de douleur et se sentant pourtant un obscur tressaillement de joie, il se disait : Ce sont ses pensées qui viennent à moi ! — Puis il ajoutait : Mes pensées lui arrivent aussi peut-être.

Cette illusion, dont il hochait la tête le moment d’après, réussissait pourtant à lui jeter dans l’âme des rayons qui ressemblaient parfois à de l’espérance. De temps en temps, surtout à cette heure du soir qui attriste le plus les songeurs, il laissait tomber sur un cahier de papier où il n’y avait que cela, le plus pur, le plus impersonnel, le plus idéal des rêveries dont l’amour lui emplissait le cerveau. Il appelait cela « lui écrire ».

Il ne faut pas croire que sa raison fût en désordre. Au contraire. Il avait perdu la faculté de travailler et de se mouvoir fermement vers un but déterminé, mais il avait plus que jamais la clairvoyance et la rectitude. Marius voyait à un jour calme et réel, quoique singulier, ce qui passait sous ses yeux, même les faits ou les hommes les plus indifférents ; il disait de tout le mot juste avec une sorte d’accablement honnête et de désintéressement candide. Son jugement, presque détaché de l’espérance, se tenait haut et planait.

Dans cette situation d’esprit rien ne lui échappait, rien ne le trompait, et il découvrait à chaque instant le fond de la vie, de l’humanité et de la destinée. Heureux, même dans les angoisses, celui à qui Dieu a donné une âme digne de l’amour et du malheur ! Qui n’a pas vu les choses de ce monde et le cœur des hommes à cette double lumière n’a rien vu de vrai et ne sait rien.

L’âme qui aime et qui souffre est à l’état sublime.

Du reste les jours se succédaient, et rien de nouveau ne se présentait. Il lui semblait seulement que l’espace sombre qui lui restait à parcourir se raccourcissait à chaque instant. Il croyait déjà entrevoir distinctement le bord de l’escarpement sans fond.

— Quoi ! se répétait-il, est-ce que je ne la reverrai pas auparavant !

Quand on a monté la rue Saint-Jacques, laissé de côté la barrière et suivi quelque temps à gauche l’ancien boulevard intérieur, on atteint la rue de la Santé, puis la Glacière, et, un peu avant d’arriver à la petite rivière des Gobelins, on rencontre une espèce de champ, qui est, dans toute la longue et monotone ceinture des boulevards de Paris, le seul endroit où Ruysdaël serait tenté de s’asseoir.

Ce je ne sais quoi d’où la grâce se dégage est là, un pré vert traversé de cordes tendues où des loques sèchent au vent, une vieille ferme à maraîchers bâtie du temps de Louis XIII avec son grand toit bizarrement percé de mansardes, des palissades délabrées, un peu d’eau entre des peupliers, des femmes, des rires, des voix ; à l’horizon le Panthéon, l’arbre des Sourds-Muets, le Val-de-Grâce, noir, trapu, fantasque, amusant, magnifique, et au fond le sévère faîte carré des tours de Notre-Dame.

Comme le lieu vaut la peine d’être vu, personne n’y vient. À peine une charrette ou un roulier tous les quarts d’heure.

Il arriva une fois que les promenades solitaires de Marius le conduisirent à ce terrain près de cette eau. Ce jour-là, il y avait sur ce boulevard une rareté, un passant. Marius, vaguement frappé du charme presque sauvage du lieu, demanda à ce passant : — Comment se nomme cet endroit-ci ?

Le passant répondit : — C’est le champ de l’Alouette.

Et il ajouta : — C’est ici qu’Ulbach a tué la bergère d’Ivry.

Mais après ce mot : l’Alouette, Marius n’avait plus rien entendu. Il y a de ces congélations subites dans l’état rêveur qu’un mot suffit à produire. Toute la pensée se condense brusquement autour d’une idée, et n’est plus capable d’aucune autre perception. L’Alouette, c’était l’appellation qui, dans les profondeurs de la mélancolie de Marius, avait remplacé Ursule. — Tiens, dit-il, dans l’espèce de stupeur irraisonnée propre à ces apartés mystérieux, ceci est son champ. Je saurai ici où elle demeure.

Cela était absurde, mais irrésistible.

Et il vint tous les jours à ce champ de l’Alouette.