Les Misérables (1908)/Tome 3/Livre 4/04

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 378-383).

IV

l’arrière-salle du café musain.


Une des conversations entre ces jeunes gens, auxquelles Marius assistait et dans lesquelles il intervenait quelquefois, fut une véritable secousse pour son esprit.

Cela se passait dans l’arrière-salle du café Musain. À peu près tous les Amis de l’A B C étaient réunis ce soir-là. Le quinquet était solennellement allumé. On parlait de choses et d’autres, sans passion et avec bruit. Excepté Enjolras et Marius, qui se taisaient, chacun haranguait un peu au hasard. Les causeries entre camarades ont parfois de ces tumultes paisibles. C’était un jeu et un pêle-mêle autant qu’une conversation. On se jetait des mots qu’on rattrapait. On causait aux quatre coins.

Aucune femme n’était admise dans cette arrière-salle, excepté Louison, la laveuse de vaisselle du café, qui la traversait de temps en temps pour aller de la laverie au « laboratoire ».

Grantaire, parfaitement gris, assourdissait le coin dont il s’était emparé. Il raisonnait et déraisonnait à tue-tête, il criait :

— J’ai soif. Mortels, je fais un rêve : que la tonne de Heidelberg ait une attaque d’apoplexie, et être de la douzaine de sangsues qu’on lui appliquera. Je voudrais boire. Je désire oublier la vie. La vie est une invention hideuse de je ne sais qui. Cela ne dure rien et cela ne vaut rien. On se casse le cou à vivre. La vie est un décor où il y a peu de praticables. Le bonheur est un vieux châssis peint d’un seul côté. L’Ecclésiaste dit : tout est vanité ; je pense comme ce bonhomme qui n’a peut-être jamais existé. Zéro, ne voulant pas aller tout nu, s’est vêtu de vanité. Ô vanité ! rhabillage de tout avec de grands mots ! une cuisine est un laboratoire, un danseur est un professeur, un saltimbanque est un gymnaste, un boxeur est un pugiliste, un apothicaire est un chimiste, un perruquier est un artiste, un gâcheux est un architecte, un jockey est un sportman, un cloporte est un ptérigibranche. La vanité a un envers et un endroit ; l’endroit est bête, c’est le nègre avec ses verroteries ; l’envers est sot, c’est le philosophe avec ses guenilles. Je pleure sur l’un et je ris de l’autre. Ce qu’on appelle honneurs et dignités, et même honneur et dignité, est généralement en chrysocale. Les rois font joujou avec l’orgueil humain. Caligula faisait consul un cheval ; Charles II faisait chevalier un aloyau. Drapez-vous donc maintenant entre le consul Incitatus et le baronnet Roastbeef. Quant à la valeur intrinsèque des gens, elle n’est guère plus respectable. Écoutez le panégyrique que le voisin fait du voisin. Blanc sur blanc est féroce ; si le lys parlait, comme il arrangerait la colombe ! une bigote qui jase d’une dévote est plus venimeuse que l’aspic et le bongare bleu. C’est dommage que je sois un ignorant, car je vous citerais une foule de choses ; mais je ne sais rien. Par exemple, j’ai toujours eu de l’esprit ; quand j’étais élève chez Gros, au lieu de barbouiller des tableautins, je passais mon temps à chiper des pommes ; rapin est le mâle de rapine. Voilà pour moi ; quant à vous autres, vous me valez. Je me fiche de vos perfections, excellences et qualités. Toute qualité verse dans un défaut ; l’économe touche à l’avare, le généreux confine au prodigue, le brave côtoie le bravache ; qui dit très pieux dit un peu cagot ; il y a juste autant de vices dans la vertu qu’il y a de trous au manteau de Diogène. Qui admirez-vous, le tué ou le tueur, César ou Brutus ? Généralement on est pour le tueur. Vive Brutus ! il a tué. C’est ça qui est la vertu. Vertu ? soit, mais folie aussi. Il y a des taches bizarres à ces grands hommes-là. Le Brutus qui tua César était amoureux d’une statue de petit garçon. Cette statue était du statuaire grec Strongylion, lequel avait aussi sculpté cette figure d’amazone appelée Belle-Jambe, Eucnemos, que Néron emportait avec lui dans ses voyages. Ce Strongylion n’a laissé que deux statues qui ont mis d’accord Brutus et Néron ; Brutus fut amoureux de l’une et Néron de l’autre. Toute l’histoire n’est qu’un long rabâchage. Un siècle est le plagiaire de l’autre. La bataille de Marengo copie la bataille de Pydna ; le Tolbiac de Clovis et l’Austerlitz de Napoléon se ressemblent comme deux gouttes de sang. Je fais peu de cas de la victoire. Rien n’est stupide comme vaincre ; la vraie gloire est convaincre. Mais tâchez donc de prouver quelque chose ! Vous vous contentez de réussir, quelle médiocrité ! et de conquérir, quelle misère ! Hélas, vanité et lâcheté partout. Tout obéit au succès, même la grammaire. Si volet usus, dit Horace. Donc je dédaigne le genre humain. Descendrons-nous du tout à la partie ? Voulez-vous que je me mette à admirer les peuples ? Quel peuple, s’il vous plaît. ? Est-ce la Grèce ? Les athéniens, ces parisiens de jadis, tuaient Phocion, comme qui dirait Coligny, et flagornaient les tyrans au point qu’Anacéphore disait de Pisistrate : Son urine attire les abeilles. L’homme le plus considérable de la Grèce pendant cinquante ans a été ce grammairien Philetas, lequel était si petit et si menu qu’il était obligé de plomber ses souliers pour n’être pas emporté par le vent. Il y avait sur la plus grande place de Corinthe une statue sculptée par Silanion et cataloguée par Pline ; cette statue représentait Épisthate. Qu’a fait Épisthate ? il a inventé le croc-en-jambe. Ceci résume la Grèce et la gloire. Passons à d’autres. Admirerai-je l’Angleterre ? Admirerai-je la France ? La France ? pourquoi ? À cause de Paris ? je viens de vous dire mon opinion sur Athènes. L’Angleterre ? pourquoi ? À cause de Londres ? je hais Carthage. Et puis, Londres, métropole du luxe, est le chef-lieu de la misère. Sur la seule paroisse de Charing-Cross, il y a par an cent morts de faim. Telle est Albion. J’ajoute, pour comble, que j’ai vu une anglaise danser avec une couronne de roses et des lunettes bleues. Donc un groing pour l’Angleterre ! Si je n’admire pas John Bull, j’admirerai donc frère Jonathan ? Je goûte peu ce frère à esclaves. Ôtez time is money, que reste-t-il de l’Angleterre ? Ôtez cotton is kjng, que reste-t-il de l’Amérique ? L’Allemagne, c’est la lymphe ; l’Italie, c’est la bile. Nous extasierons-nous sur la Russie ? Voltaire l’admirait. Il admirait aussi la Chine. Je conviens que la Russie a ses beautés, entre autres un fort despotisme ; mais je plains les despotes. Ils ont une santé délicate. Un Alexis décapité, un Pierre poignardé, un Paul étranglé, un autre Paul aplati à coups de talon de botte, divers Ivans égorgés, plusieurs Nicolas et Basiles empoisonnés, tout cela indique que le palais des empereurs de Russie est dans une condition flagrante d’insalubrité. Tous les peuples civilisés offrent à l’admiration du penseur ce détail ; la guerre ; or la guerre, la guerre civilisée, épuise et totalise toutes les formes du banditisme, depuis le brigandage des trabucaires aux gorges du mont Jaxa jusqu’à la maraude des indiens comanches dans la Passe-Douteuse. Bah ! me direz-vous, l’Europe vaut pourtant mieux que l’Asie ? Je conviens que l’Asie est farce ; mais je ne vois pas trop ce que vous avez à rire du grand lama, vous peuples d’occident qui avez mêlé à vos modes et à vos élégances toutes les ordures compliquées de majesté, depuis la chemise sale de la reine Isabelle jusqu’à la chaise percée du dauphin. Messieurs les humains, je vous dis bernique ! C’est à Bruxelles que l’on consomme le plus de bière, à Stockholm le plus d’eau-de-vie, à Madrid le plus de chocolat, à Amsterdam le plus de genièvre, à Londres le plus de vin, à Constantinople le plus de café, à Paris le plus d’absinthe ; voilà toutes les notions utiles. Paris l’emporte, en somme. À Paris, les chiffonniers mêmes sont des sybarites ; Diogène eût autant aimé être chiffonnier place Maubert que philosophe au Pirée. Apprenez encore ceci : les cabarets des chiffonniers s’appellent bibines ; les plus célèbres sont la Casserole et l’Abattoir. Donc, ô guinguettes, goguettes, bouchons, caboulots, bouibouis, mastroquets, bastringues, manezingues, bibines des chiffonniers, caravansérails des califes, je vous atteste, je suis un voluptueux, je mange chez Richard à quarante sous par tête, il me faut des tapis de Perse à y rouler Cléopâtre nue ! Où est Cléopâtre ? Ah ! c’est toi, Louison. Bonjour.

Ainsi se répandait en paroles, accrochant la laveuse de vaisselle au passage, dans son coin de l’arrière-salle Musain, Grantaire plus qu’ivre.

Bossuet, étendant la main vers lui, essayait de lui imposer silence, et Grantaire repartait de plus belle :

— Aigle de Meaux, à bas les pattes. Tu ne me fais aucun effet avec ton geste d’Hippocrate refusant le bric-à-brac d’Artaxerce. Je te dispense de me calmer. D’ailleurs je suis triste. Que voulez-vous que je vous dise ? L’homme est mauvais, l’homme est difforme ; le papillon est réussi, l’homme est raté. Dieu a manqué cet animal-là. Une foule est un choix de laideurs. Le premier venu est un misérable. Femme rime à infâme. Oui, j’ai le spleen, compliqué de la mélancolie, avec la nostalgie, plus l’hypocondrie, et je bisque, et je rage, et je bâille, et je m’ennuie, et je m’assomme, et je m’embête ! Que Dieu aille au diable !

— Silence donc, R majuscule ! reprit Bossuet qui discutait un point de droit avec la cantonade, et qui était engagé plus qu’à mi-corps dans une phrase d’argot judiciaire dont voici la fin :

— … Et quant à moi, quoique je sois à peine légiste et tout au plus procureur amateur, je soutiens ceci : qu’aux termes de la coutume de Normandie, à la Saint-Michel, et pour chaque année, un Équivalent devait être payé au profit du seigneur, sauf autrui droit, par tous et un chacun, tant les propriétaires que les saisis d’héritage, et ce, pour toutes emphytéoses, baux, alleux, contrats domaniaires et domaniaux, hypothécaires et hypothécaux…

— Échos, nymphes plaintives, fredonna Grantaire.

Tout près de Grantaire, sur une table presque silencieuse, une feuille de papier, un encrier et une plume entre deux petits verres annonçaient qu’un vaudeville s’ébauchait. Cette grosse affaire se traitait à voix basse, et les deux têtes en travail se touchaient :

— Commençons par trouver les noms. Quand on a les noms, on trouve le sujet.

— C’est juste. Dicte. J’écris.

— Monsieur Dorimon ?

— Rentier ?

— Sans doute.

— Sa fille, Célestine.

— … tine. Après ?

— Le colonel Sainval.

— Sainval est usé. Je dirais Valsin.

À côté des aspirants vaudevillistes, un autre groupe, qui, lui aussi, profitait du brouhaha pour parler bas, discutait un duel. Un vieux, trente ans, conseillait un jeune, dix-huit ans, et lui expliquait à quel adversaire il avait affaire :

— Diable ! méfiez-vous. C’est une belle épée. Son jeu est net. Il a de l’attaque, pas de feintes perdues, du poignet, du pétillement, de l’éclair, la parade juste, et des ripostes mathématiques, bigre ! et il est gaucher. Dans l’angle opposé à Grantaire, Joly et Bahorel jouaient aux dominos et parlaient d’amour.

— Tu es heureux, toi, disait Joly. Tu as une maîtresse qui rit toujours.

— C’est une faute qu’elle fait, répondait Bahorel. La maîtresse qu’on a a tort de rire. Ça encourage à la tromper. La voir gaie, cela vous ôte le remords ; si on la voit triste, on se fait conscience.

— Ingrat ! c’est si bon une femme qui rit ! Et jamais vous ne vous querellez !

— Cela tient au traité que nous avons fait. En faisant notre petite sainte-alliance, nous nous sommes assigné à chacun notre frontière que nous ne dépassons jamais. Ce qui est situé du côté de bise appartient à Vaud, du côté de vent à Gex, De là la paix.

— La paix, c’est le bonheur digérant.

— Et toi, Jolllly, où en es-tu de ta brouillerie avec mamselle… tu sais qui je veux dire ?

— Elle me boude avec une patience cruelle.

— Tu es pourtant un amoureux attendrissant de maigreur.

— Hélas !

— À ta place, je la planterais là.

— C’est facile à dire.

— Et à faire. N’est-ce pas Musichetta qu’elle s’appelle ?

— Oui. Ah ! mon pauvre Bahorel, c’est une fille superbe, très littéraire, de petits pieds, de petites mains, se mettant bien, blanche, potelée, avec des yeux de tireuse de cartes. J’en suis fou.

— Mon cher, alors il faut lui plaire, être élégant, et faire des effets de rotule. Achète-moi chez Staub un bon pantalon de cuir de laine. Cela prête.

— À combien ? cria Grantaire.

Le troisième coin était en proie à une discussion poétique. La mythologie payenne se gourmait avec la mythologie chrétienne. Il s’agissait de l’olympe dont Jean Prouvaire, par romantisme même, prenait le parti. Jean Prouvaire n’était timide qu’au repos. Une fois excité, il éclatait, une sorte de gaîté accentuait son enthousiasme, et il était à la fois riant et lyrique :

— N’insultons pas les dieux, disait-il. Les dieux ne s’en sont peut-être pas allés. Jupiter ne me fait point l’effet d’un mort. Les dieux sont des songes, dites-vous. Eh bien, même dans la nature, telle qu’elle est aujourd’hui, après la fuite de ces songes, on retrouve tous les grands vieux mythes payens. Telle montagne à profil de citadelle, comme le Vignemale, par exemple, est encore pour moi la coiffure de Cybèle ; il ne m’est pas prouvé que Pan ne vienne pas la nuit souffler dans le tronc creux des saules, en bouchant tour à tour les trous avec ses doigts ; et j’ai toujours cru qu’Io était pour quelque chose dans la cascade de Pissevache.

Dans le dernier coin, on parlait politique. On malmenait la charte octroyée. Combeferre la soutenait mollement, Courfeyrac la battait en brèche énergiquement. Il y avait sur la table un malencontreux exemplaire de la fameuse Charte-Touquet. Courfeyrac l’avait saisie et la secouait, mêlant à ses arguments le frémissement de cette feuille de papier.

— Premièrement, je ne veux pas de rois. Ne fût-ce qu’au point de vue économique, je n’en veux pas ; un roi est un parasite. On n’a pas de roi gratis. Ecoutez ceci : Cherté des rois. À la mort de François Ier, la dette publique en France était de trente mille livres de rente ; à la mort de Louis XIV, elle était de deux milliards six cents millions à vingt-huit livres le marc, ce qui équivalait en 1760, au dire de Desmarets, à quatre milliards cinq cents millions, et ce qui équivaudrait aujourd’hui à douze milliards. Deuxièmement, n’en, déplaise à Combeferre, une charte octroyée est un mauvais expédient de civilisation. Sauver la transition, adoucir le passage, amortir la secousse, faire passer insensiblement la nation de la monarchie à la démocratie par la pratique des fictions constitutionnelles, détestables raisons que tout cela ! Non ! non ! n’éclairons jamais le peuple à faux jour. Les principes s’étiolent et pâlissent dans votre cave constitutionnelle. Pas d’abâtardissement. Pas de compromis. Pas d’octroi du roi au peuple. Dans tous ces octrois-là, il y a un article 14. À côté de la main qui donne, il y a la griffe qui reprend. Je refuse net votre charte. Une charte est un masque ; le mensonge est dessous. Un peuple qui accepte une charte abdique. Le droit n’est le droit qu’entier. Non ! pas de charte !

On était en hiver ; deux bûches pétillaient dans la cheminée. Cela était tentant, et Courfeyrac n’y résista pas. Il froissa dans son poing la pauvre Charte-Touquet, et la jeta au feu. Le papier flamba. Combeferre regarda philosophiquement brûler le chef-d’œuvre de Louis XVIII, et se contenta de dire :

— La charte métamorphosée en flamme.

Et les sarcasmes, les saillies, les quolibets, cette chose française qu’on appelle l’entrain, cette chose anglaise qu’on appelle l’humour, le bon et le mauvais goût, les bonnes et les mauvaises raisons, toutes les folles fusées du dialogue, montant à la fois et se croisant de tous les points de la salle, faisaient au-dessus des têtes une sorte de bombardement joyeux.