Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 6/02

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 187-192).

II

l’obédience de martin verga.


Ce couvent, qui en 1824 existait depuis longues années déjà petite rue Picpus, était une communauté de bernardines de l’obédience de Martin Verga.

Ces bernardines, par conséquent, se rattachaient non à Clairvaux, comme les bernardins, mais à Cîteaux, comme les bénédictins. En d’autres termes, elles étaient sujettes, non de saint-Bernard, mais de saint-Benoît.

Quiconque a un peu remué des in-folio sait que Martin Verga fonda en 1425 une congrégation de bernardines-bénédictines, ayant pour chef d’ordre Salamanque et pour succursale Alcala.

Cette congrégation avait poussé des rameaux dans tous les pays catholiques de l’Europe.

Ces greffes d’un ordre sur l’autre n’ont rien d’inusité dans l’église latine. Pour ne parler que du seul ordre de saint-Benoît dont il est ici question, à cet ordre se rattachent, sans compter l’obédience de Martin Verga, quatre congrégations ; deux en Italie, le Mont-Cassin et Sainte-Justine de Padoue, deux en France, Cluny et Saint-Maur ; et neuf ordres, Valombrosa, Grammont, les célestins, les camaldules, les chartreux, les humiliés, les olivateurs, et les silvestrins, enfin Cîteaux ; car Cîteaux lui-même, tronc pour d’autres ordres, n’est qu’un rejeton pour saint-Benoît. Cîteaux date de saint-Robert, abbé de Molesme dans le diocèse de Langres en 1098. Or c’est en 529 que le diable, retiré au désert de Subiaco (il était vieux. S’était-il fait ermite ?), fut chassé de l’ancien temple d’Apollon où il demeurait par saint-Benoît, âgé de dix-sept ans.

Apres la règle des carmélites, lesquelles vont pieds nus, portent une pièce d’osier sur la gorge et ne s’asseyent jamais, la règle la plus dure est celle des bernardines-bénédictines de Martin Verga. Elles sont vêtues de noir avec une guimpe qui, selon la prescription expresse de saint-Benoît, monte jusqu’au menton. Une robe de serge à manches larges, un grand voile de laine, la guimpe qui monte jusqu’au menton coupée carrément sur la poitrine, le bandeau qui descend jusqu’aux yeux, voilà leur habit. Tout est noir, excepté le bandeau qui est blanc. Les novices portent le même habit, tout blanc. Les professes ont en outre un rosaire au côté.

Les bernardines-bénédictines de Martin Verga pratiquent l’Adoration Perpétuelle, comme les bénédictines dites dames du Saint-Sacrement, lesquelles, au commencement de ce siècle, avaient à Paris deux maisons, l’une au Temple, l’autre rue Neuve-Sainte-Geneviève. Du reste les bernardines-bénédictines du Petit-Picpus, dont nous parlons, étaient un ordre absolument autre que les dames du Saint-Sacrement cloîtrées rue Neuve-Sainte-Geneviève et au Temple. Il y avait de nombreuses différences dans la règle ; il y en avait dans le costume. Les bernardines-bénédictines du Petit-Picpus portaient la guimpe noire, et les bénédictines du Saint-Sacrement et de la rue Neuve-Sainte-Geneviève la portaient blanche, et avaient de plus sur la poitrine un saint-sacrement d’environ trois pouces de haut en vermeil ou en cuivre doré. Les religieuses du Petit-Picpus ne portaient point ce saint-sacrement. L’Adoration Perpétuelle, commune à la maison du Petit-Picpus et à la maison du Temple, laisse les deux ordres parfaitement distincts. Il y a seulement ressemblance pour cette pratique entre les dames du Saint-Sacrement et les bernardines de Martin Verga, de même qu’il y avait similitude, pour l’étude et la glorification de tous les mystères relatifs à l’enfance, à la vie et à la mort de Jésus-Christ, et à la Vierge, entre deux ordres pourtant fort séparés et dans l’occasion ennemis : l’Oratoire d’Italie, établi à Florence par Philippe de Néri, et l’Oratoire de France, établi à Paris par Pierre de Bérulle. L’Oratoire de Paris prétendait le pas, Philippe de Néri n’étant que saint, et Bérulle étant cardinal.

Revenons à la dure règle espagnole de Martin Verga.

Les bernardines-bénédictines de cette obédience font maigre toute l’année, jeûnent le carême et beaucoup d’autres jours qui leur sont spéciaux, se relèvent dans leur premier sommeil depuis une heure du matin jusqu’à trois pour lire le bréviaire et chanter matines, couchent dans des draps de serge en toute saison et sur la paille, n’usent point de bains, n’allument jamais de feu, se donnent la discipline tous les vendredis, observent la règle du silence, ne se parlent qu’aux récréations, lesquelles sont très courtes, et portent des chemises de bure pendant six mois, du 14 septembre, qui est l’exaltation de la sainte-croix, jusqu’à Pâques. Ces six mois sont une modération ; la règle dit toute l’année ; mais cette chemise de bure, insupportable dans les chaleurs de l’été, produisait des fièvres et des spasmes nerveux. Il a fallu en restreindre l’usage. Même avec cet adoucissement, le 14 septembre, quand les religieuses mettent cette chemise, elles ont trois ou quatre jours de fièvre. Obéissance, pauvreté, chasteté, stabilité sous clôtures voilà leurs vœux, fort aggravés par la règle.

La prieure est élue pour trois ans par les mères, qu’on appelle mères vocales parce qu’elles ont voix au chapitre. Une prieure ne peut être réélue que deux fois, ce qui fixe à neuf ans le plus long règne possible d’une prieure.

Elles ne voient jamais le prêtre officiant, qui leur est toujours caché par une serge tendue à sept pieds de haut. Au sermon, quand le prédicateur est dans la chapelle, elles baissent leur voile sur leur visage. Elles doivent toujours parler bas, marcher les yeux à terre et la tête inclinée. Un seul homme peut entrer dans le couvent, l’archevêque diocésain. Il y en a bien un autre, qui est le jardinier ; mais c’est toujours un vieillard, et afin qu’il soit perpétuellement seul dans le jardin et que les religieuses soient averties de l’éviter, on lui attache une clochette au genou.

Elles sont soumises à la prieure d’une soumission absolue et passive. C’est la sujétion canonique dans toute son abnégation. Comme à la voix du Christ, ut voce Christi, au geste, au premier signe, ad nutum, ad primum signum, tout de suite, avec bonheur, avec persévérance, avec une certaine obéissance aveugle, prompte, hilariter, perseveranter et cœca quadam obedientia, comme la lime dans la main de l’ouvrier, quasi limam in manibus fabri, ne pouvant lire ni écrire quoi que ce soit sans permission expresse, legere vel scribere non addiscerit sine expressa superioris licentia.

À tour de rôle chacune d’elles fait ce qu’elles appellent la réparation. La réparation, c’est la prière pour tous les péchés, pour toutes les fautes, pour tous les désordres, pour toutes les violations, pour toutes les iniquités, pour tous les crimes qui se commettent sur la terre. Pendant douze heures consécutives, de quatre heures du soir à quatre heures du matin, ou de quatre heures du matin à quatre heures du soir, la sœur qui fait la réparation reste à genoux sur la pierre devant le Saint-Sacrement, les mains jointes, la corde au cou. Quand la fatigue devient insupportable, elle se prosterne à plat ventre, la face contre terre, les bras en croix ; c’est là tout son soulagement. Dans cette attitude, elle prie pour tous les coupables de l’univers. Ceci est grand jusqu’au sublime.

Comme cet acte s’accomplit devant un poteau au haut duquel brûle un cierge, on dit indistinctement faire la réparation ou être au poteau. Les religieuses préfèrent même, par humilité, cette dernière expression qui contient une idée de supplice et d’abaissement.

Faire la réparation est une fonction où toute l’âme s’absorbe. La sœur au poteau ne se retournerait pas pour le tonnerre tombant derrière elle.

En outre, il y a toujours une religieuse à genoux devant le Saint-Sacrement. Cette station dure une heure. Elles se relèvent comme des soldats en faction. C’est là l’Adoration Perpétuelle.

Les prieures et les mères portent presque toujours des noms empreints d’une gravité particulière, rappelant, non des saintes et des martyres, mais des moments de la vie de Jésus-Christ, comme la mère Nativité, la mère Conception, la mère Présentation, la mère Passion. Cependant les noms de saintes ne sont pas interdits.

Quand on les voit, on ne voit jamais que leur bouche. Toutes ont les dents jaunes. Jamais une brosse à dents n’est entrée dans le couvent. Se brosser les dents, est au haut d’une échelle au bas de laquelle il y a : perdre son âme.

Elles ne disent de rien ma ni mon. Elles n’ont rien à elles et ne doivent tenir à rien. Elles disent de toute chose notre ; ainsi : notre voile, notre chapelet ; si elles parlaient de leur chemise, elles diraient notre chemise. Quelquefois elles s’attachent à quelque petit objet, à un livre d’heures, à une relique, à une médaille bénie. Dès qu’elles s’aperçoivent qu’elles commencent à tenir à cet objet, elles doivent le donner. Elles se rappellent le mot de sainte-Thérèse à laquelle une grande dame, au moment d’entrer dans son ordre, disait : Permettez, ma mère, que j’envoie chercher une sainte bible à laquelle je tiens beaucoup. — Ah ! vous tenez a quelque chose ! En ce cas, n’entrez pas chez nous.

Défense à qui que ce soit de s’enfermer, et d’avoir un chez-soi, une chambre. Elles vivent cellules ouvertes. Quand elles s’abordent, l’une dit : Loué soit et adoré Je Très Saint-Sacrement de l’autel ! L’autre répond : À jamais. Même cérémonie quand l’une frappe à la porte de l’autre. À peine la porte a-t-elle été touchée qu’on entend de l’autre côté une voix douce dire précipitamment : À jamais ! Comme toutes les pratiques, cela devient machinal par l’habitude ; et l’une dit quelquefois à jamais avant que l’autre ait eu le temps de dire, ce qui est assez long d’ailleurs : Loué soit et adoré le Très Saint-Sacrement de l’autel !

Chez les visitandines, celle qui entre dit : Ave Maria, et celle chez laquelle on entre dit : Gratia plena. C’est leur bonjour, qui est « plein de grâce » en effet.

À chaque heure du jour, trois coups supplémentaires sonnent à la cloche de l’église du couvent. À ce signal, prieure, mères vocales, professes, converses, novices, postulantes, interrompent ce qu’elles disent, ce qu’elles font ou ce qu’elles pensent, et toutes disent à la fois, s’il est cinq heures, par exemple : — À cinq heures et a toute heure, loué soit et adoré le Très Saint-Sacrement de l’autel ! S’il est huit heures : — À huit heures et a toute heure, etc., et ainsi de suite, selon l’heure qu’il est.

Cette coutume, qui a pour but de rompre la pensée et de la ramener toujours à Dieu, existe dans beaucoup de communautés ; seulement la formule varie. Ainsi, à l’Enfant-Jésus, on dit : — À l’heure qu’il est et à toute heure que l’amour de Jésus enflamme mon cœur !

Les bénédictines-bernardines de Martin Verga, cloîtrées il y a cinquante ans au Petit-Picpus, chantent les offices sur une psalmodie grave, plain-chant pur, et toujours à pleine voix toute la durée de l’office. Partout où il y a un astérisque dans le missel, elles font une pause et disent à voix basse : Jésus-Marie-Joseph. Pour l’office des morts, elles prennent le ton si bas, que c’est à peine si des voix de femmes peuvent descendre jusque-là. Il en résulte un effet saisissant et tragique.

Celles du Petit-Picpus avaient fait faire un caveau sous leur maître-autel pour la sépulture de leur communauté. Le gouvernement, comme elles disent, ne permit pas que ce caveau reçût les cercueils. Elles sortaient donc du couvent quand elles étaient mortes. Ceci les affligeait et les consternait comme une infraction.

Elles avaient obtenu, consolation médiocre, d’être enterrées à une heure spéciale et en un coin spécial dans l’ancien cimetière Vaugirard, qui était fait d’une terre appartenant jadis à leur communauté.

Le jeudi ces religieuses entendent la grand’messe, vêpres et tous les offices comme le dimanche. Elles observent en outre scrupuleusement toutes les petites fêtes, presque inconnues aux gens du monde, que l’église prodiguait autrefois en France et prodigue encore en Espagne et en Italie. Leurs stations à la chapelle sont interminables. Quant au nombre et à la durée de leurs prières, nous n’en pouvons donner une meilleure idée qu’en citant le mot naïf de l’une d’elles : Les prières des postulantes sont effrayantes, les prières des novices encore pires, et les prières des professes encore pires.

Une fois par semaine, on assemble le chapitre ; la prieure préside, les mères vocales assistent. Chaque sœur vient à son tour s’agenouiller sur la pierre, et confesser à haute voix, devant toutes, les fautes et les péchés qu’elle a commis dans la semaine. Les mères vocales se consultent après chaque confession, et infligent tout haut les pénitences.

Outre la confession à haute voix, pour laquelle on réserve toutes les fautes un peu graves, elles ont pour les fautes vénielles ce qu’elles appellent la coulpe. Faire sa coulpe, c’est se prosterner à plat ventre durant l’office devant la prieure jusqu’à ce que celle-ci, qu’on ne nomme jamais autrement que notre mère, avertisse la patiente par un petit coup frappé sur le bois de sa stalle qu’elle peut se relever. On fait sa coulpe pour très peu de chose. Un verre cassé, un voile déchiré, un retard involontaire de quelques secondes à un office, une fausse note à l’église, etc., cela suffit, on fait sa coulpe. La coulpe est toute spontanée ; c’est la coupable elle-même (ce mot est ici étymologiquement à sa place) qui se juge et qui se l’inflige. Les jours de fêtes et les dimanches il y a quatre mères chantres qui psalmodient les offices devant un grand lutrin à quatre pupitres. Un jour une mère chantre entonna un psaume qui commençait par Ecce, et, au lieu de Ecce, dit à haute voix ces trois notes : ut, si, sol, elle subit pour cette distraction une coulpe qui dura tout l’office. Ce qui rendait la faute énorme, c’est que le chapitre avait ri.

Lorsqu’une religieuse est appelée au parloir, fût-ce la prieure, elle baisse son voile de façon, l’on s’en souvient, à ne laisser voir que sa bouche.

La prieure seule peut communiquer avec des étrangers. Les autres ne peuvent voir que leur famille étroite, et très rarement. Si par hasard une personne du dehors se présente pour voir une religieuse qu’elle a connue ou aimée dans le monde, il faut toute une négociation. Si c’est une femme, l’autorisation peut être quelquefois accordée ; la religieuse vient et on lui parle à travers les volets, lesquels ne s’ouvrent que pour une mère ou une sœur. Il va sans dire que la permission est toujours refusée aux hommes.

Telle est la règle de saint-Benoît, aggravée par Martin Verga.

Ces religieuses ne sont point gaies, roses et fraîches comme le sont souvent les filles des autres ordres. Elles sont pâles et graves. De 1825 à 1830 trois sont devenues folles.