Les Misérables (1908)/Tome 3/Livre 8/13

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 482-484).

XIII

solus cum solo, in loco remoto, non cogitabuntur orare pater noster.


Marius, tout songeur qu’il était, était, nous l’avons dit, une nature ferme et énergique. Les habitudes de recueillement solitaire, en développant en lui la sympathie et la compassion, avaient diminué peut-être la faculté de s’irriter, mais laissé intacte la faculté de s’indigner ; il avait la bienveillance d’un brahme et la sévérité d’un juge ; il avait pitié d’un crapaud, mais il écrasait une vipère. Or, c’était dans un trou de vipères que son regard venait de plonger ; c’était un nid de monstres qu’il avait sous les yeux.

— Il faut mettre le pied sur ces misérables, dit-il.

Aucune des énigmes qu’il espérait voir dissiper ne s’était éclaircie ; au contraire, toutes s’étaient épaissies peut-être ; il ne savait rien de plus sur la belle enfant du Luxembourg et sur l’homme qu’il appelait M. Leblanc, sinon que Jondrette les connaissait. À travers les paroles ténébreuses qui avaient été dites, il n’entrevoyait distinctement qu’une chose, c’est qu’un guet-apens se préparait, un guet-apens obscur, mais terrible ; c’est qu’ils couraient tous les deux un grand danger, elle probablement, son père à coup sûr ; c’est qu’il fallait les sauver ; c’est qu’il fallait déjouer les combinaisons hideuses des Jondrette et rompre la toile de ces araignées.

Il observa un moment la Jondrette. Elle avait tiré d’un coin un vieux fourneau de tôle et elle fouillait dans des ferrailles.

Il descendit de la commode le plus doucement qu’il put et en ayant soin de ne faire aucun bruit.

Dans son effroi de ce qui s’apprêtait et dans l’horreur dont les Jondrette l’avaient pénétré, il sentait une sorte de joie à l’idée qu’il lui serait peut-être donné de rendre un tel service à celle qu’il aimait.

Mais comment faire ? Avertir les personnes menacées ? où les trouver ? Il ne savait pas leur adresse. Elles avaient reparu un instant à ses yeux, puis elles s’étaient replongées dans les immenses profondeurs de Paris. Attendre M. Leblanc à la porte le soir à six heures, au moment où il arriverait, et le prévenir du piège ? Mais Jondrette et ses gens le verraient guetter, le lieu était désert, ils seraient plus forts que lui, ils trouveraient moyen ou de le saisir ou de l’éloigner, et celui que Marius voulait sauver serait perdu. Une heure venait de sonner, le guet-apens devait s’accomplir à six heures. Marius avait cinq heures devant lui.

Il n’y avait qu’une chose à faire.

Il mit son habit passable, se noua un foulard au cou, prit son chapeau, et sortit, sans faire plus de bruit que s’il eût marché sur de la mousse avec des pieds nus.

D’ailleurs la Jondrette continuait de fourgonner dans ses ferrailles.

Une fois hors de la maison, il gagna la rue du Petit-Banquier.

Il était vers le milieu de cette rue près d’un mur très bas qu’on peut enjamber à de certains endroits et qui donne dans un terrain vague, il marchait lentement, préoccupé qu’il était, la neige assourdissait ses pas ; tout à coup il entendit des voix qui parlaient tout près de lui. Il tourna la tête, la rue était déserte, il n’y avait personne, c’était en plein jour, et cependant il entendait distinctement des voix.

Il eut l’idée de regarder par-dessus le mur qu’il côtoyait.

Il y avait là en effet deux hommes adossés à la muraille, assis dans la neige et se parlant bas.

Ces deux figures lui étaient inconnues. L’un était un homme barbu en blouse et l’autre un homme chevelu en, guenilles. Le barbu avait une calotte grecque, l’autre la tête nue et de la neige dans les cheveux. En avançant la tête au-dessus d’eux, Marius pouvait entendre.

Le chevelu poussait l’autre du coude et disait :

— Avec Patron-Minette, ça ne peut pas manquer.

— Crois-tu ? dit le barbu ; et le chevelu repartit :

— Ce sera pour chacun un fafiot de cinq cents balles, et le pire qui puisse arriver : cinq ans, six ans, dix ans au plus !

L’autre répondit avec quelque hésitation et en se grattant sous son bonnet grec :

— Ça, c’est une chose réelle. On ne peut pas aller à l’encontre de ces choses-là.

— Je te dis que l’affaire ne peut pas manquer, reprit le chevelu. La maringotte du père Chose sera attelée.

Puis ils se mirent à parler d’un mélodrame qu’ils avaient vu la veille à la Gaîté.

Marius continua son chemin.

Il lui semblait que les paroles obscures de ces hommes, si étrangement cachés derrière ce mur et accroupis dans la neige, n’étaient pas peut-être sans quelque rapport avec les abominables projets de Jondrette, Ce devait être là l’affaire.

Il se dirigea vers le faubourg Saint-Marceau et demanda à la première boutique qu’il rencontra où il y avait un commissaire de police.

On lui indiqua la rue de Pontoise et le numéro 14.

Marius s’y rendit.

En passant devant un boulanger, il acheta un pain de deux sous et le mangea, prévoyant qu’il ne dînerait pas.

Chemin faisant, il rendit justice à la providence. Il songea que, s’il n’avait pas donné ses cinq francs le matin à la fille Jondrette, il aurait suivi le fiacre de M. Leblanc, et par conséquent tout ignoré, que rien n’aurait fait obstacle au guet-apens des Jondrette, et que M. Leblanc était perdu, et sans doute sa fille avec lui.