Les Misérables (1908)/Tome 3/Livre 3/04

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 339-341).

IV

fin du brigand.


L’achèvement des études classiques de Marius coïncida avec la sortie du monde de M. Gillenormand. Le vieillard dit adieu au faubourg Saint-Germain et au salon de madame de T., et vint s’établir au Marais dans sa maison de la rue des Filles-du-Calvaire. Il avait là pour domestiques, outre le portier, cette femme de chambre Nicolette qui avait succédé à la Magnon, et ce Basque essoufflé et poussif dont il a été parlé plus haut.

En 1827, Marius venait d’atteindre ses dix-sept ans. Comme il rentrait un soir, il vit son grand-père qui tenait une lettre à la main.

— Marius, dit M. Gillenormand, tu partiras demain pour Vernon,

— Pourquoi ? dit Marius.

— Pour voir ton père.

Marius eut un tremblement. Il avait songé à tout, excepté à ceci, qu’il pourrait un jour se faire qu’il eut à voir son père. Rien ne pouvait être pour lui plus inattendu, plus surprenant, et, disons-le, plus désagréable. C’était l’éloignement contraint au rapprochement. Ce n’était pas un chagrin, non, c’était une corvée.

Marius, outre ses motifs d’antipathie politique, était convaincu que son père, le sabreur, comme l’appelait M. Gillenormand dans ses jours de douceur, ne l’aimait pas ; cela était évident, puisqu’il l’avait abandonné ainsi et laissé à d’autres. Ne se sentant point aimé, il n’aimait point. Rien de plus simple, se disait-il.

Il fut si stupéfait qu’il ne questionna pas M. Gillenormand. Le grand-père reprit :

— Il paraît qu’il est malade. Il te demande.

Et après un silence il ajouta :

— Pars demain matin. Je crois qu’il y a cour des Fontaines une voiture qui part à six heures et qui arrive le soir. Prends-la. Il dit que c’est pressé.

Puis il froissa la lettre et la mit dans sa poche. Marius aurait pu partir le soir même et être près de son père le lendemain matin. Une diligence de la rue du Bouloi faisait à cette époque le voyage de Rouen la nuit et passait par Vernon. Ni M. Gillenormand ni Marius ne songèrent à s’informer.

Le lendemain, à la brune, Marius arrivait à Vernon. Les chandelles commençaient à s’allumer. Il demanda au premier passant venu : la maison de monsieur Pontmercy. Car dans sa pensée il était de l’avis de la restauration, et, lui non plus, ne reconnaissait son père ni baron ni colonel.

On lui indiqua le logis. Il sonna ; une femme vint lui ouvrir, une petite lampe à la main.

— Monsieur Pontmercy ? dit Marins.

La femme resta immobile.

— Est-ce ici ? demanda Marins.

La femme fit de la tête un signe affirmatif.

— Pourrais-je lui parler ?

La femme fit un signe négatif.

— Mais je suis son fils, reprit Marius. Il m’attend.

— Il ne vous attend plus, dit la femme.

Alors il s’aperçut qu’elle pleurait.

Elle lui désigna du doigt la porte d’une salle basse. Il entra.

Dans cette salle qu’éclairait une chandelle de suif posée sur la cheminée, il y avait trois hommes, un qui était debout, un qui était à genoux, et un qui était à terre et en chemise couché tout de son long sur le carreau. Celui qui était à terre était le colonel.

Les deux autres étaient un médecin et un prêtre, qui priait. Le colonel était depuis trois jours atteint d’une fièvre cérébrale. Au début de la maladie, ayant un mauvais pressentiment, il avait écrit à M. Gillenormand pour demander son fils. La maladie avait empiré. Le soir même de l’arrivée de Marius à Vernon, le colonel avait eu un accès de délire ; il s’était levé de son lit malgré la servante, en criant : — Mon fils n’arrive pas ! je vais au-devant de lui ! — Puis il était sorti de sa chambre et était tombé sur le carreau de l’antichambre. Il venait d’expirer.

On avait appelé le médecin et le curé. Le médecin était arrivé trop tard, le curé était arrivé trop tard. Le fils aussi était arrivé trop tard. À la clarté crépusculaire de la chandelle, on distinguait sur la joue du colonel gisant et pâle une grosse larme qui avait coulé de son œil mort. L’œil était éteint, mais la larme n’était pas séchée. Cette larme, c’était le retard de son fils.

Marius considéra cet homme qu’il voyait pour la première fois, et pour la dernière, ce visage vénérable et mâle, ces yeux ouverts qui ne regardaient pas, ces cheveux blancs, ces membres robustes sur lesquels on distinguait çà et là des lignes brunes qui étaient des coups de sabre et des espèces d’étoiles rouges qui étaient des trous de balles. Il considéra cette gigantesque balafre qui imprimait l’héroïsme sur cette face où Dieu avait empreint la bonté. Il songea que cet homme était son père et que cet homme était mort, et il resta froid.

La tristesse qu’il éprouvait fut la tristesse qu’il aurait ressentie devant tout autre homme qu’il aurait vu étendu mort.

Le deuil, un deuil poignant, était dans cette chambre. La servante se lamentait dans un coin, le curé priait, et on l’entendait sangloter, le médecin s’essuyait les yeux ; le cadavre lui-même pleurait.

Ce médecin, ce prêtre et cette femme regardaient Marins à travers leur affliction sans dire une parole ; c’était lui qui était l’étranger. Marius, trop peu ému, se sentit honteux et embarrassé de son attitude ; il avait son chapeau à la main, il le laissa tomber à terre, afin de faire croire que la douleur lui ôtait la force de le tenir.

En même temps il éprouvait comme un remords et il se méprisait d’agir ainsi. Mais était-ce sa faute ? Il n’aimait pas son père, quoi !

Le colonel ne laissait rien. La vente du mobilier paya à peine l’enterrement. La servante trouva un chiffon de papier qu’elle remit à Marius. Il y avait ceci, écrit de la main du colonel :

« — Pour mon fils. — L’empereur m’a fait baron sur le champ de bataille de Waterloo. Puisque la restauration me conteste ce titre que j’ai payé de mon sang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu’il en sera digne. »

Derrière, le colonel avait ajouté :

« À cette même bataille de Waterloo, un sergent m’a sauvé la vie. Cet homme s’appelle Thénardier. Dans ces derniers temps, je crois qu’il tenait une petite auberge dans un village des environs de Paris, à Chelles ou à Montfermeil. Si mon fils le rencontre, il fera à Thénardier tout le bien qu’il pourra. »

Non par religion pour son père, mais à cause de ce respect vague de la mort qui est toujours si impérieux au cœur de l’homme, Marius prit ce papier et le serra.

Rien ne resta du colonel. M. Gillenormand fit vendre au fripier son épée et son uniforme. Les voisins dévalisèrent le jardin et pillèrent les fleurs rares. Les autres plantes devinrent ronces et broussailles, ou moururent.

Marius n’était demeuré que quarante-huit heures à Vernon. Après l’enterrement, il était revenu à Paris et s’était remis à son droit, sans plus songer à son père que s’il n’eût jamais vécu. En deux jours le colonel avait été enterré, et en trois jours oublié.

Marius avait un crêpe à son chapeau. Voilà tout.