Les Misérables (1908)/Tome 3/Livre 8/09

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 467-470).

IX

jondrette pleure presque.


Le taudis était tellement obscur que les gens qui venaient du dehors éprouvaient en y pénétrant un effet d’entrée de cave. Les deux nouveaux venus avancèrent donc avec une certaine hésitation, distinguant à peine des formes vagues autour d’eux, tandis qu’ils étaient parfaitement vus et examinés par les yeux des habitants du galetas, accoutumés à ce crépuscule.

M. Leblanc s’approcha avec son regard bon et triste, et dit au père Jondrette :

— Monsieur, vous trouverez dans ce paquet des hardes neuves, des bas et des couvertures de laine.

— Notre angélique bienfaiteur nous comble, dit Jondrette en s’inclinant jusqu’à terre. — Puis, se penchant à l’oreille de sa fille aînée, pendant que les deux visiteurs examinaient cet intérieur lamentable, il ajouta bas et rapidement :

— Hein ? qu’est-ce que je disais ? des nippes ! pas d’argent. Ils sont tous les mêmes ! À propos, comment la lettre à cette vieille ganache était-elle signée ?

— Fabantou, répondit la fille.

— L’artiste dramatique, bon !

Bien en prit à Jondrette, car en ce moment-là même M. Leblanc se retournait vers lui, et lui disait de cet air de quelqu’un qui cherche le nom :

— Je vois que vous êtes bien à plaindre, monsieur…

— Fabantou, répondit vivement Jondrette.

— Monsieur Fabantou, oui, c’est cela, je me rappelle.

— Artiste dramatique, monsieur, et qui a eu des succès.

Ici Jondrette crut évidemment le moment venu de s’emparer du « philanthrope ». Il s’écria avec un son de voix qui tenait tout à la fois de la gloriole du bateleur dans les foires et de l’humilité du mendiant sur les grandes routes : — Élève de Talma, monsieur ! je suis élève de Talma ! La fortune m’a souri jadis. Hélas ! maintenant c’est le tour du malheur. Voyez, mon bienfaiteur, pas de pain, pas de feu. Mes pauvres mômes n’ont pas de feu ! Mon unique chaise dépaillée ! Un carreau cassé ! par le temps qu’il fait ! Mon épouse au lit ! malade !

— Pauvre femme ! dit M. Leblanc.

— Mon enfant blessé ! ajouta Jondrette.

L’enfant, distraite par l’arrivée des étrangers, s’était mise à contempler « la demoiselle », et avait cessé de sangloter.

— Pleure donc ! braille donc ! lui dit Jondrette bas.

En même temps il lui pinça sa main malade. Tout cela avec un talent d’escamoteur.

La petite jeta les hauts cris.

L’adorable jeune fille que Marius nommait dans son cœur « son Ursule » s’approcha vivement :

— Pauvre chère enfant ! dit-elle.

— Voyez, ma belle demoiselle, poursuivit Jondrette, son poignet ensanglanté ! C’est un accident qui est arrivé en travaillant sous une mécanique pour gagner six sous par jour. On sera peut-être obligé de lui couper le bras !

— Vraiment ? dit le vieux monsieur alarmé.

La petite fille, prenant cette parole au sérieux, se remit à sangloter de plus belle.

— Hélas, oui, mon bienfaiteur ! répondit le père.

Depuis quelques instants, Jondrette considérait « le philanthrope » d’une manière bizarre. Tout en parlant, il semblait le scruter avec attention comme s’il cherchait à recueillir des souvenirs. Tout à coup, profitant d’un moment où les nouveaux venus questionnaient avec intérêt la petite sur sa main blessée, il passa près de sa femme qui était dans son lit avec un air accablé et stupide, et lui dit vivement et très bas :

— Regarde donc cet homme-là !

Puis se retournant vers M. Leblanc, et continuant sa lamentation :

— Voyez, monsieur ! je n’ai, moi, pour tout vêtement qu’une chemise de ma femme ! et toute déchirée ! au cœur de l’hiver. Je ne puis sortir faute d’un habit. Si j’avais le moindre habit, j’irais voir mademoiselle Mars qui me connaît et qui m’aime beaucoup. Ne demeure-t-elle pas toujours rue de la Tour-des-Dames ? Savez-vous, monsieur ? nous avons joué ensemble en province. J’ai partagé ses lauriers. Célimène viendrait à mon secours, monsieur ! Elmire ferait l’aumône à Bélisaire ! Mais non, rien ! Et pas un sou dans la maison ! Ma femme malade, pas un sou ! Ma fille dangereusement blessée, pas un sou ! Mon épouse a des étouffements. C’est son âge, et puis le système nerveux s’en est mêlé. Il lui faudrait des secours, et à ma fille aussi ! Mais le médecin ! mais le pharmacien ! comment payer ? pas un liard ! Je m’agenouillerais devant un décime, monsieur ! Voilà où les arts en sont réduits ! Et savez-vous, ma charmante demoiselle, et vous, mon généreux protecteur, savez-vous, vous qui respirez la vertu et la bonté, et qui parfumez cette église où ma pauvre fille en venant faire sa prière vous aperçoit tous les jours ?… Car j’élève mes filles dans la religion, monsieur. Je n’ai pas voulu qu’elles prissent le théâtre. Ah ! les drôlesses ! que je les voie broncher ! Je ne badine pas, moi ! Je leur flanque des bouzins sur l’honneur, sur la morale, sur la vertu ! Demandez-leur. Il faut que ça marche droit. Elles ont un père. Ce ne sont pas de ces malheureuses qui commencent par n’avoir pas de famille et qui finissent par épouser le public. On est mamselle Personne, on devient madame Tout-le-Monde. Crebleur ! pas de ça dans la famille Fabantou ! J’entends les éduquer vertueusement, et que ça soit honnête, et que ça soit gentil, et que ça croie en Dieu ! sacré nom ! — Eh bien, monsieur, mon digne monsieur, savez-vous ce qui va se passer demain ? Demain, c’est le 4 février, le jour fatal, le dernier délai que m’a donné mon propriétaire ; si ce soir je ne l’ai pas payé, demain ma fille aînée, moi, mon épouse avec sa fièvre, mon enfant avec sa blessure, nous serons tous quatre chassés d’ici, et jetés dehors, dans la rue, sur le boulevard, sans abri, sous la pluie, sous la neige. Voilà, monsieur. Je dois quatre termes, une année ! c’est-à-dire soixante francs.

Jondrette mentait. Quatre termes n’eussent fait que quarante francs, et il n’en pouvait devoir quatre, puisqu’il n’y avait pas six mois que Marius en avait payé deux.

M. Leblanc tira cinq francs de sa poche et les posa sur la table. Jondrette eut le temps de grommeler à l’oreille de sa grande fille :

— Gredin ! que veut-il que je fasse avec ses cinq francs ? Cela ne me paye pas ma chaise et mon carreau ! Faites donc des frais !

Cependant, M. Leblanc avait quitté une grande redingote brune qu’il portait par-dessus sa redingote bleue et l’avait jetée sur le dos de la chaise.

— Monsieur Fabantou, dit-il, je n’ai plus que ces cinq francs sur moi, mais je vais reconduire ma fille à la maison et je reviendrai ce soir ; n’est-ce pas ce soir que vous devez payer ?…

Le visage de Jondrette s’éclaira d’une expression étrange. Il répondit vivement :

— Oui, mon respectable monsieur. À huit heures je dois être chez mon propriétaire.

— Je serai ici à six heures, et je vous apporterai les soixante francs.

— Mon bienfaiteur ! cria Jondrette éperdu.

Et il ajouta tout bas :

— Regarde-le bien, ma femme !

M. Leblanc avait repris le bras de la belle jeune fille et se tournait vers la porte :

— À ce soir, mes amis, dit-il.

— Six heures ? fit Jondrette.

— Six heures précises.

En ce moment le pardessus reste sur la chaise frappa les yeux de la Jondrette aînée.

— Monsieur, dit-elle, vous oubliez votre redingote.

Jondrette dirigea vers sa fille un regard foudroyant accompagné d’un haussement d’épaules formidable.

M. Leblanc se retourna et répondit avec un sourire :

— Je ne l’oublie pas, je la laisse.

— Ô mon protecteur, dit Jondrette, mon auguste bienfaiteur, je fonds en larmes ! Souffrez que je vous reconduise jusqu’à votre fiacre.

— Si vous sortez, repartit M. Leblanc, mettez ce pardessus. Il fait vraiment très froid.

Jondrette ne se le fit pas dire deux fois. Il endossa vivement la redingote brune.

Et ils sortirent tous les trois, Jondrette précédant les deux étrangers.