Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 11/03

Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 253-254).

III

juste indignation d’un perruquier.


Le digne perruquier qui avait chassé les deux petits auxquels Gavroche avait ouvert l’intestin paternel de l’éléphant, était en ce moment dans sa boutique occupé à raser un vieux soldat légionnaire qui avait servi sous l’empire. On causait. Le perruquier avait naturellement parlé au vétéran de l’émeute, puis du général Lamarque, et de Lamarque on était venu à l’empereur. De là une conversation de barbier à soldat, que Prudhomme, s’il eût été présent, eût enrichie d’arabesques, et qu’il eût intitulée : Dialogue du rasoir et du sabre.

— Monsieur, disait le perruquier, comment l’empereur montait-il à cheval ?

— Mal. Il ne savait pas tomber. Aussi il ne tombait jamais.

— Avait-il de beaux chevaux ? il devait avoir de beaux chevaux ?

— Le jour où il m’a donné la croix, j’ai remarqué sa bête. C’était une jument coureuse, toute blanche. Elle avait les oreilles très écartées, la selle profonde, une fine tête marquée d’une étoile noire, le cou très long, les genoux fortement articulés, les côtes saillantes, les épaules obliques, l’arrière-main puissante. Un peu plus de quinze palmes de haut.

— Joli cheval, fit le perruquier.

— C’était la bête de sa majesté.

Le perruquier sentit qu’après ce mot, un peu de silence était convenable, il s’y conforma, puis reprit :

— L’empereur n’a été blessé qu’une fois, n’est-ce pas, monsieur ?

Le vieux soldat répondit avec l’accent calme et souverain de l’homme qui y a été :

— Au talon. À Ratisbonne. Je ne l’ai jamais vu si bien mis que ce jour-là. Il était propre comme un sou.

— Et vous, monsieur le vétéran, vous avez dû être souvent blessé ?

— Moi ? dit le soldat, ah ! pas grand’chose. J’ai reçu à Marengo deux coups de sabre sur la nuque, une balle dans le bras droit à Austerlitz, une autre dans la hanche gauche à léna, à Friedland un coup de bayonnette — là, — à la Moskowa sept ou huit coups de lance n’importe où, à Lutzen un éclat d’obus qui m’a écrasé un doigt… — Ah ! et puis à Waterloo un biscayen dans la cuisse. Voilà tout.

— Comme c’est beau, s’écria le perruquier avec un accent pindarique. de mourir sur le champ de bataille ! Moi, parole d’honneur, plutôt que de crever sur le grabat, de maladie, lentement, un peu tous les jours, avec les drogues, les cataplasmes, la seringue et le médecin, j’aimerais mieux recevoir dans le ventre un boulet de canon !

— Vous n’êtes pas dégoûté, fit le soldat.

Il achevait à peine qu’un effroyable fracas ébranla la boutique. Une vitre de la devanture venait de s’étoiler brusquement.

Le perruquier devint blême.

— Ah Dieu ! cria-t-il, c’en est un !

— Quoi ?

— Un boulet de canon.

— Le voici, dit le soldat.

Et il ramassa quelque chose qui roulait à terre. C’était un caillou. Le perruquier courut à la vitre brisée et vit Gavroche qui s’enfuyait à toutes jambes vers le marché Saint-Jean. En passant devant la boutique du perruquier. Gavroche, qui avait les deux mômes sur le cœur, n’avait pu résister au désir de lui dire bonjour, et lui avait jeté une pierre dans ses carreaux.

— Voyez-vous ! hurla le perruquier qui de blanc était devenu bleu, cela fait le mal pour le mal. Qu/est-ce qu’on lui a fait à ce gamin-là ?