Les Misérables (1908)/Tome 3/Livre 3

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 323-360).

LIVRE TROISIÈME.

LE GRAND-PÈRE ET LE PETIT-FILS.





I

un ancien salon.


Lorsque M. Gillenormand habitait la rue Servandoni, il hantait plusieurs salons très bons et très nobles. Quoique bourgeois, M. Gillenormand était reçu. Comme il avait deux fois de l’esprit, d’abord l’esprit qu’il avait, ensuite l’esprit qu’on lui prêtait, on le recherchait même, et on le fêtait. Il n’allait nulle part qu’à la condition d’y dominer. Il est des gens qui veulent à tout prix l’influence et qu’on s’occupe d’eux ; là où ils ne peuvent être oracles, ils se font loustics. M. Gillenormand n’était pas de cette nature ; sa domination dans les salons royalistes qu’il fréquentait ne coûtait rien à son respect de lui-même. Il était oracle partout. Il lui arrivait de tenir tête à M. de Bonald, et même à M. Bengy-Puy-Vallée.

Vers 1817, il passait invariablement deux après-midi par semaine dans une maison de son voisinage, rue Pérou, chez madame la baronne de T., digne et respectable personne dont le mari avait été, sous Louis XVI, ambassadeur de France à Berlin. Le baron de T., qui de son vivant donnait passionnément dans les extases et les visions magnétiques, était mort ruiné dans l’émigration, laissant, pour toute fortune, en dix volumes manuscrits reliés en maroquin rouge et dorés sur tranche, des mémoires fort curieux sur Mesmer et son baquet. Madame de T. n’avait point publié les mémoires par dignité, et se soutenait d’une petite rente, qui avait surnagé on ne sait comment. Madame de T. vivait loin de la cour, monde fort mêlé, disait-elle, dans un isolement noble, fier et pauvre. Quelques amis se réunissaient deux fois par semaine autour de son feu de veuve et cela constituait un salon royaliste pur. On y prenait le thé, et l’on y poussait, selon que le vent était à l’élégie ou au dithyrambe, des gémissements ou des cris d’horreur sur le siècle, sur la charte, sur les buonapartistes, sur la prostitution du cordon bleu à des bourgeois, sur le jacobinisme de Louis XVIII, et l’on s’y entretenait tout bas des espérances que donnait Monsieur, depuis Charles X.

On y accueillait avec des transports de joie des chansons poissardes où Napoléon était appelé Nicolas. Des duchesses, les plus délicates et les plus charmantes femmes du monde, s’y extasiaient sur des couplets comme celui-ci adressé « aux fédérés » :

Renfoncez dans vos culottes
Le bout d’chemis’ qui vous pend.
Qu’on n’ dis’ pas qu’ les patriotes
Ont arboré l’ drapeau blanc !

On s’y amusait à des calembours qu’on croyait terribles, à des jeux de mots innocents qu’on supposait venimeux, à des quatrains, même à des distiques ; ainsi sur le ministère Dessolles, cabinet modéré dont faisaient partie MM. Decazes et Deserre :

Pour raffermir le trône ébranlé sur sa base,
Il faut changer de sol, et de serre et de case.

Ou bien on y façonnait la liste de la chambre des pairs, « chambre abominablement jacobine », et l’on combinait sur cette liste des alliances de noms, de manière à faire, par exemple, des phrases comme celle-ci : Damas, Sahran, Gouvion Saint-Cyr. Le tout gaîment.

Dans ce monde-là on parodiait la révolution. On avait je ne sais quelles velléités d’aiguiser les mêmes colères en sens inverse. On chantait son petit Ça ira :

Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira !
Les buonapartist’ à la lanterne !

Les chansons sont comme la guillotine ; elles coupent indifféremment, aujourd’hui cette tête-ci, demain celle-là. Ce n’est qu’une variante.

Dans l’affaire Fualdès, qui est de cette époque, 1816, on prenait parti pour Bastide et Jausion, parce que Fualdès était « buonapartiste ». On qualifiait les libéraux, les frères et amis ; c’était le dernier degré de l’injure.

Comme certains clochers d’église, le salon de madame la baronne de T. avait deux coqs. L’un était M. Gillenormand, l’autre était le comte de Lamothe-Valois, duquel on se disait à l’oreille avec une sorte de considération : Vous savez ? C’est le Lamothe de l’affaire du collier. Les partis ont de ces amnisties singulières.

Ajoutons ceci : dans la bourgeoisie, les situations honorées s’amoindrissent par des relations trop faciles ; il faut prendre garde à qui l’on admet ; de même qu’il y a perte de calorique dans le voisinage de ceux qui ont froid, il y a diminution de considération dans l’approche des gens méprisés. L’ancien monde d’en haut se tenait au-dessus de cette loi-là comme de toutes les autres. Marigny, frère de la Pompadour, a ses entrées chez M. le prince de Soubise. Quoique ? non, parce que Du Barry, parrain de la Vaubernier, est le très bien venu chez M. le maréchal de Richelieu. Ce monde-là, c’est l’olympe. Mercure et le prince de Guéménée y sont chez eux. Un voleur y est admis, pourvu qu’il soit dieu.

Le comte de Lamothe qui, en 1815, était un vieillard de soixante-quinze ans, n’avait de remarquable que son air silencieux et sentencieux, sa figure anguleuse et froide, ses manières parfaitement polies, son habit boutonné jusqu’à la cravate, et ses grandes jambes toujours croisées dans un long pantalon flasque couleur de terre de Sienne brûlée. Son visage était de la couleur de son pantalon.

Ce M. de Lamothe était « compté » dans ce salon, à cause de sa « célébrité », et, chose étrange à dire, mais exacte, à cause du nom de Valois.

Quant à M. Gillenormand, sa considération était absolument de bon aloi. Il faisait autorité parce qu’il faisait autorité. Il avait, tout léger qu’il était et sans que cela coûtât rien à sa gaîté, une certaine façon d’être, imposante, digne, honnête et bourgeoisement altière ; et son grand âge s’y ajoutait. On n’est pas impunément un siècle. Les années finissent par faire autour d’une tête un échevellement vénérable.

Il avait en outre de ces mots qui sont tout à fait l’étincelle de la vieille roche. Ainsi quand le roi de Prusse, après avoir restauré Louis XVIII, vint lui faire visite sous le nom de comte de Ruppin, il fut reçu par le descendant de Louis XIV un peu comme marquis de Brandebourg et avec l’impertinence la plus délicate. M. Gillenormand approuva. — Tous les rois qui ne sont pas le roi de France, dit-il, sont des rois de province. On fit un jour devant lui cette demande et cette réponse : — À quoi donc a été condamné le rédacteur du Courrier français ? — À être suspendu. — Sus est de trop, observa M. Gillenormand. Des paroles de ce genre fondent une situation.

À un Te Deum anniversaire du retour des Bourbons, voyant passer M. de Talleyrand, il dit : Voilà son excellence le Mal.

M. Gillenormand venait habituellement accompagné de sa fille, cette longue mademoiselle qui avait alors passé quarante ans et en semblait cinquante, et d’un beau petit garçon de sept ans, blanc, rose, frais, avec des yeux heureux et confiants, lequel n’apparaissait jamais dans ce salon sans entendre toutes les voix bourdonner autour de lui : Qu’il est joli ! quel dommage ! pauvre enfant ! Cet enfant était celui dont nous avons dit un mot tout à l’heure. On l’appelait — pauvre enfant — parce qu’il avait pour père « un brigand de la Loire ».

Ce brigand de la Loire était ce gendre de M. Gillenormand dont il a déjà été fait mention, et que M. Gillenormand qualifiait la honte de sa famille.



II

un des spectres rouges de ce temps-là.


Quelqu’un qui aurait passé à cette époque dans la petite ville de Vernon et qui s’y serait promené sur ce beau pont monumental auquel succédera bientôt, espérons-le, quelque affreux pont en fil de fer, aurait pu remarquer, en laissant tomber ses yeux du haut du parapet, un homme d’une cinquantaine d’années coiffé d’une casquette de cuir, vêtu d’un pantalon et d’une veste de gros drap gris, à laquelle était cousu quelque chose de jaune qui avait été un ruban rouge, chaussé de sabots, hâlé par le soleil, la face presque noire et les cheveux presque blancs, une large cicatrice sur le front se continuant sur la joue, courbé, voûté, vieilli avant l’âge, se promenant à peu près tout le jour, une bêche ou une serpe à la main, dans un de ces compartiments entourés de murs qui avoisinent le pont et qui bordent comme une chaîne de terrasses la rive gauche de la Seine, charmants enclos pleins de fleurs desquels on dirait, s’ils étaient beaucoup plus grands : ce sont des jardins, et, s’ils étaient un peu plus petits : ce sont des bouquets. Tous ces enclos aboutissent par un bout à la rivière et par l’autre à une maison. L’homme en veste et en sabots dont nous venons de parler habitait vers 1817 le plus étroit de ces enclos et la plus humble de ces maisons. Il vivait là seul, et solitaire, silencieusement et pauvrement, avec une femme ni jeune, ni vieille, ni belle, ni laide, ni paysanne, ni bourgeoise, qui le servait. Le carré de terre qu’il appelait son jardin était célèbre dans la ville pour la beauté des fleurs qu’il y cultivait. Les fleurs étaient son occupation.

À force de travail, de persévérance, d’attention et de seaux d’eau, il avait réussi à créer après le créateur, et il avait inventé de certaines tulipes et de certains dahlias qui semblaient avoir été oubliés par la nature. Il était ingénieux ; il avait devancé Soulange Bodin dans la formation des petits massifs de terre de bruyère pour la culture des rares et précieux arbustes d’Amérique et de Chine. Dès le point du jour, en été, il était dans ses allées, piquant, taillant, sarclant, arrosant, marchant au milieu de ses fleurs avec un air de bonté, de tristesse et de douceur, quelquefois rêveur et immobile des heures entières, écoutant le chant d’un oiseau dans un arbre, le gazouillement d’un enfant dans une maison, ou bien les yeux fixés au bout d’un brin d’herbe sur quelque goutte de rosée dont le soleil faisait une escarboucle. Il avait une table fort maigre, et buvait plus de lait que devin. Un marmot le faisait céder, sa servante le grondait. Il était timide jusqu’à sembler farouche, sortait rarement, et ne voyait personne que les pauvres qui frappaient à sa vitre et son curé, l’abbé Mabeuf, bon vieux homme. Pourtant si des habitants de la ville ou des étrangers, les premiers venus, curieux de voir ses tulipes et ses roses, venaient sonner à sa petite maison, il ouvrait sa porte en souriant. C’était le brigand de la Loire.

Quelqu’un qui, dans le même temps, aurait lu les mémoires militaires, les biographies, le Moniteur et les bulletins de la grande armée, aurait pu être frappé d’un nom qui y revient assez souvent, le nom de Georges Pontmercy. Tout jeune, ce Georges Pontmercy était soldat au régiment de Saintonge. La révolution éclata. Le régiment de Saintonge fit partie de l’armée du Rhin. Car les anciens régiments de la monarchie gardèrent leurs noms de province, même après la chute de la monarchie, et ne furent embrigadés qu’en 1794. Pontmercy se battit à Spire, à Worms, à Neustadt, à Turkheim, à Alzey, à Mayence où il était des deux cents qui formaient l’arrière-garde de Houchard. Il tint, lui douzième, contre le corps entier du prince de Hesse, derrière le vieux rempart d’Andernach, et ne se replia sur le gros de l’armée que lorsque le canon ennemi eut ouvert la brèche depuis le cordon du parapet jusqu’au talus de plongée. Il était sous Kléber à Marchiennes et au combat du Mont-Palissel où il eut le bras cassé d’un biscayen. Puis il passa à la frontière d’Italie, et il fut un des trente grenadiers qui défendirent le col de Tende avec Joubert. Joubert en fut nommé adjudant-général et Pontmercy sous-lieutenant. Pontmercy était à côté de Berthier au milieu de la mitraille dans cette journée de Lodi qui fit dire à Bonaparte : Berthier a été canonnier, cavalier et grenadier. Il vit son ancien général Joubert tomber à Novi, au moment où, le sabre levé, il criait : En avant ! Ayant été embarqué avec sa compagnie pour les besoins de la campagne dans une péniche qui allait de Gênes à je ne sais plus quel petit port de la côte, il tomba dans un guêpier de sept ou huit voiles anglaises. Le commandant génois voulait jeter les canons à la mer, cacher les soldats dans l’entre-pont et se glisser dans l’ombre comme navire marchand. Pontmercy fit frapper les couleurs tricolores à la drisse du mât de pavillon, et passa fièrement sous le canon des frégates britanniques. À vingt lieues de là, son audace croissant, avec sa péniche il attaqua et captura un gros transport anglais qui portait des troupes en Sicile, si chargé d’hommes et de chevaux que le bâtiment était bondé jusqu’aux hiloires. En 1805, il était de cette division Malher qui enleva Günzbourg à l’archiduc Ferdinand. À Wettingen, il reçut dans ses bras, sous une grêle de balles, le colonel Maupetit blessé mortellement à la tête du cf dragons. Il se distingua à Austerlitz dans cette admirable marche en échelons faite sous le feu de l’ennemi. Lorsque la cavalerie de la garde impériale russe écrasa un bataillon du 4e de ligne, Pontmercy fut de ceux qui prirent la revanche et qui culbutèrent cette garde. L’empereur lui donna la croix. Pontmercy vit successivement faire prisonniers Wurmser dans Mantoue, Mélas dans Alexandrie, Mack dans Ulm. Il fit partie du huitième corps de la grande armée que Mortier commandait et qui s’empara de Hambourg. Puis il passa dans le 55e de ligne qui était l’ancien régiment de Flandre. À Eylau, il était dans le cimetière où l’héroïque capitaine Louis Hugo, oncle de l’auteur de ce livre, soutint seul avec sa compagnie de quatrevingt-trois hommes, pendant deux heures, tout l’effort de l’armée ennemie. Pontmercy fut un des trois qui sortirent de ce cimetière vivants. Il fut de Friedland. Puis il vit Moscou, puis la Bérésina, puis Lutzen, Bautzen, Dresde, Wachau, Leipsick, et les défilés de Gelenhausen ; puis Montmirail, Château-Thierry, Craon, les bords de la Marne, les bords de l’Aisne et la redoutable position de Laon. À Arnay-le-Duc, étant capitaine, il sabra dix cosaques, et sauva, non son général, mais son caporal. Il fut haché à cette occasion, et on lui tira vingt-sept esquilles rien que du bras gauche. Huit jours avant la capitulation de Paris, il venait de permuter avec un camarade et d’entrer dans la cavalerie. Il avait ce qu’on appelait dans l’ancien régime la double-main, c’est-à-dire une aptitude égale à manier, soldat, le sabre ou le fusil, officier, un escadron ou un bataillon. C’est de cette aptitude, perfectionnée par l’éducation militaire, que sont nées certaines armes spéciales, les dragons, par exemple, qui sont tout ensemble cavaliers et fantassins. Il accompagna Napoléon à l’île d’Elbe. À Waterloo, il était chef d’escadron de cuirassiers dans la brigade Dubois. Ce fut lui qui prit le drapeau du bataillon de Lunebourg. Il vint jeter le drapeau aux pieds de l’empereur. Il était couvert de sang. Il avait reçu, en arrachant le drapeau, un coup de sabre à travers le visage. L’empereur, content, lui cria : Tu es colonel, tu es baron, tu es officier de la Légion d’honneur ! Pontmercy répondit : Sire, je vous remercie pour ma veuve. Une heure après, il tombait dans le ravin d’Ohain. Maintenant qu’était-ce que ce Georges Pontmercy ? C’était ce même brigand de la Loire.

On a déjà vu quelque chose de son histoire. Après Waterloo, Pontmercy, tiré, on s’en souvient, du chemin creux d’Ohain, avait réussi à regagner l’armée, et s’était traîné d’ambulance en ambulance jusqu’aux cantonnements de la Loire.

La restauration l’avait mis à la demi-solde, puis l’avait envoyé en résidence, c’est-à-dire en surveillance, à Vernon. Le roi Louis XVIII, considérant comme non avenu tout ce qui s’était fait dans les Cent-Jours, ne lui avait reconnu ni sa qualité d’officier de la Légion d’honneur, ni son grade de colonel, ni son titre de baron. Lui de son côté ne négligeait aucune occasion de signer le colonel baron Pontmercy. Il n’avait qu’un vieil habit bleu, et il ne sortait jamais sans y attacher la rosette d’officier de la légion d’honneur. Le procureur du roi le fit prévenir que le parquet le poursuivrait pour « port illégal de cette décoration ». Quand cet avis lui fut donné par un intermédiaire officieux, Pontmercy répondit avec un amer sourire : Je ne sais point si c’est moi qui n’entends plus le français, ou si c’est vous qui ne le parlez plus, mais le fait est que je ne comprends pas. — Puis il sortit huit jours de suite avec sa rosette. On n’osa point l’inquiéter. Deux ou trois fois le ministre de la guerre et le général commandant le département lui écrivirent avec cette suscription : À monsieur le commandant Pontmercy. Il renvoya les lettres non décachetées. En ce même moment, Napoléon à Sainte-Hélène traitait de la même façon les missives de sir Hudson Lowe adressées au général Bonaparte. Pontmercy avait fini, qu’on nous passe le mot, par avoir dans la bouche la même salive que son empereur.

Il y avait ainsi à Rome des soldats carthaginois prisonniers qui refusaient de saluer Flaminius et qui avaient un peu de l’âme d’Annibal.

Un matin, il rencontra le procureur du roi dans une rue de Vernon, alla à lui, et lui dit : — Monsieur le procureur du roi, m’est-il permis de porter ma balafre ?

Il n’avait rien, que sa très chétive demi-solde de chef d’escadron. Il avait loué à Vernon la plus petite maison qu’il avait pu trouver. Il y vivait seul, on vient de voir comment. Sous l’empire, entre deux guerres, il avait trouvé le temps d’épouser mademoiselle Gillenormand. Le vieux bourgeois, indigné au fond, avait consenti en soupirant et en disant : Les plus grandes familles y sont forcées. En 1815, madame Pontmercy, femme du reste de tout point admirable, élevée et rare et digne de son mari, était morte, laissant un enfant. Cet enfant eût été la joie du colonel dans sa solitude ; mais l’aïeul avait impérieusement réclamé son petit-fils, déclarant que, si on ne le lui donnait pas, il le déshériterait. Le père avait cédé dans l’intérêt du petit, et, ne pouvant avoir son enfant, il s’était mis à aimer les fleurs.

Il avait du reste renoncé à tout, ne remuant ni ne conspirant. Il partageait sa pensée entre les choses innocentes qu’il faisait et les choses grandes qu’il avait faites. Il passait son temps à espérer un œillet ou à se souvenir d’Austerlitz.

M. Gillenormand n’avait aucune relation avec son gendre. Le colonel était pour lui « un bandit », et il était pour le colonel « une ganache ». M. Gillenormand ne parlait jamais du colonel, si ce n’est quelquefois pour faire des allusions moqueuses à « sa baronnie ». Il était expressément convenu que Pontmercy n’essayerait jamais de voir son fils ni de lui parler, sous peine qu’on le lui rendît chassé et déshérité. Pour les Gillenormand, Pontmercy était un pestiféré. Ils entendaient élever l’enfant à leur guise. Le colonel eut tort peut-être d’accepter ces conditions, mais il les subit, croyant bien faire et ne sacrifier que lui. L’héritage du père Gillenormand était peu de chose, mais l’héritage de mademoiselle Gillenormand aînée était considérable. Cette tante, restée fille, était fort riche du côté maternel, et le fils de sa sœur était son héritier naturel.

L’enfant, qui s’appelait Marius, savait qu’il avait un père, mais rien de plus. Personne ne lui en ouvrait la bouche. Cependant, dans le monde où son grand-père le menait, les chuchotements, les demi-mots, les clins d’yeux, s’étaient fait jour à la longue jusque dans l’esprit du petit, il avait fini par comprendre quelque chose, et comme il prenait naturellement, par une sorte d’infiltration et de pénétration lente, les idées et les opinions qui étaient, pour ainsi dire, son milieu respirable, il en vint peu à peu à ne songer à son père qu’avec honte et le cœur serré.

Pendant qu’il grandissait ainsi, tous les deux ou trois mois, le colonel s’échappait, venait furtivement à Paris comme un repris de justice qui rompt son ban, et allait se poster à Saint-Sulpice, à l’heure où la tante Gillenormand menait Marius à la messe. Là, tremblant que la tante ne se retournât, caché derrière un pilier, immobile, n’osant respirer, il regardait son enfant. Ce balafré avait peur de cette vieille fille.

De là même était venue sa liaison avec le curé de Vernon, M. l’abbé Mabeuf.

Ce digne prêtre était frère d’un marguillier de Saint-Sulpice, lequel avait plusieurs fois remarqué cet homme contemplant cet enfant, et la cicatrice qu’il avait sur la joue, et la grosse larme qu’il avait dans les yeux. Cet homme qui avait si bien l’air d’un homme et qui pleurait comme une femme avait frappé le marguillier. Cette figure lui était restée dans l’esprit. Un jour, étant allé à Vernon voir son frère, il rencontra sur le pont le colonel Pontmercy et reconnut l’homme de Saint-Sulpice. Le marguillier en parla au curé, et tous deux sous un prétexte quelconque firent une visite au colonel. Cette visite en amena d’autres. Le colonel d’abord très fermé finit par s’ouvrir, et le curé et le marguillier arrivèrent à savoir toute l’histoire, et comment Pontmercy sacrifiait son bonheur à l’avenir de son enfant. Cela fit que le curé le prit en vénération et en tendresse, et le colonel de son côté prit en affection le curé. D’ailleurs, quand d’aventure ils sont sincères et bons tous les deux, rien ne se pénètre et ne s’amalgame plus aisément qu’un vieux prêtre et un vieux soldat. Au fond, c’est le même homme. L’un s’est dévoué pour la patrie d’en bas, l’autre pour la patrie d’en haut ; pas d’autre différence.

Deux fois par an, au 1er  janvier et à la Saint-Georges, Marius écrivait à son père des lettres de devoir que sa tante dictait, et qu’on eût dit copiées dans quelque formulaire ; c’était tout ce que tolérait M. Gillenormand ; et le père répondait des lettres fort tendres que l’aïeul fourrait dans sa poche sans les lire.



III

requiescant.


Le salon de madame de T. était tout ce que Marius Pontmercy connaissait du monde. C’était la seule ouverture par laquelle il pût regarder dans la vie. Cette ouverture était sombre, et il lui venait par cette lucarne plus de froid que de chaleur, plus de nuit que de jour. Cet enfant, qui n’était que joie et lumière en entrant dans ce monde étrange, y devint en peu de temps triste, et, ce qui est plus contraire encore à cet âge, grave. Entouré de toutes ces personnes imposantes et singulières, il regardait autour de lui avec un étonnement sérieux. Tout se réunissait pour accroître en lui cette stupeur. Il y avait dans le salon de madame de T. de vieilles nobles dames très vénérables qui s’appelaient Mathan, Noé, Lévis qu’on prononçait Lévi, Cambis qu’on prononçait Cambyse. Ces antiques visages et ces noms bibliques se mêlaient dans l’esprit de l’enfant à son ancien testament qu’il apprenait par cœur, et quand elles étaient là toutes, assises en cercle autour d’un feu mourant, à peine éclairées par une lampe voilée de vert, avec leurs profils sévères, leurs cheveux gris ou blancs, leurs longues robes d’un autre âge dont on ne distinguait que les couleurs lugubres, laissant tomber à de rares intervalles des paroles à la fois majestueuses et farouches, le petit Marius les considérait avec des yeux effarés, croyant voir, non des femmes, mais des patriarches et des mages, non des êtres réels, mais des fantômes.

À ces fantômes se mêlaient plusieurs prêtres, habitués de ce salon vieux, et quelques gentilshommes ; le marquis de Sassenay, secrétaire des commandements de madame de Berry, le vicomte de Valory, qui publiait sous le pseudonyme de Charles-Antoine des odes monorimes, le prince de Beauffremont qui, assez jeune, avait un chef grisonnant et une jolie et spirituelle femme dont les toilettes de velours écarlate à torsades d’or, fort décolletées, effarouchaient ces ténèbres, le marquis de Coriolis d’Espinouse, l’homme de France qui savait le mieux « la politesse proportionnée », le comte d’Amendre, bonhomme au menton bienveillant, et le chevalier de Port-de-Guy, pilier de la bibliothèque du Louvre, dite le cabinet du roi. M. de Port de Guy, chauve et plutôt vieilli que vieux, contait qu’en 1793, âge de seize ans, on l’avait mis au bagne comme réfractaire, et ferré avec un octogénaire, l’évêque de Mirepoix, réfractaire aussi, mais comme prêtre, tandis que lui l’était comme soldat. C’était à Toulon. Leur fonction était d’aller la nuit ramasser sur l’échafaud les têtes et les corps des guillotinés du jour ; ils emportaient sur leur dos ces troncs ruisselants, et leurs capes rouges de galériens avaient derrière leur nuque une croûte de sang, sèche le matin, humide le soir. Ces récits tragiques abondaient dans le salon de madame de T. ; et à force d’y maudire Marat, on y applaudissait Trestaillon. Quelques députés du genre introuvable y faisaient leur whist, M. Thibord du Chalard, M. Lemarchant de Gomicourt, et le célèbre railleur de la droite, M. Cornet-Dincourt. Le bailli de Ferrette, avec ses culottes courtes et ses jambes maigres, traversait quelquefois ce salon en allant chez M. de Talleyrand. Il avait été le camarade de plaisirs de M. le comte d’Artois, et, à l’inverse d’Aristote accroupi sous Campaspe, il avait fait marcher la Guimard à quatre pattes, et de la sorte montré aux siècles un philosophe vengé par un bailli.

Quant aux prêtres, c’étaient l’abbé Halma, le même à qui M. Larose, son collaborateur à la Foudre, disait : Bah ! qui est-ce qui n’a pas cinquante ans ? quelques blancs-becs peut-être ! l’abbé Letourneur, prédicateur du roi, l’abbé Frayssinous, qui n’était encore ni comte, ni évêque, ni ministre, ni pair, et qui portait une vieille soutane où il manquait des boutons, et l’abbé Keravenant, curé de Saint-Germain-des-Prés ; plus le nonce du pape, alors monsignor Macchi, archevêque de Nisibis, plus tard cardinal, remarquable par son long nez pensif, et un autre monsignor ainsi intitulé : abbate Palmieri, prélat domestique, un des sept protonotaires participants du saint-siège, chanoine de l’insigne basilique libérienne, avocat des saints, postulatore di santi, ce qui se rapporte aux affaires de canonisation et signifie à peu près maître des requêtes de la section du paradis ; enfin deux cardinaux, M. de la Luzerne et M. de Clermont-Tonnerre. M. le cardinal de la Luzerne était un écrivain et devait avoir, quelques années plus tard, l’honneur de signer dans le Conservateur des articles côte à côte avec Chateaubriand ; M. de Clermont-Tonnerre était archevêque de Toulouse, et venait souvent en villégiature à Paris chez son neveu le marquis de Tonnerre, qui a été ministre de la marine et de la guerre. Le cardinal de Clermont-Tonnerre était un petit vieillard gai montrant ses bas rouges sous sa soutane troussée ; il avait pour spécialité de haïr l’Encyclopédie et de jouer éperdument au billard, et les gens qui, à cette époque, passaient dans les soirs d’été rue Madame, où était alors l’hôtel de Clermont-Tonnerre, s’arrêtaient pour entendre le choc des billes, et la voix aiguë du cardinal criant à son conclaviste, monseigneur Cottret, évêque in partibus de Caryste : Marque, l’abbé, je carambole. Le cardinal de Clermont-Tonnerre avait été amené chez madame de T. par son ami le plus intime, M. de Roquelaure, ancien évêque de Senlis et l’un des quarante. M. de Roquelaure était considérable par sa haute taille et par son assiduité à l’académie ; à travers la porte vitrée de la salle voisine de la bibliothèque où l’académie française tenait alors ses séances, les curieux pouvaient tous les jeudis contempler l’ancien évêque de Senlis, habituellement debout, poudré à frais, en bas violets, et tournant le dos à la porte, apparemment pour mieux faire voir son petit collet. Tous ces ecclésiastiques, quoique la plupart hommes de cour autant qu’hommes d’église, s’ajoutaient à la gravité du salon de T., dont cinq pairs de France, le marquis de Vibraye, le marquis de Talaru, le marquis d’Herbouville, le vicomte Dambray et le duc de Valentinois, accentuaient l’aspect seigneurial. Ce duc de Valentinois, quoique prince de Monaco, c’est-à-dire prince souverain étranger, avait une si haute idée de la France et de la pairie qu’il voyait tout à travers elles. C’était lui qui disait : Les cardinaux sont les pairs de France de Rome ; les lords sont les pairs de France d’Angleterre. Au reste, car il faut en ce siècle que la révolution soit partout, ce salon féodal était, comme nous l’avons dit, dominé par un bourgeois. M. Gillenormand y régnait.

C’était là l’essence et la quintessence de la société parisienne blanche. On y tenait en quarantaine les renommées, même royalistes. Il y a toujours de l’anarchie dans la renommée. Chateaubriand, entrant là, y eût fait l’effet du père Duchêne. Quelques ralliés pourtant pénétraient, par tolérance, dans ce monde orthodoxe. Le comte Beugnot y était reçu à correction.

Les salons « nobles » d’aujourd’hui ne ressemblent plus à ces salons-là. Le faubourg Saint-Germain d’à présent sent le fagot. Les royalistes de maintenant sont des démagogues, disons-le à leur louange.

Chez madame de T., le monde étant supérieur, le goût était exquis et hautain, sous une grande fleur de politesse. Les habitudes y comportaient toutes sortes de raffinements involontaires qui étaient l’ancien régime même, enterré, mais vivant. Quelques-unes de ces habitudes, dans le langage surtout, semblaient bizarres. Des connaisseurs superficiels eussent pris pour province ce qui n’était que vétusté. On appelait une femme madame la générale. Madame la colonelle n’était pas absolument inusité. La charmante madame de Léon, en souvenir sans doute des duchesses de Longueville et de Chevreuse, préférait cette appellation à son titre de princesse. La marquise de Créquy, elle aussi, s’était appelée madame la colonelle.

Ce fut ce petit haut monde qui inventa aux Tuileries le raffinement de dire toujours en parlant au roi dans l’intimité le roi à la troisième personne et jamais votre majesté ; la qualification votre majesté ayant été « souillée par l’usurpateur ».

On jugeait là les faits et les hommes. On raillait le siècle, ce qui dispensait de le comprendre. On s’entr’aidait dans l’étonnement. On se communiquait la quantité de clarté qu’on avait. Mathusalem renseignait Épiménide.

Le sourd mettait l’aveugle au courant. On déclarait non avenu le temps écoulé depuis Coblentz. De même que Louis XVIII était, par la grâce de Dieu, à la vingt-cinquième année de son règne, les émigrés étaient, de droit, à la vingt-cinquième année de leur adolescence.

Tout était harmonieux ; rien ne vivait trop ; la parole était à peine un souffle ; le journal, d’accord avec le salon, semblait un papyrus. Il y avait des jeunes gens, mais ils étaient un peu morts. Dans l’antichambre, les livrées étaient vieillottes. Ces personnages, complètement passés, étaient servis par des domestiques du même genre. Tout cela avait l’air d’avoir vécu il y a longtemps, et de s’obstiner contre le sépulcre. Conserver, Conservation, Conservateur, c’était là à peu près tout le dictionnaire. Être en bonne odeur, était la question. Il y avait en effet des aromates dans les opinions de ces groupes vénérables, et les idées sentaient le vétyver. C’était un monde momie. Les maîtres étaient embaumés, les valets étaient empaillés.

Une digne vieille marquise émigrée et ruinée, n’ayant plus qu’une bonne, continuait de dire : Mes gens.

Que faisait-on dans le salon de madame de T. ? On était ultra.

Être ultra ; ce mot, quoique ce qu’il représente n’ait peut-être pas disparu, ce mot n’a plus de sens aujourd’hui. Expliquons-le.

Être ultra, c’est aller au delà. C’est attaquer le sceptre au nom du trône et la mitre au nom de l’autel ; c’est malmener la chose qu’on traîne ; c’est ruer dans l’attelage ; c’est chicaner le bûcher sur le degré de cuisson des hérétiques ; c’est reprocher à l’idole son peu d’idolâtrie ; c’est insulter par excès de respect ; c’est trouver dans le pape pas assez de papisme, dans le roi pas assez de royauté, et trop de lumière à la nuit ; c’est être mécontent de l’albâtre, de la neige, du cygne et du lys au nom de la blancheur ; c’est être partisan des choses au point d’en devenir l’ennemi ; c’est être si fort pour, qu’on est contre.

L’esprit ultra caractérise spécialement la première phase de la restauration. Rien dans l’histoire n’a ressemblé à ce quart d’heure qui commence à 1814 et qui se termine vers 1820 à l’avènement de M. de Villèle, l’homme pratique de la droite. Ces six années furent un moment extraordinaire, à la fois bruyant et morne, riant et sombre, éclairé comme par le rayonnement de l’aube et tout couvert en même temps des ténèbres des grandes catastrophes qui emplissaient encore l’horizon et s’enfonçaient lentement dans le passé. Il y eut là, dans cette lumière et dans cette ombre, tout un petit monde nouveau et vieux, bouffon et triste, juvénile et sénile, se frottant les yeux ; rien ne ressemble au réveil comme le retour ; groupe qui regardait la France avec humeur et que la France regardait avec ironie ; de bons vieux hiboux marquis plein les rues, les revenus et les revenants, des « ci-devant » stupéfaits de tout, de braves et nobles gentilshommes souriant d’être en France et en pleurant aussi, ravis de revoir leur patrie, désespérés de ne plus retrouver leur monarchie ; la noblesse des croisades conspuant la noblesse de l’empire, c’est-à-dire la noblesse de l’épée ; les races historiques ayant perdu le sens de l’histoire ; les fils des compagnons de Charlemagne dédaignant les compagnons de Napoléon. Les épées, comme nous venons de le dire, se renvoyaient l’insulte ; l’épée de Fontenoy était risible et n’était qu’une rouillarde ; l’épée de Marengo était odieuse et n’était qu’un sabre. Jadis méconnaissait Hier. On n’avait plus le sentiment de ce qui était grand, ni le sentiment de ce qui était ridicule. Il y eut quelqu’un qui appela Bonaparte Scapin. Ce monde n’est plus. Rien, répétons-le, n’en reste aujourd’hui. Quand nous en tirons par hasard quelque figure et que nous essayons de le faire revivre par la pensée, il nous semble étrange comme un monde antédiluvien. C’est qu’en effet il a été lui aussi englouti par un déluge. Il a disparu sous deux révolutions. Quels flots que les idées ! Comme elles couvrent vite tout ce qu’elles ont mission de détruire et d’ensevelir, et comme elles font promptement d’effrayantes profondeurs !

Telle était la physionomie des salons de ces temps lointains et candides où M. Martainville avait plus d’esprit que Voltaire.

Ces salons avaient une littérature et une politique à eux. On y croyait en Fiévée. M. Agier y faisait loi. On y commentait M. Colnet, le publiciste bouquiniste du quai Malaquais. Napoléon y était pleinement Ogre de Corse. Plus tard, l’introduction dans l’histoire de M. le marquis de Buonaparté, lieutenant général des armées du roi, fut une concession à l’esprit du siècle.

Ces salons ne furent pas longtemps purs. Dès 1818, quelques doctrinaires commencèrent à y poindre, nuance inquiétante. La manière de ceux-là était d’être royalistes et de s’en excuser. Là où les ultras étaient très fiers, les doctrinaires étaient un peu honteux. Ils avaient de l’esprit ; ils avaient du silence ; leur dogme politique était convenablement empesé de morgue ; ils devaient réussir. Ils faisaient, utilement d’ailleurs, des excès de cravate blanche et d’habit boutonné. Le tort, ou le malheur, du parti doctrinaire a été de créer la jeunesse vieille. Ils prenaient des poses de sages. Ils rêvaient de greffer sur le principe absolu et excessif un pouvoir tempéré. Ils opposaient, et parfois avec une rare intelligence, au libéralisme démolisseur un libéralisme conservateur. On les entendait dire : « Grâce pour le royalisme ! il a rendu plus d’un service. Il a rapporté la tradition, le culte, la religion, le respect. Il est fidèle, brave, chevaleresque, aimant, dévoué. Il vient mêler, quoique à regret, aux grandeurs nouvelles de la nation les grandeurs séculaires de la monarchie. Il a le tort de ne pas comprendre la révolution, l’empire, la gloire, la liberté, les jeunes idées, les jeunes générations, le siècle. Mais ce tort qu’il a envers nous, ne l’avons-nous pas quelquefois envers lui ? La révolution, dont nous sommes les héritiers, doit avoir l’intelligence de tout. Attaquer le royalisme, c’est le contre-sens du libéralisme. Quelle faute ! et quel aveuglement ! La France révolutionnaire manque de respect à la France historique, c’est-à-dire à sa mère, c’est-à-dire à elle-même. Après le 5 septembre, on traite la noblesse de la monarchie comme après le 8 juillet on traitait la noblesse de l’empire. Ils ont été injustes pour l’aigle, nous sommes injustes pour la fleur de lys. On veut donc toujours avoir quelque chose à proscrire ! Dédorer la couronne de Louis XIV, gratter l’écusson d’Henri IV, cela est-il bien utile ? Nous raillons M. de Vaublanc qui effaçait les N du pont d’Iéna ! Que faisait-il donc ? Ce que nous faisons. Bouvines nous appartient comme Marengo. Les fleurs de lys sont à nous comme les N. C’est notre patrimoine. À quoi bon l’amoindrir ? Il ne faut pas plus renier la patrie dans le passé que dans le présent. Pourquoi ne pas vouloir toute l’histoire ? Pourquoi ne pas aimer toute la France ? »

C’est ainsi que les doctrinaires critiquaient et protégeaient le royalisme, mécontent d’être critiqué et furieux d’être protégé. Les ultras marquèrent la première époque du royalisme ; la congrégation caractérisa la seconde. À la fougue succéda l’habileté. Bornons ici cette esquisse.

Dans le cours de ce récit, l’auteur de ce livre a trouvé sur son chemin ce moment curieux de l’histoire contemporaine ; il a dû y jeter en passant un coup d’œil et retracer quelques-uns des linéaments singuliers de cette société aujourd’hui inconnue. Mais il le fait rapidement et sans aucune idée amère ou dérisoire. Des souvenirs, affectueux et respectueux, car ils touchent à sa mère, l’attachent à ce passé. D’ailleurs, disons-le, ce même petit monde avait sa grandeur. On en peut sourire, mais on ne peut ni le mépriser ni le haïr. C’était la France d’autrefois.

Marius Pontmercy fit comme tous les enfants des études quelconques. Quand il sortit des mains de la tante Gillenormand, son grand-père le confia à un digne professeur de la plus pure innocence classique. Cette jeune âme qui s’ouvrait passa d’une prude à un cuistre. Marius eut ses années de collège, puis il entra à l’école de droit. Il était royaliste, fanatique et austère. Il aimait peu son grand-père dont la gaîté et le cynisme le froissaient, et il était sombre à l’endroit de son père.

C’était du reste un garçon ardent et froid, noble, généreux, fier, religieux, exalté ; digne jusqu’à la dureté, pur jusqu’à la sauvagerie.

IV

fin du brigand.


L’achèvement des études classiques de Marius coïncida avec la sortie du monde de M. Gillenormand. Le vieillard dit adieu au faubourg Saint-Germain et au salon de madame de T., et vint s’établir au Marais dans sa maison de la rue des Filles-du-Calvaire. Il avait là pour domestiques, outre le portier, cette femme de chambre Nicolette qui avait succédé à la Magnon, et ce Basque essoufflé et poussif dont il a été parlé plus haut.

En 1827, Marius venait d’atteindre ses dix-sept ans. Comme il rentrait un soir, il vit son grand-père qui tenait une lettre à la main.

— Marius, dit M. Gillenormand, tu partiras demain pour Vernon,

— Pourquoi ? dit Marius.

— Pour voir ton père.

Marius eut un tremblement. Il avait songé à tout, excepté à ceci, qu’il pourrait un jour se faire qu’il eut à voir son père. Rien ne pouvait être pour lui plus inattendu, plus surprenant, et, disons-le, plus désagréable. C’était l’éloignement contraint au rapprochement. Ce n’était pas un chagrin, non, c’était une corvée.

Marius, outre ses motifs d’antipathie politique, était convaincu que son père, le sabreur, comme l’appelait M. Gillenormand dans ses jours de douceur, ne l’aimait pas ; cela était évident, puisqu’il l’avait abandonné ainsi et laissé à d’autres. Ne se sentant point aimé, il n’aimait point. Rien de plus simple, se disait-il.

Il fut si stupéfait qu’il ne questionna pas M. Gillenormand. Le grand-père reprit :

— Il paraît qu’il est malade. Il te demande.

Et après un silence il ajouta :

— Pars demain matin. Je crois qu’il y a cour des Fontaines une voiture qui part à six heures et qui arrive le soir. Prends-la. Il dit que c’est pressé.

Puis il froissa la lettre et la mit dans sa poche. Marius aurait pu partir le soir même et être près de son père le lendemain matin. Une diligence de la rue du Bouloi faisait à cette époque le voyage de Rouen la nuit et passait par Vernon. Ni M. Gillenormand ni Marius ne songèrent à s’informer.

Le lendemain, à la brune, Marius arrivait à Vernon. Les chandelles commençaient à s’allumer. Il demanda au premier passant venu : la maison de monsieur Pontmercy. Car dans sa pensée il était de l’avis de la restauration, et, lui non plus, ne reconnaissait son père ni baron ni colonel.

On lui indiqua le logis. Il sonna ; une femme vint lui ouvrir, une petite lampe à la main.

— Monsieur Pontmercy ? dit Marins.

La femme resta immobile.

— Est-ce ici ? demanda Marins.

La femme fit de la tête un signe affirmatif.

— Pourrais-je lui parler ?

La femme fit un signe négatif.

— Mais je suis son fils, reprit Marius. Il m’attend.

— Il ne vous attend plus, dit la femme.

Alors il s’aperçut qu’elle pleurait.

Elle lui désigna du doigt la porte d’une salle basse. Il entra.

Dans cette salle qu’éclairait une chandelle de suif posée sur la cheminée, il y avait trois hommes, un qui était debout, un qui était à genoux, et un qui était à terre et en chemise couché tout de son long sur le carreau. Celui qui était à terre était le colonel.

Les deux autres étaient un médecin et un prêtre, qui priait. Le colonel était depuis trois jours atteint d’une fièvre cérébrale. Au début de la maladie, ayant un mauvais pressentiment, il avait écrit à M. Gillenormand pour demander son fils. La maladie avait empiré. Le soir même de l’arrivée de Marius à Vernon, le colonel avait eu un accès de délire ; il s’était levé de son lit malgré la servante, en criant : — Mon fils n’arrive pas ! je vais au-devant de lui ! — Puis il était sorti de sa chambre et était tombé sur le carreau de l’antichambre. Il venait d’expirer.

On avait appelé le médecin et le curé. Le médecin était arrivé trop tard, le curé était arrivé trop tard. Le fils aussi était arrivé trop tard. À la clarté crépusculaire de la chandelle, on distinguait sur la joue du colonel gisant et pâle une grosse larme qui avait coulé de son œil mort. L’œil était éteint, mais la larme n’était pas séchée. Cette larme, c’était le retard de son fils.

Marius considéra cet homme qu’il voyait pour la première fois, et pour la dernière, ce visage vénérable et mâle, ces yeux ouverts qui ne regardaient pas, ces cheveux blancs, ces membres robustes sur lesquels on distinguait çà et là des lignes brunes qui étaient des coups de sabre et des espèces d’étoiles rouges qui étaient des trous de balles. Il considéra cette gigantesque balafre qui imprimait l’héroïsme sur cette face où Dieu avait empreint la bonté. Il songea que cet homme était son père et que cet homme était mort, et il resta froid.

La tristesse qu’il éprouvait fut la tristesse qu’il aurait ressentie devant tout autre homme qu’il aurait vu étendu mort.

Le deuil, un deuil poignant, était dans cette chambre. La servante se lamentait dans un coin, le curé priait, et on l’entendait sangloter, le médecin s’essuyait les yeux ; le cadavre lui-même pleurait.

Ce médecin, ce prêtre et cette femme regardaient Marins à travers leur affliction sans dire une parole ; c’était lui qui était l’étranger. Marius, trop peu ému, se sentit honteux et embarrassé de son attitude ; il avait son chapeau à la main, il le laissa tomber à terre, afin de faire croire que la douleur lui ôtait la force de le tenir.

En même temps il éprouvait comme un remords et il se méprisait d’agir ainsi. Mais était-ce sa faute ? Il n’aimait pas son père, quoi !

Le colonel ne laissait rien. La vente du mobilier paya à peine l’enterrement. La servante trouva un chiffon de papier qu’elle remit à Marius. Il y avait ceci, écrit de la main du colonel :

« — Pour mon fils. — L’empereur m’a fait baron sur le champ de bataille de Waterloo. Puisque la restauration me conteste ce titre que j’ai payé de mon sang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu’il en sera digne. »

Derrière, le colonel avait ajouté :

« À cette même bataille de Waterloo, un sergent m’a sauvé la vie. Cet homme s’appelle Thénardier. Dans ces derniers temps, je crois qu’il tenait une petite auberge dans un village des environs de Paris, à Chelles ou à Montfermeil. Si mon fils le rencontre, il fera à Thénardier tout le bien qu’il pourra. »

Non par religion pour son père, mais à cause de ce respect vague de la mort qui est toujours si impérieux au cœur de l’homme, Marius prit ce papier et le serra.

Rien ne resta du colonel. M. Gillenormand fit vendre au fripier son épée et son uniforme. Les voisins dévalisèrent le jardin et pillèrent les fleurs rares. Les autres plantes devinrent ronces et broussailles, ou moururent.

Marius n’était demeuré que quarante-huit heures à Vernon. Après l’enterrement, il était revenu à Paris et s’était remis à son droit, sans plus songer à son père que s’il n’eût jamais vécu. En deux jours le colonel avait été enterré, et en trois jours oublié.

Marius avait un crêpe à son chapeau. Voilà tout.


V

utilité d’aller à la messe pour devenir révolutionnaire.


Marius avait gardé les habitudes religieuses de son enfance. Un dimanche qu’il était allé entendre la messe à Saint-Sulpice, à cette même chapelle de la Vierge où sa tante le menait quand il était petit, étant ce jour-là distrait et rêveur plus qu’à l’ordinaire, il s’était placé derrière un pilier et agenouillé, sans y faire attention, sur une chaise en velours d’Utrecht au dossier de laquelle était écrit ce nom : Monsieur Mabeuf, marguillier. La messe commençait à peine qu’un vieillard se présenta et dit à Marius :

— Monsieur, c’est ma place.

Marius s’écarta avec empressement, et le vieillard reprit sa chaise.

La messe finie, Marius était resté pensif à quelques pas ; le vieillard s’approcha de nouveau et lui dit :

— Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir dérangé tout à l’heure et de vous déranger encore en ce moment ; mais vous avez dû me trouver fâcheux, il faut que je vous explique.

— Monsieur, dit Marius, c’est inutile.

— Si ! reprit le vieillard, je ne veux pas que vous ayez mauvaise idée de moi. Voyez-vous, je tiens à cette place. Il me semble que la messe y est meilleure. Pourquoi ? je vais vous le dire. C’est à cette place-là que j’ai vu venir pendant des années, tous les deux ou trois mois régulièrement, un pauvre brave père qui n’avait pas d’autre occasion et pas d’autre manière de voir son enfant, parce que, pour des arrangements de famille, on l’en empêchait. Il venait à l’heure où il savait qu’on menait son fils à la messe. Le petit ne se doutait pas que son père était là. Il ne savait même peut-être pas qu’il avait un père, l’innocent ! Le père, lui, se tenait derrière ce pilier pour qu’on ne le vît pas. Il regardait son enfant, et il pleurait. Il adorait ce petit, ce pauvre homme ! J’ai vu cela. Cet endroit est devenu comme sanctifié pour moi, et j’ai pris l’habitude de venir y entendre la messe. Je le préfère au banc d’œuvre où j’aurais droit d’être comme marguillier. J’ai même un peu connu ce malheureux monsieur. Il avait un beau-père, une tante riche, des parents, je ne sais plus trop, qui menaçaient de déshériter l’enfant si, lui le père, il le voyait. Il s’était sacrifié pour que son fils fût riche un jour et heureux. On l’en séparait pour opinion politique. Certainement j’approuve les opinions politiques, mais il y a des gens qui ne savent pas s’arrêter. Mon Dieu ! parce qu’un homme a été à Waterloo, ce n’est pas un monstre ; on ne sépare point pour cela un père de son enfant. C’était un colonel de Bonaparte. Il est mort, je crois. Il demeurait à Vernon où j’ai mon frère curé, et il s’appelait quelque chose comme Pontmarie ou Montpercy… — Il avait, ma foi, un beau coup de sabre.

— Pontmercy ? dit Marius en pâlissant.

— Précisément. Pontmercy. Est-ce que vous l’avez connu ?

— Monsieur, dit Marius, c’était mon père.

Le vieux marguillier joignit les mains, et s’écria :

— Ah ! vous êtes l’enfant ! Oui, c’est cela, ce doit être un homme à présent. Eh bien ! pauvre enfant, vous pouvez dire que vous avez eu un père qui vous a bien aimé !

Marius offrit son bras au vieillard et le ramena jusqu’à son logis. Le lendemain, il dit à M. Gillenormand :

— Nous avons arrangé une partie de chasse avec quelques amis. Voulez-vous me permettre de m’absenter trois jours ?

— Quatre ! répondit le grand-père. Va, amuse-toi.

Et, clignant de l’œil, il dit bas à sa fille :

— Quelque amourette !



VI

ce que c’est d’avoir rencontré un marguillier.


Où alla Marius, on le verra un peu plus loin.

Marius fut trois jours absent, puis il revint à Paris, alla droit à la bibliothèque de l’école de droit, et demanda la collection du Moniteur. Il lut le Moniteur, il lut toutes les histoires de la république et de l’empire, le Mémorial de Sainte-Hélène, tous les mémoires, les journaux, les bulletins, les proclamations ; il dévora tout. La première fois qu’il rencontra le nom de son père dans les bulletins de la grande armée, il en eut la fièvre toute une semaine. Il alla voir les généraux sous lesquels Georges Pontmercy avait servi, entre autres le comte H. Le marguillier Mabeuf, qu’il était allé revoir, lui avait conté la vie de Vernon, la retraite du colonel, ses fleurs, sa solitude. Marius arriva à connaître pleinement cet homme rare, sublime et doux, cette espèce de lion-agneau qui avait été son père.

Cependant, occupé de cette étude qui lui prenait tous ses instants comme toutes ses pensées, il ne voyait presque plus les Gillenormand. Aux heures des repas, il paraissait ; puis on le cherchait, il n’était plus là. La tante bougonnait. Le père Gillenormand souriait. — Bah ! bah ! c’est le temps des fillettes ! — Quelquefois le vieillard ajoutait : — Diable ! je croyais que c’était une galanterie, il paraît que c’est une passion.

C’était une passion en effet.

Marius était en train d’adorer son père.

En même temps un changement extraordinaire se faisait dans ses idées. Les phases de ce changement furent nombreuses et successives. Comme ceci est l’histoire de beaucoup d’esprits de notre temps, nous croyons utile de suivre ces phases pas à pas et de les indiquer toutes.

Cette histoire où il venait de mettre les yeux l’effarait.

Le premier effet fut l’éblouissement.

La république, l’empire, n’avaient été pour lui jusqu’alors que des mots monstrueux. La république, une guillotine dans un crépuscule ; l’empire, un sabre dans la nuit. Il venait d’y regarder, et là où il s’attendait à ne trouver qu’un chaos de ténèbres, il avait vu, avec une sorte de surprise inouïe mêlée de crainte et de joie, étinceler des astres, Mirabeau, Vergniaud, Saint-Just, Robespierre, Camille Desmoulins, Danton, et se lever un soleil, Napoléon. Il ne savait où il en était. Il reculait aveuglé de clartés. Peu à peu, l’étonnement passé, il s’accoutuma à ces rayonnements, il considéra les actions sans vertige, il examina les personnages sans terreur ; la révolution et l’empire se mirent lumineusement en perspective devant sa prunelle visionnaire ; il vit chacun de ces deux groupes d’événements et d’hommes se résumer dans deux faits énormes ; la république dans la souveraineté du droit civique restituée aux masses, l’empire dans la souveraineté de l’idée française imposée à l’Europe ; il vit sortir de la révolution la grande figure du peuple et de l’empire la grande figure de la France. Il se déclara dans sa conscience que tout cela avait été bon.

Ce que son éblouissement négligeait dans cette première appréciation beaucoup trop synthétique, nous ne croyons pas nécessaire de l’indiquer ici. C’est l’état d’un esprit en marche que nous constatons. Les progrès ne se font pas tous en une étape. Cela dit, une fois pour toutes, pour ce qui précède comme pour ce qui va suivre, nous continuons.

Il s’aperçut alors que jusqu’à ce moment il n’avait pas plus compris son pays qu’il n’avait compris son père. Il n’avait connu ni l’un ni l’autre, et il avait eu une sorte de nuit volontaire sur les yeux. Il voyait maintenant ; et d’un côté il admirait, de l’autre il adorait.

Il était plein de regrets, et de remords, et il songeait avec désespoir que tout ce qu’il avait dans l’âme, il ne pouvait plus le dire maintenant qu’à un tombeau. Oh ! si son père avait existé, s’il l’avait eu encore, si Dieu dans sa compassion et dans sa bonté avait permis que ce père fût encore vivant, comme il aurait couru, comme il se serait précipité, comme il aurait crié à son père : Père ! me voici ! c’est moi ! j’ai le même cœur que toi ! je suis ton fils ! Comme il aurait embrassé sa tête blanche, inondé ses cheveux de larmes, contemplé sa cicatrice, pressé ses mains, adoré ses vêtements, baisé ses pieds ! Oh ! pourquoi ce père était-il mort si tôt, avant l’âge, avant la justice, avant l’amour de son fils ! Marins avait un continuel sanglot dans le cœur qui disait à tout moment : hélas ! En même temps il devenait plus vraiment sérieux, plus vraiment grave, plus sûr de sa foi et de sa pensée. À chaque instant des lueurs du vrai venaient compléter sa raison. Il se faisait en lui comme une croissance intérieure. Il sentait une sorte d’agrandissement naturel que lui apportaient ces deux choses, nouvelles pour lui, son père et sa patrie.

Comme lorsqu’on a une clef, tout s’ouvrait ; il s’expliquait ce qu’il avait haï, il pénétrait ce qu’il avait abhorré ; il voyait désormais clairement le sens providentiel, divin et humain, des grandes choses qu’on lui avait appris à détester et des grands hommes qu’on lui avait enseigné à maudire. Quand il songeait à ses précédentes opinions, qui n’étaient que d’hier et qui pourtant lui semblaient déjà si anciennes, il s’indignait et il souriait.

De la réhabilitation de son père il avait naturellement passé à la réhabilitation de Napoléon.

Pourtant celle-ci, disons-le, ne s’était point faite sans labeur.

Dès l’enfance on l’avait imbu des jugements du parti de 1814 sur Bonaparte. Or, tous les préjugés de la restauration, tous ses intérêts, tous ses instincts, tendaient à défigurer Napoléon. Elle l’exécrait plus encore que Robespierre. Elle avait exploité assez habilement la fatigue de la nation et la haine des mères. Bonaparte était devenu une sorte de monstre presque fabuleux, et, pour le peindre à l’imagination du peuple qui, comme nous l’indiquions tout à l’heure, ressemble à l’imagination des enfants, le parti de 1814 faisait apparaître successivement tous les masques effrayants, depuis ce qui est terrible en restant grandiose jusqu’à ce qui est terrible en devenant grotesque, depuis Tibère jusqu’à Croquemitaine. Ainsi, en parlant de Bonaparte, on était libre de sangloter ou de pouffer de rire, pourvu que la haine fît la basse. Marius n’avait jamais eu — sur cet homme, comme on l’appelait, — d’autres idées dans l’esprit. Elles s’étaient combinées avec la ténacité qui était dans sa nature. Il y avait en lui tout un petit homme têtu qui haïssait Napoléon.

En lisant l’histoire, en l’étudiant surtout dans les documents et dans les matériaux, le voile qui couvrait Napoléon aux yeux de Marius se déchira peu à peu. Il entrevit quelque chose d’immense, et soupçonna qu’il s’était trompé jusqu’à ce moment sur Bonaparte comme sur tout le reste ; chaque jour il voyait mieux ; et il se mit à gravir lentement, pas à pas, au commencement presque à regret, ensuite avec enivrement et comme attiré par une fascination irrésistible, d’abord les degrés sombres, puis les degrés vaguement éclairés, enfin les degrés lumineux et splendides de l’enthousiasme.

Une nuit, il était seul dans sa petite chambre située sous le toit. Sa bougie était allumée ; il lisait accoudé sur sa table à côté de sa fenêtre ouverte. Toutes sortes de rêveries lui arrivaient de l’espace et se mêlaient à sa pensée. Quel spectacle que la nuit ! on entend des bruits sourds sans savoir d’où ils viennent, on voit rutiler comme une braise Jupiter qui est douze cents fois plus gros que la terre, l’azur est noir, les étoiles brillent, c’est formidable.

Il lisait les bulletins de la grande armée, ces strophes homériques écrites sur le champ de bataille ; il y voyait par intervalles le nom de son père, toujours le nom de l’empereur ; tout le grand empire lui apparaissait ; il sentait comme une marée qui se gonflait en lui et qui montait ; il lui semblait par moments que son père passait près de lui comme un souffle, et lui parlait à l’oreille ; il devenait peu à peu étrange ; il croyait entendre les tambours, le canon, les trompettes, le pas mesuré des bataillons, le galop sourd et lointain des cavaleries ; de temps en temps ses yeux se levaient vers le ciel et regardaient luire dans les profondeurs sans fond les constellations colossales, puis ils retombaient sur le livre et ils y voyaient d’autres choses colossales remuer confusément. Il avait le cœur serré. Il était transporté, tremblant, haletant ; tout à coup, sans savoir lui-même ce qui était en lui et à quoi il obéissait, il se dressa, étendit ses deux bras hors de la fenêtre, regarda fixement l’ombre, le silence, l’infini ténébreux, l’immensité éternelle, et cria : Vive l’empereur !

À partir de ce moment, tout fut dit. L’ogre de Corse, — l’usurpateur, — le tyran, — le monstre qui était l’amant de ses sœurs, — l’histrion qui prenait des leçons de Talma, — l’empoisonneur de Jaffa, — le tigre, — Buonaparté, — tout cela s’évanouit, et fit place dans son esprit à un vague et éclatant rayonnement où resplendissait à une hauteur inaccessible le pâle fantôme de marbre de César. L’empereur n’avait été pour son père que le bien-aimé capitaine qu’on admire et pour qui l’on se dévoue ; il fut pour Marius quelque chose de plus. Il fut le constructeur prédestiné du groupe français succédant au groupe romain dans la domination de l’univers. Il fut le prodigieux architecte d’un écroulement, le continuateur de Charlemagne, de Louis XI, de Henri IV, de Richelieu, de Louis XIV et du comité de salut public, ayant sans doute ses taches, ses fautes et même son crime, c’est-à-dire étant homme ; mais auguste dans, ses fautes, brillant dans ses taches, puissant dans son crime. Il fut l’homme prédestiné qui avait forcé toutes les nations à dire : — la grande nation. Il fut mieux encore ; il fut l’incarnation même de la France, conquérant l’Europe par l’épée qu’il tenait et le monde par la clarté qu’il jetait. Marius vit en Bonaparte le spectre éblouissant qui se dressera toujours sur la frontière et qui gardera l’avenir. Despote, mais dictateur ; despote résultant d’une république et résumant une révolution. Napoléon devint pour lui l’homme-peuple comme Jésus est l’homme-Dieu.

On le voit, à la façon de tous les nouveaux venus dans une religion, sa conversion l’enivrait, il se précipitait dans l’adhésion et il allait trop loin. Sa nature était ainsi ; une fois sur une pente, il lui était presque impossible d’enrayer. Le fanatisme pour l’épée le gagnait et compliquait dans son esprit l’enthousiasme pour l’idée. Il ne s’apercevait point qu’avec le génie, et pêle-mêle, il admirait la force, c’est-à-dire qu’il installait dans les deux compartiments de son idolâtrie, d’un côté ce qui est divin, de l’autre ce qui est brutal. À plusieurs égards, il s’était mis à se tromper autrement. Il admettait tout. Il y a une manière de rencontrer l’erreur en allant à la vérité. Il avait une sorte de bonne foi violente qui prenait tout en bloc. Dans la voie nouvelle où il était entré, en jugeant les torts de l’ancien régime comme en mesurant la gloire de Napoléon, il négligeait les circonstances atténuantes.

Quoi qu’il en fût, un pas prodigieux était fait. Où il avait vu autrefois la chute de la monarchie, il voyait maintenant l’avènement de la France. Son orientation était changée. Ce qui avait été le couchant était le levant. Il s’était retourné.

Toutes ces révolutions s’accomplissaient en lui sans que sa famille s’en doutât.

Quand, dans ce mystérieux travail, il eut tout à fait perdu son ancienne peau de bourbonien et d’ultra, quand il eut dépouillé l’aristocrate, le jacobite et le royaliste, lorsqu’il fut pleinement révolutionnaire, profondément démocrate et presque républicain, il alla chez un graveur du quai des Orfèvres et y commanda cent cartes portant ce nom : le baron Marius Pontmercy.

Ce qui n’était qu’une conséquence très logique du changement qui s’était opéré en lui, changement dans lequel tout gravitait autour de son père. Seulement, comme il ne connaissait personne et qu’il ne pouvait semer ces cartes chez aucun portier, il les mit dans sa poche.

Par une autre conséquence naturelle, à mesure qu’il se rapprochait de son père, de sa mémoire, et des choses pour lesquelles le colonel avait combattu vingt-cinq ans, il s’éloignait de son grand-père. Nous l’avons dit, dès longtemps l’humeur de M. Gillenormand ne lui agréait point. Il y avait déjà entre eux toutes les dissonances de jeune homme grave à vieillard frivole. La gaîté de Géronte choque et exaspère la mélancolie de Werther. Tant que les mêmes opinions politiques et les mêmes idées leur avaient été communes, Marins s’était rencontré là avec M. Gillenormand comme sur un pont. Quand ce pont tomba, l’abîme se fit. Et puis, par-dessus tout, Marius éprouvait des mouvements de révolte inexprimables en songeant que c’était M. Gillenormand qui, pour des motifs stupides, l’avait arraché sans pitié au colonel, privant ainsi le père de l’enfant et l’enfant du père.

À force de piété pour son père, Marius en était presque venu à l’aversion pour son aïeul.

Rien de cela du reste, nous l’avons dit, ne se trahissait au dehors. Seulement il était froid de plus en plus ; laconique aux repas, et rare dans la maison. Quand sa tante l’en grondait, il était très doux et donnait pour prétexte ses études, les cours, les examens, des conférences, etc. Le grand-père ne sortait pas de son diagnostic infaillible : — Amoureux ! Je m’y connais.

Marius faisait de temps en temps quelques absences.

— Où va-t-il donc comme cela ? demandait la tante.

Dans un de ces voyages, toujours très courts, il était allé à Montfermeil pour obéir à l’indication que son père lui avait laissée, et il avait cherché l’ancien sergent de Waterloo, l’aubergiste Thénardier. Thénardier avait fait faillite, l’auberge était fermée, et l’on ne savait ce qu’il était devenu. Pour ces recherches, Marins fut quatre jours hors de la maison.

— Décidément, dit le grand-père, il se dérange.

On avait cru remarquer qu’il portait sur sa poitrine et sous sa chemise quelque chose qui était attaché à son cou par un ruban noir.



VII

quelque cotillon.


Nous avons parlé d’un lancier.

C’était un arricre-petit-neveu que M. Gillenormand avait du côté paternel, et qui menait, en dehors de la famille et loin de tous les foyers domestiques, la vie de garnison. Le lieutenant Théodule Gillenormand remplissait toutes les conditions voulues pour être ce qu’on appelle un joli officier. Il avait « une taille de demoiselle », une façon de traîner le sabre victorieuse, et la moustache en croc. Il venait fort rarement à Paris, si rarement que Marius ne l’avait jamais vu. Les deux cousins ne se connaissaient que de nom. Théodule était, nous croyons l’avoir dit, le favori de la tante Gillenormand, qui le préférait parce qu’elle ne le voyait pas. Ne pas voir les gens, cela permet de leur supposer toutes les perfections.

Un matin, mademoiselle Gillenormand aînée était rentrée chez elle aussi émue que sa placidité pouvait l’être. Marius venait encore de demander à son grand-père la permission de faire un petit voyage, ajoutant qu’il comptait partir le soir même. — Va ! avait répondu le grand-père, et M. Gillenormand avait ajouté à part en poussant ses deux sourcils vers le haut de son front : Il découche avec récidive. Mademoiselle Gillenormand était remontée dans sa chambre très intriguée, et avait jeté dans l’escalier ce point d’exclamation : C’est fort ! et ce point d’interrogation : Mais où donc est-ce qu’il va ? Elle entrevoyait quelque aventure de cœur plus ou moins illicite, une femme dans la pénombre, un rendez-vous, un mystère, et elle n’eût pas été fâchée d’y fourrer ses lunettes. La dégustation d’un mystère, cela ressemble à la primeur d’un esclandre ; les saintes âmes ne détestent point cela. Il y a dans les compartiments secrets de la bigoterie quelque curiosité pour le scandale.

Elle était donc en proie au vague appétit de savoir une histoire.

Pour se distraire de cette curiosité qui l’agitait un peu au delà de ses habitudes, elle s’était réfugiée dans ses talents, et elle s’était mise à festonner avec du coton sur du coton une de ces broderies de l’empire et de la restauration où il y a beaucoup de roues de cabriolet. Ouvrage maussade, ouvrière revêche. Elle était depuis plusieurs heures sur sa chaise quand la porte s’ouvrit. Mademoiselle Gillenormand leva le nez ; le lieutenant Théodule était devant elle, et lui faisait le salut d’ordonnance. Elle poussa un cri de bonheur. On est vieille, on est prude, on est dévote, on est la tante ; mais c’est toujours agréable de voir entrer dans sa chambre un lancier.

— Toi ici, Théodule ! s’écria-t-elle.

— En passant, ma tante.

— Mais embrasse-moi donc.

— Voilà ! dit Théodule.

Et il l’embrassa. La tante Gillenormand alla à son secrétaire, et l’ouvrit.

— Tu nous restes au moins toute la semaine ?

— Ma tante, je repars ce soir.

— Pas possible !

— Mathématiquement.

— Reste, mon petit Théodule, je t’en prie.

— Le cœur dit oui, mais la consigne dit non. L’histoire est simple. On nous change de garnison ; nous étions à Melun, on nous met à Gaillon. Pour aller de l’ancienne garnison à la nouvelle, il faut passer par Paris. J’ai dit : je vais aller voir ma tante.

— Et voici pour ta peine.

Elle lui mit dix louis dans la main.

— Vous voulez dire pour mon plaisir, chère tante.

Théodule l’embrassa une seconde fois, et elle eut la joie d’avoir le cou un peu écorché par les soutaches de l’uniforme.

— Est-ce que tu fais le voyage à cheval avec ton régiment ? lui demandât-elle.

— Non, ma tante. J’ai tenu à vous voir. J’ai une permission spéciale. Mon brosseur mène mon cheval ; je vais par la diligence. Et à ce propos, il faut que je vous demande une chose.

— Quoi. ?

— Mon cousin Marius Pontmercy voyage donc aussi, lui ?

— Comment sais-tu cela ? fit la tante, subitement chatouillée au vif de la curiosité.

— En arrivant, je suis allé à la diligence retenir ma place dans le coupé.

— Eh bien ?

— Un voyageur était déjà venu retenir une place sur l’impériale. J’ai vu sur la feuille son nom.

— Quel nom ?

— Marius Pontmercy.

— Le mauvais sujet ! s’écria la tante. Ah ! ton cousin n’est pas un garçon rangé comme toi. Dire qu’il va passer la nuit en diligence !

— Comme moi.

— Mais toi, c’est par devoir ; lui, c’est par désordre.

— Bigre ! fit Théodule.

Ici, il arriva un événement à mademoiselle Gillenormand aînée ; elle eut une idée. Si elle eût été homme, elle se fût frappé le front. Elle apostropha Théodule :

— Sais-tu que ton cousin ne te connaît pas ?

— Non. Je l’ai vu, moi ; mais il n’a jamais daigné me remarquer.

— Vous allez donc voyager ensemble comme cela ?

— Lui sur l’impériale, moi dans le coupé.

— Où va cette diligence ?

— Aux Andelys.

— C’est donc là que va Marius ?

— À moins que, comme moi, il ne s’arrête en route. Moi, je descends à Vernon pour prendre la correspondance de Gaillon. Je ne sais rien de l’itinéraire de Marius.

— Marius ! quel vilain nom ! Quelle idée a-t-on eue de l’appeler Marius ! Tandis que toi, au moins, tu t’appelles Théodule !

— J’aimerais mieux m’appeler Alfred, dit l’officier.

— Écoute, Théodule.

— J’écoute, ma tante.

— Fais attention.

— Je fais attention.

— Y es-tu ?

— Oui.

— Eh bien, Marius fait des absences,

— Hé hé !

— Il voyage.

— Ah ah !

— Il découche.

— Oh oh !

— Nous voudrions savoir ce qu’il y a là-dessous.

Théodule répondit avec le calme d’un homme bronzé :

— Quelque cotillon.

Et avec ce rire entre cuir et chair qui décèle la certitude, il ajouta :

— Une fillette.

— C’est évident, s’écria la tante qui crut entendre parler M. Gillenormand, et qui sentit sa conviction sortir irrésistiblement de ce mot fillette, accentué presque de la même façon par le grand-oncle et par le petit-neveu.

Elle reprit :

— Fais-nous un plaisir. Suis un peu Marius. Il ne te connaît pas, cela te sera facile. Puisque fillette il y a, tâche de voir la fillette. Tu nous écriras l’historiette. Cela amusera le grand-père.

Théodule n’avait point un goût excessif pour ce genre de guet ; mais il était fort touché des dix louis, et il croyait leur voir une suite possible. Il accepta la commission et dit : — Comme il vous plaira, ma tante. Et il ajouta à part lui : — Me voilà duègne.

Mademoiselle Gillenormand l’embrassa.

— Ce n’est pas toi, Théodule, qui ferais de ces frasques-là. Tu obéis à la discipline, tu es l’esclave de la consigne, tu es un homme de scrupule et de devoir, et tu ne quitterais pas ta famille pour aller voir une créature.

Le lancier fit la grimace satisfaite de Cartouche loué pour sa probité.

Marius, le soir qui suivit ce dialogue, monta en diligence sans se douter qu’il eût un surveillant. Quant au surveillant, la première chose qu’il fit, ce fut de s’endormir. Le sommeil fut complet et consciencieux. Argus ronfla toute la nuit.

Au point du jour, le conducteur de la diligence cria : — Vernon ! relais de Vernon ! les voyageurs pour Vernon ! — Et le liçutenant Théodule se réveilla.

— Bon, grommela-t-il, à demi endormi encore, c’est ici que je descends.

Puis, sa mémoire se nettoyant par degrés, effet du réveil, il songea à sa tante, aux dix louis, et au compte qu’il s’était chargé de rendre des faits et gestes de Marius. Cela le fit rire.

Il n’est peut-être plus dans la voiture, pensa-t-il, tout en reboutonnant sa veste de petit uniforme. Il a pu s’arrêter à Poissyj il a pu s’arrêter à Triel ; s’il n’est pas descendu à Meulan, il a pu descendre à Mantes, à moins qu’il ne soit descendu à Rolleboise, ou qu’il n’ait poussé jusqu’à Pacy, avec le choix de tourner à gauche sur Evreux ou à droite sur Laroche-Guy on. Cours après, ma tante. Que diable vais-je lui écrire, à la bonne vieille ?

En ce moment un pantalon noir qui descendait de l’impériale apparut à la vitre du coupé.

— Serait-ce Marius ? dit le lieutenant.

C’était Marius.

Une petite paysanne, au bas de la voiture, mêlée aux chevaux et aux postillons, offrait des fleurs aux voyageurs. — Fleurissez vos dames, criait-elle.

Marius s’approcha d’elle et lui acheta les plus belles fleurs de son éventaire.

— Pour le coup, dit Théodule sautant à bas du coupé, voilà qui me pique. À qui diantre va-t-il porter ces fleurs-là ? Il faut une fièrement jolie femme pour un si beau bouquet. Je veux la voir.

Et, non plus par mandat maintenant, mais par curiosité personnelle, comme ces chiens qui chassent pour leur compte, il se mit à suivre Marius.

Marius ne faisait nulle attention à Théodule. Des femmes élégantes descendaient de la diligence ; il ne les regarda pas. Il semblait ne rien voir autour de lui.

— Est-il amoureux ! pensa Théodule.

Marius se dirigea vers l’église.

— À merveille, se dit Théodule. L’église ! c’est cela. Les rendez-vous assaisonnés d’un peu de messe sont les meilleurs. Rien n’est exquis comme une œillade qui passe par-dessus le bon Dieu.

Parvenu à l’église, Marins n’y entra point, et tourna derrière le chevet. Il disparut à l’angle d’un des contreforts de l’abside.

— Le rendez-vous est dehors, dit Théodule. Voyons la fillette.

Et il s’avança sur la pointe de ses bottes vers l’angle où Mari us avait tourné.

Arrivé là, il s’arrêta stupéfait.

Marius, le front dans ses deux mains, était agenouillé dans l’herbe sur une fosse. Il y avait effeuillé son bouquet. À l’extrémité de la fosse, à un renflement qui marquait la tête, il y avait une croix de bois noir avec ce nom en lettres blanches : Colonel baron Pontmercy. On entendait Marius sangloter.

La fillette était une tombe.



VIII

marbre contre granit.


C’était là que Marius était venu la première fois qu’il s’était absenté de Paris. C’était là qu’il revenait chaque fois que M. Gillenormand disait : Il découche.

Le lieutenant Théodule fut absolument décontenancé par ce coudoiement inattendu d’un sépulcre ; il éprouva une sensation désagréable et singulière qu’il était incapable d’analyser, et qui se composait du respect d’un tombeau mêlé au respect d’un colonel. Il recula, laissant Marius seul dans le cimetière, et il y eut de la discipline dans cette reculade. La mort lui apparut avec de grosses épaulettes, et il lui fit presque le salut militaire. Ne sachant qu’écrire à la tante, il prit le parti de ne rien écrire du tout ; et il ne serait probablement rien résulté de la découverte faite par Théodule sur les amours de Marius, si, par un de ces arrangements mystérieux si fréquents dans le hasard, la scène de Vernon n’eût eu presque immédiatement une sorte de contre-coup à Paris.

Marius revint de Vernon le troisième jour de grand matin, descendit chez son grand-père, et, fatigué de deux nuits passées en diligence, sentant le besoin de réparer son insomnie par une heure d’école de natation, monta rapidement à sa chambre, ne prit que le temps de quitter sa redingote de voyage et le cordon noir qu’il avait au cou, et s’en alla au bain. M. Gillenormand, levé de bonne heure comme tous les vieillards qui se portent bien, l’avait entendu rentrer, et s’était hâté d’escalader, le plus vite qu’il avait pu avec ses vieilles jambes, l’escalier des combles où habitait Marius, afin de l’embrasser, et de le questionner dans l’embrassade, et de savoir un peu d’où il venait,

Mais l’adolescent avait mis moins de temps à descendre que l’octogénaire à monter, et quand le père Gillenormand entra dans la mansarde, Marius n’y était plus.

Le lit n’était pas défait, et sur le lit s’étalaient sans défiance la redingote et le cordon noir.

— J’aime mieux ça, dit M. Gillenormand.

Et un moment après il fit son entrée dans le salon où était déjà assise mademoiselle Gillenormand aînée, brodant ses roues de cabriolet.

L’entrée fut triomphante.

M. Gillenormand tenait d’une main la redingote et de l’autre le ruban de cou, et criait :

— Victoire ! nous allons pénétrer le mystère ! nous allons savoir le fin du fin ! nous allons palper les libertinages de notre sournois ! nous voici à même le roman. J’ai le portrait !

En effet, une boîte de chagrin noir, assez semblable à un médaillon, était suspendue au cordon.

Le vieillard prit cette boîte et la considéra quelque temps sans l’ouvrir, avec cet air de volupté, de ravissement et de colère d’un pauvre diable affamé regardant passer sous son nez un admirable dîner qui ne serait pas pour lui.

— Car c’est évidemment là un portrait. Je m’y connais. Cela se porte tendrement sur le cœur. Sont-ils bêtes ! Quelque abominable goton, qui fait frémir probablement ! Les jeunes gens ont si mauvais goût aujourd’hui !

— Voyons, mon père, dit la vieille fille.

La boîte s’ouvrait en pressant un ressort. Ils n’y trouvèrent rien qu’un papier soigneusement plié.

De la même au même, dit M. Gillenormand éclatant de rire. Je sais ce que c’est. Un billet doux !

— Ah ! lisons donc ! dit la tante.

Et elle mit ses lunettes. Ils déplièrent le papier et lurent ceci :

« — Pour mon fils. — L’empereur m’a fait baron sur le champ de bataille de Waterloo. Puisque la restauration me conteste ce titre que j’ai payé de mon sang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu’il en sera digne. »

Ce que le père et la fille éprouvèrent ne saurait se dire. Ils se sentirent glacés comme par le souffle d’une tête de mort. Ils n’échangèrent pas un mot. Seulement M. Gillenormand dit à voix basse et comme se parlant à lui-même :

— C’est l’écriture de ce sabreur.

La tante examina le papier, le retourna dans tous les sens, puis le remit dans la boîte.

Au même moment, un petit paquet carré long enveloppé de papier bleu tomba d’une poche de la redingote. Mademoiselle Gillenormand le ramassa et développa le papier bleu. C’était le cent de cartes de Marius. Elle en passa une à M. Gillenormand qui lut : Le baron Marius Pontmercy.

Le vieillard sonna. Nicolette vint. M. Gillenormand prit le cordon, la boîte et la redingote, jeta le tout à terre au milieu du salon, et dit :

— Remportez ces nippes.

Une grande heure se passa dans le plus profond silence. Le vieux homme et la vieille fille s’étaient assis se tournant le dos l’un à l’autre, et pensaient. chacun de leur côté, probablement les mêmes choses. Au bout de cette heure, la tante Gillenormand dit :

— Joli !

Quelques instants après, Marius parut. Il rentrait. Avant même d’avoir franchi le seuil du salon, il aperçut son grand-père qui tenait à la main une de ses cartes et qui, en le voyant, s’écria avec son air de supériorité bourgeoise et ricanante qui était quelque chose d’écrasant :

— Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tu es baron à présent. Je te fais mon compliment. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Marius rougit légèrement, et répondit :

— Cela veut dire que je suis le fils de mon père.

M. Gillenormand cessa de rire et dit durement :

— Ton père, c’est moi.

— Mon père, reprit Marius les yeux baissés et l’air sévère, c’était un homme humble et héroïque qui a glorieusement servi la république et la France, qui a été grand dans la plus grande histoire que les hommes aient jamais faite, qui a vécu un quart de siècle au bivouac, le jour sous la mitraille et sous les balles, la nuit dans la neige, dans la boue, sous la pluie, qui a pris deux drapeaux, qui a reçu vingt blessures, qui est mort dans l’oubli et dans l’abandon, et qui n’a jamais eu qu’un tort, c’est de trop aimer deux ingrats, son pays et moi !

C’était plus que M. Gillenormand n’en pouvait entendre. À ce mot, la république, il s’était levé, ou pour mieux dire, dressé debout. Chacune des paroles que Marius venait de prononcer avait fait sur le visage du vieux royaliste l’effet des bouffées d’un soufflet de forge sur un tison ardent. De sombre il était devenu rouge, de rouge pourpre, et de pourpre flamboyant.

— Marius ! s’écria-t-il. Abominable enfant ! je ne sais pas ce qu’était ton père ! je ne veux pas le savoir ! je n’en sais rien et je ne le sais pas ! mais ce que je sais, c’est qu’il n’y a jamais eu que des misérables parmi tous ces gens-là ! c’est que c’étaient tous des gueux, des assassins, des bonnets rouges, des voleurs ! je dis tous ! je dis tous ! je ne connais personne ! je dis tous ! entends-tu, Marius ! Vois-tu bien, tu es baron comme ma pantoufle ! C’étaient tous des bandits qui ont servi Robespierre ! tous des brigands qui ont servi Bu-o-na-parté ! tous des traîtres qui ont trahi, trahi, trahi ! leur roi légitime ! tous des lâches qui se sont sauvés devant les prussiens et les anglais à Waterloo ! Voilà ce que je sais. Si monsieur votre père est là-dessous, je l’ignore, j’en suis fâché, tant pis, votre serviteur !

À son tour, c’était Marius qui était le tison, et M. Gillenormand qui était le soufflet. Marius frissonnait dans tous ses membres, il ne savait que devenir, sa tête flambait. Il était le prêtre qui regarde jeter au vent toutes ses hosties, le fakir qui voit un passant cracher sur son idole. Il ne se pouvait que de telles choses eussent été dites impunément devant lui. Mais que faire ? Son père venait d’être foulé aux pieds et trépigné en sa présence, mais par qui ? par son grand-père. Comment venger l’un sans outrager l’autre ? Il était impossible qu’il insultât son grand-père, et il était également impossible qu’il ne vengeât point son père. D’un côté une tombe sacrée, de l’autre des cheveux blancs. Il fut quelques instants ivre et chancelant, ayant tout ce tourbillon dans la tête ; puis il leva les yeux, regarda fixement son aïeul, et cria d’une voix tonnante :

— À bas les Bourbons, et ce gros cochon de Louis XVIII !

Louis XVIII était mort depuis quatre ans, mais cela lui était bien égal.

Le vieillard, d’écarlate qu’il était, devint subitement plus blanc que ses cheveux. Il se tourna vers un buste de M. le duc de Berry qui était sur la cheminée et le salua profondément avec une sorte de majesté singulière. Puis il alla deux fois, lentement et en silence, de la cheminée à la fenêtre et de la fenêtre à la cheminée, traversant toute la salle et faisant craquer le parquet comme une figure de pierre qui marche. À la seconde fois, il se pencha vers sa fille, qui assistait à ce choc avec la stupeur d’une vieille brebis, et lui dit en souriant d’un sourire presque calme :

— Un baron comme monsieur et un bourgeois comme moi ne peuvent rester sous le même toit.

Et tout à coup se redressant, blême, tremblant, terrible, le front agrandi par l’effrayant rayonnement de la colère, il étendit le bras vers Marius et lui cria :

— Va-t’en.

Marius quitta la maison.

Le lendemain, M. Gillenormand dit à sa fille :

— Vous enverrez tous les six mois soixante pistoles à ce buveur de sang, et vous ne m’en parlerez jamais.

Ayant un immense reste de fureur à dépenser et ne sachant qu’en faire, il continua de dire vous à sa fille pendant plus de trois mois.

Marius, de son côté, était sorti indigné. Une circonstance qu’il faut dire avait aggravé encore son exaspération. Il y a toujours de ces petites fatalités qui compliquent les drames domestiques. Les griefs s’en augmentent, quoique au fond les torts n’en soient pas accrus. En reportant précipitamment, sur l’ordre du grand-père, « les nippes » de Marius dans sa chambre, Nicolette avait, sans s’en apercevoir, laissé tomber, probablement dans l’escalier des combles, qui était obscur, le médaillon de chagrin noir où était le papier écrit par le colonel. Ce papier ni ce médaillon ne purent être retrouvés. Marius fut convaincu que « monsieur Gillenormand », à dater de ce jour il ne l’appela plus autrement, avait jeté « le testament de son père » au feu. Il savait par cœur les quelques lignes écrites par le colonel, et, par conséquent, rien n’était perdu. Mais le papier, l’écriture, cette relique sacrée, tout cela était son cœur même. Qu’en avait-on fait ?

Marius s’en était allé, sans dire où il allait, et sans savoir où il allait, avec trente francs, sa montre, et quelques hardes dans un sac de nuit. Il était monté dans un cabriolet de place, l’avait pris à l’heure et s’était dirigé à tout hasard vers le pays latin.

Qu’allait devenir Marius ?