Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 14/01

Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 305-307).

I

le drapeau. — premier acte.


Rien ne venait encore. Dix heures avaient sonné à Saint-Merry, Enjolras et Combeferre étaient allés s’asseoir, la carabine à la main, près de la coupure de la grande barricade. Ils ne se parlaient pas ; ils écoutaient, cherchant à saisir même le bruit de marche le plus sourd et le plus lointain.

Subitement, au milieu de ce calme lugubre, une voix claire, jeune, gaie, qui semblait venir de la rue Saint-Denis, s’éleva et se mit à chanter distinctement sur le vieil air populaire Au clair de la lune cette poésie terminée par une sorte de cri pareil au chant du coq :

Mon nez est en larmes.
Mon ami Bugeaud,
Prêt’-moi tes gendarmes
Pour leur dire un mot.
En capote bleue,
La poule au shako,
Voici la banlieue !
Co-cocorico !

Ils se serrèrent la main.

— C’est Gavroche, dit Enjolras.

— Il nous avertit, dit Combeferre.

Une course précipitée troubla la rue déserte, on vit un être plus agile qu’un clown grimper par-dessus l’omnibus, et Gavroche bondit dans la barricade tout essoufflé, en disant :

— Mon fusil ! Les voici.

Un frisson électrique parcourut toute la barricade, et l’on entendit le mouvement des mains cherchant les fusils.

— Veux-tu ma carabine ? dit Enjolras au gamin.

— Je veux le grand fusil, répondit Gavroche.

Et il prit le fusil de Javert.

Deux sentinelles s’étaient repliées et étaient rentrées presque en même temps que Gavroche. C’était la sentinelle du bout de la rue et la vedette de la Petite-Truanderie. La vedette de la ruelle des Prêcheurs était restée à son poste, ce qui indiquait que rien ne venait du côté des ponts et des halles.

La rue de la Chanvrerie, dont quelques pavés à peine étaient visibles au reflet de la lumière qui se projetait sur le drapeau, offrait aux insurgés l’aspect d’un grand porche noir vaguement ouvert dans une fumée.

Chacun avait pris son poste de combat.

Quarante-trois insurgés, parmi lesquels Enjolras, Combeferre, Courfeyrac, Bossuet, Joly, Bahorel et Gavroche, étaient agenouillés dans la grande barricade, les têtes à fleur de la crête du barrage, les canons des fusils et des carabines braqués sur les pavés comme à des meurtrières, attentifs, muets, prêts à faire feu. Six, commandés par Feuilly, s’étaient installés, le fusil en joue, aux fenêtres des deux étages de Corinthe.

Quelques instants s’écoulèrent encore ; puis un bruit de pas, mesuré, pesant, nombreux, se fit entendre distinctement du côté de Saint-Leu. Ce bruit, d’abord faible, puis précis, puis lourd et sonore, s’approchait lentement, sans halte, sans interruption, avec une continuité tranquille et terrible. On n’entendait rien que cela. C’était tout ensemble le silence et le bruit de la statue du commandeur, mais ce pas de pierre avait on ne sait quoi d’énorme et de multiple qui éveillait l’idée d’une foule en même temps que l’idée d’un spectre. On croyait entendre marcher l’effrayante statue Légion. Ce pas approcha ; il approcha encore, et s’arrêta. Il sembla qu’on entendît au bout de la rue le souffle de beaucoup d’hommes. On ne voyait rien pourtant, seulement on distinguait tout au fond, dans cette épaisse obscurité, une multitude de fils métalliques, fins comme des aiguilles et presque imperceptibles, qui s’agitaient, pareils à ces indescriptibles réseaux phosphoriques qu’au moment de s’endormir on aperçoit, sous ses paupières fermées, dans les premiers brouillards du sommeil. C’étaient les bayonnettes et les canons de fusils confusément éclairés par la réverbération lointaine de la torche.

Il y eut encore une pause, comme si des deux côtés on attendait. Tout à coup, du fond de cette ombre, une voix, d’autant plus sinistre qu’on ne voyait personne, et qu’il semblait que c’était l’obscurité elle-même qui parlait, cria :

— Qui vive ?

En même temps on entendit le cliquetis des fusils qui s’abattent.

Enjolras répondit d’un accent vibrant et altier :

— Révolution française.

— Feu ! dit la voix.

Un éclair empourpra toutes les façades de la rue comme si la porte d’une fournaise s’ouvrait et se fermait brusquement. Une effroyable détonation éclata sur la barricade. Le drapeau rouge tomba. La décharge avait été si violente et si dense qu’elle en avait coupé la hampe ; c’est-à-dire la pointe même du timon de l’omnibus. Des balles, qui avaient ricoché sur les corniches des maisons, pénétrèrent dans la barricade et blessèrent plusieurs hommes.

L’impression de cette première décharge fut glaçante. L’attaque était rude, et de nature à faire songer les plus hardis. Il était évident qu’on avait au moins affaire à un régiment tout entier.

— Camarades, cria Courfeyrac, ne perdons pas la poudre. Attendons pour riposter qu’ils soient engagés dans la rue.

— Et, avant tout, dit Enjolras, relevons le drapeau !

Il ramassa le drapeau qui était précisément tombé à ses pieds. On entendait au dehors le choc des baguettes dans les fusils ; la troupe rechargeait les armes.

Enjolras reprit :

— Qui est-ce qui a du cœur ici ? qui est-ce qui replante le drapeau sur la barricade ?

Pas un ne répondit. Monter sur la barricade au moment où sans doute elle était couchée en joue de nouveau, c’était simplement la mort. Le plus brave hésite à se condamner. Enjolras lui-même avait un frémissement.

Il répéta :

— Personne ne se présente ?