Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 6/05

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 198-202).

V

distractions.


Au-dessus de la porte du réfectoire était écrite en grosses lettres noires cette prière qu’on appelait la Patenôtre blanche, et qui avait pour vertu de mener les gens droit en paradis :

« Petite patenôtre blanche, que Dieu fit, que Dieu dit, que Dieu mit en paradis. Au soir, m’allant coucher, je trouvis (sic) trois anges à mon lit couchis, un aux pieds, deux aux chevet, la bonne vierge Marie au milieu, qui me dit que je m’y couchis, que rien ne doutis. Le bon Dieu est mon père, la bonne Vierge est ma mère, les trois apôtres sont mes frères, les trois vierges sont mes sœurs. La chemise où Dieu fut né, mon corps en est enveloppé ; la croix Sainte-Marguerite à ma poitrine est écrite. ; madame la Vierge s’en va sur les champs. Dieu pleurant, rencontrit M. saint Jean. Monsieur saint Jean, d’où venez-vous ? Je viens d’Ave Salus. Vous n’avez pas vu le bon Dieu, si est ? Il est dans l’arbre de la croix, les pieds pendants, les mains clouants, un petit chapeau d’épine blanche sur la tête. Qui la dira trois fois au soir, trois fois au matin, gagnera le paradis à la fin. »

En 1827, cette oraison caractéristique avait disparu du mur sous une triple couche de badigeon. Elle achève à cette heure de s’effacer dans la mémoire de quelques jeunes filles d’alors, vieilles femmes aujourd’hui.

Un grand crucifix accroché au mur complétait la décoration de ce réfectoire, dont la porte unique, nous croyons l’avoir dit, s’ouvrait sur le jardin. Deux tables étroites, côtoyées chacune de deux bancs de bois, faisaient deux longues lignes parallèles d’un bout à l’autre du réfectoire. Les murs étaient blancs, les tables étaient noires ; ces deux couleurs du deuil sont le seul rechange des couvents. Les repas étaient revêches et la nourriture des enfants eux-mêmes sévère. Un seul plat, viande et légumes mêlés, ou poisson salé, tel était le luxe. Ce bref ordinaire, réservé aux pensionnaires seules, était pourtant une exception. Les enfants mangeaient et se taisaient sous le guet de la mère semainière qui, de temps en temps, si une mouche s’avisait de voler et de bourdonner contre la règle, ouvrait et fermait bruyamment un livre de bois. Ce silence était assaisonné de la vie des saints, lue à haute voix dans une petite chaire avec pupitre située au pied du crucifix. La lectrice était une grande élève, de semaine. Il y avait de distance en distance sur la table nue des terrines vernies où les élèves lavaient elles-mêmes leur timbale et leur couvert, et quelquefois jetaient quelque morceau de rebut, viande dure ou poisson gâté ; ceci était puni. On appelait ces terrines ronds d’eau.

L’enfant qui rompait le silence faisait une « croix de langue ». Où ? à terre. Elle léchait le pavé. La poussière, cette fin de toutes les joies, était chargée de châtier ces pauvres petites feuilles de rose, coupables de gazouillement.

Il y avait dans le couvent un livre qui n’a jamais été imprimé qu’à exemplaire unique, et qu’il est défendu de lire. C’est la règle de saint-Benoît. Arcane où nul œil profane ne doit pénétrer. Nemo ragulas, seu constitutiones nostras, externis communicabit.

Les pensionnaires parvinrent un jour à dérober ce livre, et se mirent à le lire avidement, lecture souvent interrompue par des terreurs d’être surprises qui leur faisaient refermer le volume précipitamment. Elles ne tirèrent de ce grand danger couru qu’un plaisir médiocre. Quelques pages inintelligibles sur les péchés des jeunes garçons, voilà ce qu’elles eurent de « plus intéressant ».

Elles jouaient dans une allée du jardin, bordée de quelques maigres arbres fruitiers. Malgré l’extrême surveillance et la sévérité des punitions, quand le vent avait secoué les arbres, elles réussissaient quelquefois à ramasser furtivement une pomme verte, ou un abricot gâté, ou une poire habitée. Maintenant je laisse parler une lettre que j’ai sous les yeux, lettre écrite il y a vingt-cinq ans par une ancienne pensionnaire, aujourd’hui madame la duchesse de —, une des plus élégantes femmes de Paris. Je cite textuellement : « On cache sa poire ou sa pomme comme on peut. Lorsqu’on monte mettre le voile sur le lit en attendant le souper, on les fourre sous son oreiller et le soir on les mange dans son lit, et lorsqu’on ne peut pas, on les mange dans les commodités. » C’était là une de leurs voluptés les plus vives.

Une fois, c’était encore à l’époque d’une visite de M. l’archevêque au couvent, une des jeunes filles, mademoiselle Bouchard, qui était un peu Montmorency, gagea qu’elle lui demanderait un jour de congé, énormité dans une communauté si austère. La gageure fut acceptée, mais aucune de celles qui tenaient le pari n’y croyait. Au moment venu, comme l’archevêque passait devant les pensionnaires, mademoiselle Bouchard, à l’indescriptible épouvante de ses compagnes, sortit des rangs, et dit : Monseigneur, un jour de congé. Mademoiselle Bouchard était fraîche et grande, avec la plus jolie petite mine rose du monde. M. de Quélen sourit et dit : Comment donc, ma chère enfant, un jour de congé ! Trois jours, s’il vous plaît. J’accorde trois jours. La prieure n’y pouvait rien, l’archevêque avait parlé. Scandale pour le couvent, mais joie pour le pensionnat. Qu’on juge de l’effet.

Ce cloître bourru n’était pourtant pas si bien muré que la vie des passions du dehors, que le drame, que le roman même, n’y pénétrassent. Pour le prouver, nous nous bornerons à constater ici et à indiquer brièvement un fait réel et incontestable, qui d’ailleurs n’a en lui-même aucun rapport et ne tient par aucun fil à l’histoire que nous racontons. Nous mentionnons ce fait pour compléter dans l’esprit du lecteur la physionomie du couvent.

Vers cette époque donc, il y avait dans le couvent une personne mystérieuse qui n’était pas religieuse, qu’on traitait avec grand respect, et qu’on nommait madame Albertine. On ne savait rien d’elle sinon qu’elle était folle, et que dans le monde elle passait pour morte. Il y avait sous cette histoire, disait-on, des arrangements de fortune nécessaires pour un grand mariage.

Cette femme, de trente ans à peine, brune, assez belle, regardait vaguement avec de grands yeux noirs. Voyait-elle ? On en doutait. Elle glissait plutôt qu’elle ne marchait ; elle ne parlait jamais ; on n’était pas bien sûr qu’elle respirât. Ses narines étaient pincées et livides comme après le dernier soupir. Toucher sa main, c’était toucher de la neige. Elle avait une étrange grâce spectrale. Là où elle entrait, on avait froid. Un jour une sœur, la voyant passer, dit à une autre : Elle passe pour morte. — Elle l’est peut-être, répondit l’autre.

On faisait sur madame Albertine cent récits. C’était l’éternelle curiosité des pensionnaires. Il y avait dans la chapelle une tribune qu’on appelait l’Œil-de-Bœuf. C’est de cette tribune qui n’avait qu’une baie circulaire, un œil-de-bœuf que madame Albertine assistait aux offices. Elle y était habituellement seule, parce que de cette tribune, placée au premier étage, on pouvait voir le prédicateur ou l’officiant ; ce qui était interdit aux religieuses. Un jour la chaire était occupée par un jeune prêtre de haut rang, M. le duc de Rohan, pair de France, officier des mousquetaires rouges en 1815 lorsqu’il était prince de Léon, mort après 1830 cardinal et archevêque de Besançon. C’était la première fois que M. de Rohan prêchait au couvent du Petit-Picpus. Madame Albertine assistait ordinairement aux sermons et aux offices dans un calme profond et dans une immobilité complète. Ce jour-là, dès qu’elle aperçut M. de Rohan, elle se dressa à demi, et dit à haute voix dans le silence de la chapelle : Tiens ! Auguste ! Toute la communauté stupéfaite tourna la tête, le prédicateur leva les yeux, mais madame Albertine était retombée dans son immobilité. Un souffle du monde extérieur, une lueur de vie avait passé un moment sur cette figure éteinte et glacée, puis tout s’était évanoui, et la folle était redevenue cadavre.

Ces deux mots cependant firent jaser tout ce qui pouvait parler dans le couvent. Que de choses dans ce tiens ! Auguste ! que de révélations ! M. de Rohan s’appelait en effet Auguste. Il était évident que madame Albertine sortait du plus grand monde, puisqu’elle connaissait M. de Rohan, qu’elle y était elle-même haut placée, puisqu’elle parlait d’un si grand seigneur si familièrement, et qu’elle avait avec lui une relation, de parenté peut-être, mais à coup sûr bien étroite, puisqu’elle savait son « petit nom ».

Deux duchesses très sévères, mesdames de Choiseul et de Sérent, visitaient souvent la communauté, où elles pénétraient sans doute en vertu du privilège Magnates mulieres, et faisaient grand’peur au pensionnat. Quand les deux vieilles dames passaient, toutes les pauvres jeunes filles tremblaient et baissaient les yeux.

M. de Rohan était du reste, à son insu, l’objet de l’attention des pensionnaires. Il venait à cette époque d’être fait, en attendant l’épiscopat, grand vicaire de l’archevêque de Paris. C’était une de ses habitudes de venir assez souvent chanter aux offices de la chapelle des religieuses du Petit-Picpus. Aucune des jeunes recluses ne pouvait l’apercevoir, à cause du rideau de serge, mais il avait une voix douce et un peu grêle qu’elles étaient parvenues à reconnaître et à distinguer. Il avait été mousquetaire ; et puis on le disait fort coquet, fort bien coiffé avec de beaux cheveux châtains arrangés en rouleau autour de la tête, et qu’il avait une large ceinture noire magnifique, et que sa soutane noire était coupée le plus élégamment du monde. Il occupait fort toutes ces imaginations de seize ans.

Aucun bruit du dehors ne pénétrait dans le couvent. Cependant il y eut une année où le son d’une flûte y parvint. Ce fut un événement, et les pensionnaires d’alors s’en souviennent encore.

C’était une flûte dont quelqu’un jouait dans le voisinage. Cette flûte jouait toujours le même air, un air aujourd’hui bien lointain : Ma Zétulbé, viens régner sur mon âme, et on l’entendait deux ou trois fois dans la journée.

Les jeunes filles passaient des heures à écouter, les mères vocales étaient bouleversées, les cervelles travaillaient, les punitions pleuvaient. Cela dura plusieurs mois. Les pensionnaires étaient toutes plus ou moins amoureuses du musicien inconnu. Chacune se rêvait Zétulbé. Le bruit de flûte venait du côté de la rue Droit-Mur ; elles auraient tout donné, tout compromis, tout tenté, pour voir, ne fût-ce qu’une seconde, pour entrevoir, pour apercevoir, le « jeune homme » qui jouait si délicieusement de cette flûte et qui, sans s’en douter, jouait en même temps de toutes ces âmes. Il y en eut qui s’échappèrent par une porte de service et qui montèrent au troisième sur la rue Droit-Mur, afin d’essayer de voir par les jours de souffrance. Impossible. Une alla jusqu’à passer son bras au-dessus de sa tête par la grille et agita son mouchoir blanc. Deux furent plus hardies encore. Elles trouvèrent moyen de grimper jusque sur un toit et s’y risquèrent et réussirent enfin à voir « le jeune homme ». C’était un vieux gentilhomme émigré, aveugle et ruiné, qui jouait de la flûte dans son grenier pour se désennuyer.