Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 5

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 151-182).

LIVRE CINQUIÈME.

À CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE.





I

les zigzags de la stratégie.


Ici, pour les pages qu’on va lire et pour d’autres encore qu’on rencontrera plus tard, une observation est nécessaire.

Voilà bien des années déjà que l’auteur de ce livre, forcé, à regret, de parler de lui, est absent de Paris. Depuis qu’il l’a quitté, Paris s’est transformé. Une ville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte inconnue. Il n’a pas besoin de dire qu’il aime Paris ; Paris est la ville natale de son esprit. Par suite des démolitions et des reconstructions, le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu’il a religieusement emporté dans sa mémoire, est à cette heure un Paris d’autrefois. Qu’on lui permette de parler de ce Paris-là comme s’il existait encore. Il est possible que là où l’auteur va conduire les lecteurs en disant : « Dans telle rue il y a telle maison », il n’y ait plus aujourd’hui ni maison ni rue. Les lecteurs vérifieront, s’ils veulent en prendre la peine. Quant à lui, il ignore le Paris nouveau, et il écrit avec le Paris ancien devant les yeux dans une illusion qui lui est précieuse. C’est une douceur pour lui de rêver qu’il reste derrière lui quelque chose de ce qu’il voyait quand il était dans son pays, et que tout ne s’est pas évanoui. Tant qu’on va et vient dans le pays natal, on s’imagine que ces rues vous sont indifférentes, que ces fenêtres, ces toits et ces portes ne vous sont de rien, que ces murs vous sont étrangers, que ces arbres sont les premiers arbres venus, que ces maisons où l’on n’entre pas vous sont inutiles, que ces pavés où l’on marche sont des pierres. Plus tard, quand on n’y est plus, on s’aperçoit que ces rues vous sont chères, que ces toits, ces fenêtres et ces portes vous manquent, que ces murailles vous sont nécessaires, que ces arbres sont vos bien-aimés, que ces maisons où l’on n’entrait pas on y entrait tous les jours, et qu’on a laissé de ses entrailles, de son sang et de son cœur dans ces pavés. Tous ces lieux qu’on ne voit plus, qu’on ne reverra jamais peut-être, et dont on a gardé l’image, prennent un charme douloureux, vous reviennent avec la mélancolie d’une apparition, vous font la terre sainte visible, et sont, pour ainsi dire, la forme même de la France ; et on les aime et on les évoque tels qu’ils sont, tels qu’ils étaient, et l’on s’y obstine, et l’on n’y veut rien changer, car on tient à la figure de la patrie comme au visage de sa mère.

Qu’il nous soit donc permis de parler du passé au présent. Cela dit, nous prions le lecteur d’en tenir note, et nous continuons.

Jean Valjean avait tout de suite quitté le boulevard et s’était engagé dans les rues, faisant le plus de lignes brisées qu’il pouvait, revenant quelquefois brusquement sur ses pas pour s’assurer qu’il n’était point suivi. Cette manœuvre est propre au cerf traqué. Sur les terrains où la trace peut s’imprimer, cette manœuvre a, entre autres avantages, celui de tromper les chasseurs et les chiens par le contre-pied. C’est ce qu’en vénerie on appelle faux rembuchement.

C’était une nuit de pleine lune. Jean Valjean n’en fut pas fâché. La lune, encore très près de l’horizon, coupait dans les rues de grands pans d’ombre et de lumière. Jean Valjean pouvait se glisser le long des maisons et des murs dans le côté sombre et observer le côté clair. Il ne réfléchissait peut-être pas assez que le côté obscur lui échappait. Pourtant, dans toutes les ruelles désertes qui avoisinent la rue de Poliveau, il crut être certain que personne ne venait derrière lui.

Cosette marchait sans faire de questions. Les souffrances des six premières années de sa vie avaient introduit quelque chose de passif dans sa nature. D’ailleurs, et c’est là une remarque sur laquelle nous aurons plus d’une occasion de revenir, elle était habituée, sans trop s’en rendre compte, aux singularités du bonhomme et aux bizarreries de la destinée. Et puis elle se sentait en sûreté, étant avec lui.

Jean Valjean, pas plus que Cosette, ne savait où il allait. Il se confiait à Dieu comme elle se confiait à lui. Il lui semblait qu’il tenait, lui aussi, quelqu’un de plus grand que lui par la main ; il croyait sentir un être qui le menait, invisible. Du reste il n’avait aucune idée arrêtée, aucun plan, aucun projet. Il n’était même pas absolument sûr que ce fût Javert, et puis ce pouvait être Javert sans que Javert sût que c’était lui Jean Valjean. N’était-il pas déguisé ? ne le croyait-on pas mort ? Cependant depuis quelques jours il se passait des choses qui devenaient singulières. Il ne lui en fallait pas davantage. Il était déterminé à ne plus rentrer dans la maison Gorbeau. Comme l’animal chassé du gîte, il cherchait un trou où se cacher, en attendant qu’il en trouvât un où se loger.

Jean Valjean décrivit plusieurs labyrinthes variés dans le quartier Mouffetard ; déjà endormi comme s’il avait encore la discipline du moyen-âge et le joug du couvre-feu ; il combina de diverses façons, dans des stratégies savantes, la rue Censier et la rue Copeau, la rue du Battoir-Saint-Victor et la rue du Puits-l’Ermite. Il y a par là des logeurs, mais il n’y entrait même pas, ne trouvant point ce qui lui convenait. Par exemple, il ne doutait pas que, si, par hasard, on avait cherché sa piste, on ne l’eût perdue.

Comme onze heures sonnaient à Saint-Étienne du Mont, il traversait la rue de Pontoise devant le bureau du commissaire de police qui est au n° 14. Quelques instants après, l’instinct dont nous parlions plus haut fit qu’il se retourna. En ce moment, il vit distinctement, grâce à la lanterne du commissaire qui les trahissait, trois hommes qui le suivaient d’assez près passer successivement sous cette lanterne dans le côté ténébreux de la rue. L’un de ces trois hommes entra dans l’allée de la maison du commissaire. Celui qui marchait en tête lui parut décidément suspect.

— Viens, enfant, dit-il à Cosette, et il se hâta de quitter la rue de Pontoise.

Il fit un circuit, tourna le passage des Patriarches qui était fermé à cause de l’heure, arpenta la rue de l’Épée-de-Bois et la rue de l’Arbalète et s’enfonça dans la rue des Postes.

Il y a là un carrefour, où est aujourd’hui le collège Rollin et où vient s’embrancher la rue Neuve-Sainte-Geneviève.

(Il va sans dire que la rue Neuve-Sainte-Geneviève est une vieille rue, et qu’il ne passe pas une chaise de poste tous les dix ans rue des Postes. Cette rue des Postes était au treizième siècle habitée par des potiers et son vrai nom est rue des Pots.)

La lune jetait une vive lumière dans ce carrefour. Jean Valjean s’embusqua sous une porte, calculant que si ces hommes le suivaient encore, il ne pourrait manquer de les très bien voir lorsqu’ils traverseraient cette clarté.

En effet, il ne s’était pas écoulé trois minutes que les hommes parurent. Ils étaient maintenant quatre ; tous de haute taille, vêtus de longues redingotes brunes, avec des chapeaux ronds, et de gros bâtons à la main. Ils n’étaient pas moins inquiétants par leur grande stature et leurs vastes poings que par leur marche sinistre dans les ténèbres. On eût dit quatre spectres déguisés en bourgeois.

Ils s’arrêtèrent au milieu du carrefour et firent groupe, comme des gens qui se consultent. Ils avaient l’air indécis. Celui qui paraissait les conduire se tourna et désigna vivement de la main droite la direction où s’était engage Jean Valjean ; un autre semblait indiquer avec une certaine obstination la direction contraire. À l’instant où le premier se retourna, la lune éclaira en plein son visage. Jean Valjean reconnut parfaitement Javert.

II

il est heureux que le pont d’austerlitz porte voitures.


L’incertitude cessait pour Jean Valjean ; heureusement elle durait encore pour ces hommes. Il profita de leur hésitation ; c’était du temps perdu pour eux, gagné pour lui. Il sortit de dessous la porte où il s’était tapi, et poussa dans la rue des Postes vers la région du Jardin des Plantes. Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras, et la porta. Il n’y avait point un passant, et l’on n’avait pas allumé les réverbères à cause de la lune. Il doubla le pas.

En quelques enjambées, il atteignit la poterie Goblet sur la façade de laquelle le clair de lune faisait très distinctement lisible la vieille inscription :

De Goblet fils c’est ici la fabrique ;
Venez choisir des cruches et des brocs,
Des pots a fleurs, des tuyaux, de la brique.
À tout venant le Cœur vend des Carreaux.

Il laissa derrière lui la rue de la Clef, puis la fontaine Saint-Victor, longea le Jardin des Plantes par les rues basses, et arriva au quai. Là il se retourna. Le quai était désert. Les rues étaient désertes. Personne derrière lui. Il respira.

Il gagna le pont d’Austerlitz.

Le péage y existait encore à cette époque. Il se présenta au bureau du péager, et donna un sou.

— C’est deux sous, dit l’invalide du pont. Vous portez là un enfant qui peut marcher. Payez pour deux.

Il paya, contrarié que son passage eût donné lieu à une observation. Toute fuite doit être un glissement.

Une grosse charrette passait la Seine en même temps que lui et allait comme lui sur la rive droite. Cela lui fut utile. Il put traverser tout le pont dans l’ombre de cette charrette.

Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, désira marcher. Il la posa à terre et la reprit par la main.

Le pont franchi, il aperçut un peu à droite des chantiers devant lui ; il y marcha. Pour y arriver, il fallait s’aventurer dans un assez large espace découvert et éclairé. Il n’hésita pas. Ceux qui le traquaient étaient évidemment dépistés et Jean Valjean se croyait hors de danger. Cherché, oui ; suivi, non.

Une petite rue, la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine, s’ouvrait entre deux chantiers enclos de murs. Cette rue était étroite, obscure, et comme faite exprès pour lui. Avant d’y entrer, il regarda en arrière.

Du point où il était, il voyait dans toute sa longueur le pont d’Austerlitz.

Quatre ombres venaient d’entrer sur le pont.

Ces ombres tournaient le dos au Jardin des Plantes et se dirigeaient vers la rive droite.

Ces quatre ombres, c’étaient les quatre hommes.

Jean Valjean eut le frémissement de la bête reprise.

Il lui restait une espérance ; c’est que ces hommes peut-être n’étaient pas encore entrés sur le pont et ne l’avaient pas aperçu au moment où il avait traversé, tenant Cosette par la main, la grande place éclairée.

En ce cas-là, en s’enfonçant dans la petite rue qui était devant lui, s’il parvenait à atteindre les chantiers, les marais, les cultures, les terrains non bâtis, il pouvait échapper.

Il lui sembla qu’on pouvait se confier à cette petite rue silencieuse. Il y entra.



III

voir le plan de paris de 1727.


Au bout de trois cents pas, il arriva à un point où la rue se bifurquait. Elle se partageait en deux rues, obliquant l’une à gauche, l’autre à droite. Jean Valjean avait devant lui comme les deux branches d’un Y. Laquelle choisir ?

Il ne balança point, et prit la droite.

Pourquoi ?

C’est que la branche gauche allait vers le faubourg, c’est-à-dire vers les lieux habités, et la branche droite vers la campagne, c’est-à-dire vers les lieux déserts.

Cependant ils ne marchaient plus très rapidement. Le pas de Cosette ralentissait le pas de Jean Valjean.

Il se remit à la porter. Cosette appuyait sa tête sur l’épaule du bonhomme et ne disait pas un mot.

Il se retournait de temps en temps et regardait. Il avait soin de se tenir toujours du côté obscur de la rue. La rue était droite derrière lui. Les deux ou trois premières fois qu’il se retourna, il ne vit rien, le silence était profond, il continua sa marche un peu rassuré. Tout à coup, à un certain instant, s’étant retourné, il lui sembla voir dans la partie de la rue où il venait de passer, loin dans l’obscurité, quelque chose qui bougeait. Il se précipita en avant, plutôt qu’il ne marcha, espérant trouver quelque ruelle latérale, s’évader parla, et rompre encore une fois sa piste.

Il arriva à un mur.

Ce mur pourtant n’était point une impossibilité d’aller plus loin ; c’était une muraille bordant une ruelle transversale à laquelle aboutissait la rue où s’était engagé Jean Valjean.

Ici encore il fallait se décider ; prendre à droite ou à gauche.

Il regarda à droite. La ruelle se prolongeait en tronçon entre des constructions qui étaient des hangars ou des granges, puis se terminait en impasse. On voyait distinctement le fond du cul-de-sac ; un grand mur blanc.

Il regarda à gauche. La ruelle de ce côté était ouverte, et, au bout de deux cents pas environ, tombait dans une rue dont elle était l’affluent. C’était de ce côté-là qu’était le salut.

Au moment où Jean Valjean songeait à tourner à gauche, pour tâcher de gagner la rue qu’il entrevoyait au bout de la ruelle, il aperçut, à l’angle de la ruelle et de cette rue vers laquelle il allait se diriger, une espèce de statue noire, immobile.

C’était quelqu’un, un homme, qui venait d’être posté là évidemment, et qui, barrant le passage, attendait.

Jean Valjean recula.

Le point de Paris où se trouvait Jean Valjean, situé entre le faubourg Saint-Antoine et la Râpée, est un de ceux qu’ont transformés de fond en comble les travaux récents, enlaidissement selon les uns, transfiguration selon les autres. Les cultures, les chantiers et les vieilles bâtisses se sont effacés. Il y a là aujourd’hui de grandes rues toutes neuves, des arènes, des cirques, des hippodromes, des embarcadères de chemins de fer, une prison, Mazas ; le progrès, comme on voit, avec son correctif.

Il y a un demi-siècle, dans cette langue usuelle populaire, toute faite de traditions, qui s’obstine à appeler l’Institut les Quatre-Nations et l’Opéra-Comique Feydeau, l’endroit précis où était parvenu Jean Valjean se nommait le Petit-Picpus. La porte Saint-Jacques, la porte Paris, la barrière des Sergents, les Porcherons, la Galiote, les Célestins, les Capucins, le Mail, la Bourbe, l’Arbre-de-Cracovie, la Petite-Pologne, le Petit-Picpus, ce sont les noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mémoire du peuple flotte sur ces épaves du passé.

Le Petit-Picpus, qui du reste a existé à peine et n’a jamais été qu’une ébauche de quartier, avait presque l’aspect monacal d’une ville espagnole. Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties. Excepté les deux ou trois rues dont nous allons parler, tout y était muraille et solitude. Pas une boutique, pas une voiture ; à peine çà et là une chandelle allumée aux fenêtres ; toute lumière éteinte après dix heures. Des jardins, des couvents, des chantiers, des marais ; de rares maisons basses, et de grands murs aussi hauts que les maisons.

Tel était ce quartier au dernier siècle. La révolution l’avait déjà fort rabroué. L’édilité républicaine l’avait démoli, percé, troué. Des dépôts de gravats y avaient été établis. Il y a trente ans, ce quartier disparaissait sous la rature des constructions nouvelles. Aujourd’hui il est biffé tout à fait. Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n’a gardé trace, est assez clairement indiqué dans le plan de 1727, publié à Paris chez Denis Thierry, rue Saint-Jacques, vis-à-vis la rue du Plâtre, et à Lyon chez Jean Girin, rue Mercière, à la Prudence. Le Petit-Picpus avait ce que nous venons d’appeler un Y de rues, formé par la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine s’écartant en deux branches et prenant à gauche le nom de petite rue Picpus et à droite le nom de rue Polonceau. Les deux branches de l’Y étaient réunies à leur sommet comme par une barre. Cette barre se nommait rue Droit-Mur. La rue Polonceau y aboutissait ; la petite rue Picpus passait outre, et montait vers le marché Lenoir. Celui qui, venant de la Seine, arrivait à l’extrémité de la rue Polonceau, avait à sa gauche la rue Droit-Mur, tournant brusquement à angle droit, devant lui la muraille de cette rue, et à sa droite un prolongement tronqué de la rue Droit-Mur, sans issue, appelé le cul-de-sac Genrot.

C’est là qu’était Jean Valjean.

Comme nous venons de le dire, en apercevant la silhouette noire, en vedette à l’angle de la rue Droit-Mur et de la petite rue Picpus, il recula. Nul doute. Il était guetté par ce fantôme.

Que faire ?

Il n’était plus temps de rétrograder. Ce qu’il avait vu remuer dans l’ombre à quelque distance derrière lui le moment d’auparavant, c’était sans doute Javert et son escouade. Javert était probablement déjà au commencement de la rue à la fin de laquelle était Jean Valjean. Javert, selon toute apparence, connaissait ce petit dédale, et avait pris ses précautions en envoyant un de ses hommes garder l’issue. Ces conjectures, si ressemblantes à des évidences, tourbillonnèrent tout de suite, comme une poignée de poussière qui s’envole à un vent subit, dans le cerveau douloureux de Jean Valjean. Il examina le cul-de-sac Genrot ; là, barrage. Il examina la petite rue Picpus ; là, une sentinelle. Il voyait cette figure sombre se détacher en noir sur le pavé blanc inondé de lune. Avancer, c’était tomber sur cet homme. Reculer, c’était se jeter dans Javert. Jean Valjean se sentait pris comme dans un filet qui se resserrait lentement. Il regarda le ciel avec désespoir.



IV

les tâtonnements de l’évasion.


Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se figurer d’une manière exacte la ruelle Droit-Mur, et en particulier l’angle qu’on laissait à gauche quand on sortait de la rue Polonceau pour entrer dans cette ruelle. La ruelle Droit-Mur était à peu près entièrement bordée à droite jusqu’à la petite rue Picpus par des maisons de pauvre apparence ; à gauche par un seul bâtiment d’une ligne sévère composé de plusieurs corps de logis qui allaient se haussant graduellement d’un étage ou deux à mesure qu’ils approchaient de la petite rue Picpus ; de sorte que ce bâtiment, très élevé du côté de la petite rue Picpus, était assez bas du côté de la rue Polonceau. Là, à l’angle dont nous avons parlé, il s’abaissait au point de n’avoir plus qu’une muraille. Cette muraille n’allait pas aboutir carrément à la rue ; elle dessinait un pan coupé fort en retraite, dérobé par ses deux angles à deux observateurs qui eussent été l’un rue Polonceau, l’autre rue Droit-Mur.

À partir des deux angles du pan coupé, la muraille se prolongeait sur la rue Polonceau jusqu’à une maison qui portait le n° 49 et sur la rue Droit-Mur, où son tronçon était beaucoup plus court, jusqu’au bâtiment sombre dont nous avons parlé et dont elle coupait le pignon, faisant ainsi dans la rue un nouvel angle rentrant. Ce pignon était d’un aspect morne ; on n’y voyait qu’une seule fenêtre, ou, pour mieux dire, deux volets revêtus d’une feuille de zinc, et toujours fermés.

L’état de lieux que nous dressons ici est d’une rigoureuse exactitude et éveillera certainement un souvenir très précis dans l’esprit des anciens habitants du quartier.

Le pan coupé était entièrement rempli par une chose qui ressemblait à une porte colossale et misérable. C’était un vaste assemblage informe de planches perpendiculaires, celles d’en haut plus larges que celles d’en bas, reliées par de longues lanières de fer transversales. À côté il y avait une porte cochère de dimension ordinaire et dont le percement ne remontait évidemment pas à plus d’une cinquantaine d’années.

Un tilleul montrait son branchage au-dessus du pan coupé, et le mur était couvert de lierre du côté de la rue Polonceau.

Dans l’imminent péril où se trouvait Jean Valjean, ce bâtiment sombre avait quelque chose d’inhabité et de solitaire qui le tentait. Il le parcourut rapidement des yeux. Il se disait que s’il parvenait à y pénétrer, il était peut-être sauvé. Il eut d’abord une idée et une espérance.

Dans la partie moyenne de la devanture de ce bâtiment sur la rue Droit-Mur, il y avait à toutes les fenêtres des divers étages de vieilles cuvettes-entonnoirs en plomb. Les embranchements variés des conduits qui allaient d’un conduit central aboutir à toutes ces cuvettes dessinaient sur la façade une espèce d’arbre. Ces ramifications de tuyaux avec leurs cent coudes imitaient ces vieux ceps de vigne dépouillés qui se tordent sur les devantures des anciennes fermes.

Ce bizarre espalier aux branches de tôle et de fer fut le premier objet qui frappa le regard de Jean Valjean. Il assit Cosette le dos contre une borne en lui recommandant le silence et courut à l’endroit où le conduit venait toucher le pavé. Peut-être y avait-il moyen d’escalader par là et d’entrer dans la maison. Mais le conduit était délabré et hors de service et tenait à peine à son scellement. D’ailleurs toutes les fenêtres de ce logis silencieux étaient grillées d’épaisses barres de fer, même les mansardes du toit. Et puis la lune éclairait pleinement cette façade, et l’homme qui l’observait du bout de la rue aurait vu Jean Valjean faire l’escalade. Enfin que faire de Cosette ? comment la hisser au haut d’une maison à trois étages ?

Il renonça à grimper par le conduit et rampa le long du mur pour rentrer dans la rue Polonceau.

Quand il fut au pan coupé où il avait laissé Cosette, il remarqua que, là, personne ne pouvait le voir. Il échappait, comme nous venons de l’expliquer, à tous les regards, de quelque côté qu’ils vinssent. En outre il était dans l’ombre. Enfin il y avait deux portes. Peut-être pourrait-on les forcer. Le mur au-dessus duquel il voyait le tilleul et le lierre donnait évidemment dans un jardin où il pourrait tout au moins se cacher, quoiqu’il n’y eût pas encore de feuilles aux arbres, et passer le reste’de la nuit. Le temps s’écoulait. Il fallait faire vite.

Il tâta la porte cochère et reconnut tout de suite qu’elle était condamnée au dedans et au dehors.

Il s’approcha de l’autre grande porte avec plus d’espoir. Elle était affreusement décrépite, son immensité même la rendait moins solide, les planches étaient pourries, les ligatures de fer, il n’y en avait que trois, étaient rouillées. Il semblait possible de percer cette clôture vermoulue.

En l’examinant, il vit que cette porte n’était pas une porte. Elle n’avait ni gonds, ni pentures, ni serrure, ni fente au milieu. Les bandes de fer la traversaient de part en part sans solution de continuité. Par les crevasses des planches il entrevit des moellons et des pierres grossièrement cimentés que les passants pouvaient y voir encore il y a dix ans. Il fut forcé de s’avouer avec consternation que cette apparence de porte était simplement le parement en bois d’une bâtisse à laquelle elle était adossée. Il était facile d’arracher une planche, mais on se trouvait face à face avec un mur.



V

qui serait impossible avec l’éclairage au gaz.


En ce moment un bruit sourd et cadencé commença à se faire entendre à quelque distance. Jean Valjean risqua un peu son regard en dehors du coin de la rue. Sept ou huit soldats disposés en peloton venaient de déboucher dans la rue Polonceau. Il voyait briller les bayonnettes. Cela venait vers lui.

Ces soldats, en tête desquels il distinguait la haute stature de Javert, s’avançaient lentement et avec précaution. Ils s’arrêtaient fréquemment. Il était visible qu’ils exploraient tous les recoins des murs et toutes les embrasures de portes et d’allées.

C’était, et ici la conjecture ne pouvait se tromper, quelque patrouille que Javert avait rencontrée et qu’il avait requise. Les deux acolytes de Javert marchaient dans leurs rangs. Du pas dont ils marchaient, et avec les stations qu’ils faisaient, il leur fallait environ un quart d’heure pour arriver à l’endroit où se trouvait Jean Valjean. Ce fut un instant affreux. Quelques minutes séparaient Jean Valjean de cet épouvantable précipice qui s’ouvrait devant lui pour la troisième fois. Et le bagne maintenant n’était plus seulement le bagne, c’était Cosette perdue à jamais ; c’est-à-dire une vie qui ressemblait au dedans d’une tombe.

Il n’y avait plus qu’une chose possible.

Jean Valjean avait cela de particulier qu’on pouvait dire qu’il portait deux besaces ; dans l’une il avait les pensées d’un saint, dans l’autre les redoutables talents d’un forçat. Il fouillait dans l’une ou dans l’autre, selon l’occasion.

Entre autres ressources, grâce à ses nombreuses évasions du bagne de Toulon, il était, on s’en souvient, passé maître dans cet art incroyable de s’élever, sans échelles, sans crampons, par la seule force musculaire, en s’appuyant de la nuque, des épaules, des hanches et des genoux, en s’aidant à peine des rares reliefs de la pierre, dans l’angle droit d’un mur, au besoin jusqu’à la hauteur d’un sixième étage ; art qui a rendu si effrayant et si célèbre le coin de la cour de la Conciergerie de Paris par où s’échappa, il y a une vingtaine d’années, le condamné Battemolle.

Jean Valjean mesura des yeux la muraille au-dessus de laquelle il voyait le tilleul. Elle avait environ dix-huit pieds de haut. L’angle qu’elle faisait avec le pignon du grand bâtiment était rempli, dans sa partie inférieure, d’un massif de maçonnerie de forme triangulaire, probablement destiné à préserver ce trop commode recoin des stations de ces stercoraires qu’on appelle les passants. Ce remplissage préventif des coins de mur est fort usité à Paris.

Ce massif avait environ cinq pieds de haut. Du sommet de ce massif l’espace à franchir pour arriver sur le mur n’était guère que de quatorze pieds.

Le mur était surmonté d’une pierre plate sans chevron. La difficulté était Cosette. Cosette, elle, ne savait pas escalader un mur. L’abandonner ? Jean Valjean n’y songeait pas. L’emporter était impossible. Toutes les forces d’un homme lui sont nécessaires pour mener à bien ces étranges ascensions. Le moindre fardeau dérangerait son centre de gravité et le précipiterait.

Il aurait fallu une corde. Jean Valjean n’en avait pas. Où trouver une corde à minuit, rue Polonceau ? Certes, en cet instant-là, si Jean Valjean avait eu un royaume, il l’eût donné pour une corde.

Toutes les situations extrêmes ont leurs éclairs qui tantôt nous aveuglent, tantôt nous illuminent.

Le regard désespéré de Jean Valjean rencontra la potence du réverbère du cul-de-sac Genrot.

À cette époque il n’y avait point de becs de gaz dans les rues de Paris. À la nuit tombante on y allumait des réverbères placés de distance en distance, lesquels montaient et descendaient au moyen d’une corde qui traversait la rue de part en part et qui s’ajustait dans la rainure d’une potence. Le tourniquet où se dévidait cette corde était scellé au-dessous de la lanterne dans une petite armoire de fer dont l’allumeur avait la clef, et la corde elle-même était protégée jusqu’à une certaine hauteur par un étui de métal. Jean Valjean, avec l’énergie d’une lutte suprême, franchit la rue d’un bond, entra dans le cul-de-sac, fit sauter le pêne de la petite armoire avec la pointe de son couteau, et un instant après il était revenu près de Cosette. Il avait une corde. Ils vont vite en besogne, ces sombres trouveurs d’expédients, aux prises avec la fatalité.

Nous avons expliqué que les réverbères n’avaient pas été allumés cette nuit-là. La lanterne du cul-de-sac Genrot se trouvait donc naturellement éteinte comme les autres, et l’on pouvait passer à côté sans même remarquer qu’elle n’était plus à sa place.

Cependant l’heure, le lieu, l’obscurité, la préoccupation de Jean Valjean, ses gestes singuliers, ses allées et venues, tout cela commençait à inquiéter Cosette. Tout autre enfant qu’elle aurait depuis longtemps jeté les hauts cris. Elle se borna à tirer Jean Valjean par le pan de sa redingote. On entendait toujours de plus en plus distinctement le bruit de la patrouille qui approchait.

— Père, dit-elle tout bas, j’ai peur. Qu’est-ce qui vient donc là ?

— Chut ! répondit le malheureux homme. C’est la Thénardier.

Cosette tressaillit. Il ajouta :

— Ne dis rien. Laisse-moi faire. Si tu cries, si tu pleures, la Thénardier te guette. Elle vient pour te ravoir.

Alors, sans se hâter, mais sans s’y reprendre à deux fois pour rien, avec une précision ferme et brève, d’autant plus remarquable en un pareil moment que la patrouille et Javert pouvaient survenir d’un instant à l’autre, il défit sa cravate, la passa autour du corps de Cosette sous les aisselles en ayant soin qu’elle ne pût blesser l’enfant, rattacha cette cravate à un bout de la corde au moyen de ce nœud que les gens de mer appellent nœud d’hirondelle, prit l’autre bout de cette corde dans ses dents, ôta ses souliers et ses bas qu’il jeta par-dessus la muraille, monta sur le massif de maçonnerie, et commença à s’élever dans l’angle du mur et du pignon avec autant de solidité et de certitude que s’il eût eu des échelons sous les talons et sous les coudes. Une demi-minute ne s’était pas écoulée qu’il était à genoux sur le mur.

Cosette le considérait avec stupeur, sans dire une parole. La recommandation de Jean Valjean et le nom de la Thénardier l’avaient glacée.

Tout à coup elle entendit la voix de Jean Valjean qui lui criait, tout en restant très basse :

— Adosse-toi au mur.

Elle obéit.

— Ne dis pas un mot et n’aie pas peur, reprit Jean Valjean.

Et elle se sentit enlever de terre.

Avant qu’elle eût eu le temps de se reconnaître, elle était au haut de la muraille.

Jean Valjean la saisit, la mit sur son dos, lui prit ses deux petites mains dans sa main gauche, se coucha à plat ventre et rampa sur le haut du mur jusqu’au pan coupé. Comme il l’avait deviné, il y avait là une bâtisse dont le toit partait du haut de la clôture en bois et descendait fort près de terre, selon un plan assez doucement incliné, en effleurant le tilleul.

Circonstance heureuse, car la muraille était beaucoup plus haute de ce côté que du côté de la rue. Jean Valjean n’apercevait le sol au-dessous de lui que très profondément.

Il venait d’arriver au plan incliné du toit et n’avait pas encore lâché la crête de la muraille lorsqu’un hourvari violent annonça l’arrivée de la patrouille. On entendit la voix tonnante de Javert :

— Fouillez le cul-de-sac ! La rue Droit-Mur est gardée, la petite rue Picpus aussi. Je réponds qu’il est dans le cul-de-sac !

Les soldats se précipitèrent dans le cul-de-sac Genrot.

Jean Valjean se laissa glisser le long du toit, tout en soutenant Cosette, atteignit le tilleul et sauta à terre. Soit terreur, soit courage, Cosette n’avait pas soufflé. Elle avait les mains un peu écorchées.



VI

commencement d’une énigme.


Jean Valjean se trouvait dans une espèce de jardin fort vaste et d’un aspect singulier ; un de ces jardins tristes qui semblent faits pour être regardés l’hiver et la nuit. Ce jardin était d’une forme oblongue, avec une allée de grands peupliers au fond, des futaies assez hautes dans les coins, et un espace sans ombre au milieu, où l’on distinguait un très grand arbre isolé, puis quelques arbres fruitiers tordus et hérissés comme de grosses broussailles, des carrés de légumes, une melonnière dont les cloches brillaient à la lune, et un vieux puisard. Il y avait çà et là des bancs de pierre qui semblaient noirs de mousse. Les allées étaient bordées de petits arbustes sombres, et toutes droites. L’herbe en envahissait la moitié et une moisissure verte couvrait le reste.

Jean Valjean avait à côté de lui la bâtisse dont le toit lui avait servi pour descendre, un tas de fagots, et derrière les fagots, tout contre le mur, une statue de pierre dont la face mutilée n’était plus qu’un masque informe qui apparaissait vaguement dans l’obscurité.

La bâtisse était une sorte de ruine où l’on distinguait des chambres démantelées dont une, tout encombrée, semblait servir de hangar.

Le grand bâtiment de la rue Droit-Mur qui faisait retour sur la petite rue Picpus développait sur ce jardin deux façades en équerre. Ces façades du dedans étaient plus tragiques encore que celles du dehors. Toutes les fenêtres étaient grillées. On n’y entrevoyait aucune lumière. Aux étages supérieurs il y avait des hottes comme aux prisons. L’une de ces façades projetait sur l’autre son ombre qui retombait sur le jardin comme un immense drap noir.

On n’apercevait pas d’autre maison. Le fond du jardin se perdait dans la brume et dans la nuit. Cependant on y distinguait confusément des murailles qui s’entrecoupaient comme s’il y avait d’autres cultures au delà, et les toits bas de la rue Polonceau.

On ne pouvait rien se figurer de plus farouche et de plus solitaire que ce jardin. Il n’y avait personne, ce qui était tout simple à cause de l’heure ; mais il ne semblait pas que cet endroit fût fait pour que quelqu’un y marchât, même en plein midi.

Le premier soin de Jean Valjean avait été de retrouver ses souliers et de se rechausser, puis d’entrer dans le hangar avec Cosette. Celui qui s’évade ne se croit jamais assez caché. L’enfant, songeant toujours à la Thénardier, partageait son instinct de se blottir le plus possible.

Cosette tremblait et se serrait contre lui. On entendait le bruit tumultueux de la patrouille qui fouillait le cul-de-sac et la rue, les coups de crosse contre les pierres, les appels de Javert aux mouchards qu’il avait postés, et ses imprécations mêlées de paroles qu’on ne distinguait point.

Au bout d’un quart d’heure, il sembla que cette espèce de grondement orageux commençait à s’éloigner. Jean Valjean ne respirait pas.

Il avait posé doucement sa main sur la bouche de Cosette.

Au reste la solitude où il se trouvait était si étrangement calme que cet effroyable tapage, si furieux et si proche, n’y jetait même pas l’ombre d’un trouble. Il semblait que ces murs fussent bâtis avec ces pierres sourdes dont parle l’Écriture.

Tout à coup, au milieu de ce calme profond, un nouveau bruit s’éleva ; un bruit céleste, divin, ineffable, aussi ravissant que l’autre était horrible. C’était un hymne qui sortait des ténèbres, un éblouissement de prière et d’harmonie dans l’obscur et effrayant silence de la nuit ; des voix de femmes, mais des voix composées à la fois de l’accent pur des vierges et de l’accent naïf des enfants, de ces voix qui ne sont pas de la terre et qui ressemblent à celles que les nouveau-nés entendent encore et que les moribonds entendent déjà. Ce chant venait du sombre édifice qui dominait le jardin. Au moment où le vacarme des démons s’éloignait, on eût dit un chœur d’anges qui s’approchait dans l’ombre.

Cosette et Jean Valjean tombèrent à genoux.

Ils ne savaient pas ce que c’était, ils ne savaient pas où ils étaient, mais ils sentaient tous deux, l’homme et l’enfant, le pénitent et l’innocent, qu’il fallait qu’ils fussent à genoux.

Ces voix avaient cela d’étrange qu’elles n’empêchaient pas que le bâtiment ne parût désert. C’était comme un chant surnaturel dans une demeure inhabitée.

Pendant que ces voix chantaient, Jean Valjean ne songeait plus à rien. Il ne voyait plus la nuit, il voyait un ciel bleu. Il lui semblait sentir s’ouvrir ces ailes que nous avons tous au dedans de nous.

Le chant s’éteignit. Il avait peut-être duré longtemps. Jean Valjean n’aurait pu le dire. Les heures de l’extase ne sont jamais qu’une minute.

Tout était retombé dans le silence. Plus rien dans la rue, plus rien dans le jardin. Ce qui menaçait, ce qui rassurait, tout s’était évanoui. Le vent froissait dans la crête du mur quelques herbes sèches qui faisaient un petit bruit doux et lugubre.

VII

suite de l’énigme.


La bise de nuit s’était levée, ce qui indiquait qu’il devait être entre une et deux heures du matin. La pauvre Cosette ne disait rien. Comme elle s’était assise à terre à son côté et qu’elle avait penché sa tête sur lui, Jean Valjean pensa qu’elle s’était endormie. Il se baissa et la regarda. Cosette avait les yeux tout grands ouverts et un air pensif qui fit mal à Jean Valjean.

Elle tremblait toujours.

— As-tu envie de dormir ? dit Jean Valjean.

— J’ai bien froid, répondit-elle.

Un moment après elle reprit :

— Est-ce qu’elle est toujours là ?

— Qui ? dit Jean Valjean.

— Madame Thénardier.

Jean Valjean avait déjà oublié le moyen dont il s’était servi pour faire garder le silence à Cosette.

— Ah ! dit-il, elle est partie. Ne crains plus rien.

L’enfant soupira comme si un poids se soulevait de dessus sa poitrine. La terre était humide, le hangar ouvert de toute part, la bise plus fraîche à chaque instant. Le bonhomme ôta sa redingote et en enveloppa Cosette.

— As-tu moins froid ainsi ? dit-il.

— Oh oui, père !

— Eh bien, attends-moi un instant. Je vais revenir.

Il sortit de la ruine, et se mit à longer le grand bâtiment, cherchant quelque abri meilleur. Il rencontra des portes, mais elles étaient fermées. Il y avait des barreaux à toutes les croisées du rez-de-chaussée.

Comme il venait de dépasser l’angle intérieur de l’édifice, il remarqua qu’il arrivait à des fenêtres cintrées, et il y aperçut quelque clarté. Il se haussa sur la pointe du pied et regarda par l’une de ces fenêtres. Elles donnaient toutes dans une salle assez vaste, pavée de larges dalles, coupée d’arcades et de piliers, où l’on ne distinguait rien qu’une petite lueur et de grandes ombres. La lueur venait d’une veilleuse allumée dans un coin. Cette salle était déserte et rien n’y bougeait. Cependant, à force de regarder, il crut voir à terre, sur le pavé, quelque chose qui paraissait couvert d’un linceul et qui ressemblait à une forme humaine. Cela était étendu à plat ventre, la face contre la pierre, les bras en croix, dans l’immobilité de la mort. On eût dit, à une sorte de serpent qui traînait sur le pavé, que cette forme sinistre avait la corde au cou.

Toute la salle baignait dans cette brume des lieux à peine éclairés qui ajoute à l’horreur.

Jean Valjean a souvent dit depuis que, quoique bien des spectacles funèbres eussent traversé sa vie, jamais il n’avait rien vu de plus glaçant et de plus terrible que cette figure énigmatique accomplissant on ne sait quel mystère inconnu dans ce lieu sombre et ainsi entrevue dans la nuit. Il était effrayant de supposer que cela était peut-être mort, et plus effrayant encore de songer que cela était peut-être vivant.

Il eut le courage de coller son front à la vitre et d’épier si cette chose remuerait. Il eut beau rester un temps qui lui parut très long, la forme étendue ne faisait aucun mouvement. Tout à coup il se sentit pris d’une épouvante inexprimable, et il s’enfuit. Il se mit à courir vers le hangar sans oser regarder en arrière. Il lui semblait que s’il tournait la tête il verrait la figure marcher derrière lui à grands pas en agitant les bras.

Il arriva à la ruine haletant. Ses genoux pliaient ; la sueur lui coulait dans les reins.

Où était-il ? qui aurait jamais pu s’imaginer quelque chose de pareil à cette espèce de sépulcre au milieu de Paris ? qu’était-ce que cette étrange maison ? Édifice plein de mystères nocturnes, appelant les âmes dans l’ombre avec la voix des anges et, lorsqu’elles viennent, leur offrant brusquement cette vision épouvantable, promettant d’ouvrir la porte radieuse du ciel et ouvrant la porte horrible du tombeau ! Et cela était bien en effet un édifice, une maison qui avait son numéro dans une rue ! Ce n’était pas un rêve ! Il avait besoin d’en toucher les pierres pour y croire.

Le froid, l’anxiété, l’inquiétude, les émotions de la soirée, lui donnaient une véritable fièvre, et toutes ces idées s’entre-heurtaient dans son cerveau.

Il s’approcha de Cosette. Elle dormait.



VIII

l’énigme redouble.


L’enfant avait posé sa tête sur une pierre et s’était endormie. Il s’assit auprès d’elle et se mit à la considérer. Peu à peu, à mesure qu’il la regardait, il se calmait, et il reprenait possession de sa liberté d’esprit. Il percevait clairement cette vérité, le fond de sa vie désormais, que tant qu’elle serait là, tant qu’il l’aurait près de lui, il n’aurait besoin de rien que pour elle, ni peur de rien qu’à cause d’elle. Il ne sentait même pas qu’il avait très froid, ayant quitté sa redingote pour l’en couvrir.

Cependant, à travers la rêverie où il était tombé, il entendait depuis quelque temps un bruit singulier. C’était comme un grelot qu’on agitait. Ce bruit était dans le jardin. On l’entendait distinctement, quoique faiblement. Cela ressemblait à la petite musique vague que font les clarines des bestiaux la nuit dans les pâturages.

Ce bruit fit retourner Jean Valjean.

Il regarda, et vit qu’il y avait quelqu’un dans le jardin. Un être qui ressemblait à un homme marchait au milieu des cloches de la melonnière, se levant, se baissant, s’arrêtant, avec des mouvements réguliers, comme s’il traînait ou étendait quelque chose à terre. Cet être paraissait boiter.

Jean Valjean tressaillit avec ce tremblement continuel des malheureux. Tout leur est hostile et suspect. Ils se défient du jour parce qu’il aide à les voir et de la nuit parce qu’elle aide à les surprendre. Tout à l’heure il frissonnait de ce que le jardin était désert, maintenant il frissonnait de ce qu’il y avait quelqu’un.

Il retomba des terreurs chimériques aux terreurs réelles. Il se dit que Javert et les mouchards n’étaient peut-être pas partis, que sans doute ils avaient laissé dans la rue des gens en observation, que, si cet homme le découvrait dans ce jardin, il crierait au voleur, et le livrerait. Il prit doucement Cosette endormie dans ses bras et la porta derrière un tas de vieux meubles hors d’usage, dans le coin le plus reculé du hangar. Cosette ne remua pas.

De là il observa les allures de l’être qui était dans la melonnière. Ce qui était bizarre, c’est que le bruit du grelot suivait tous les mouvements de cet homme. Quand l’homme s’approchait, le bruit s’approchait ; quand il s’éloignait, le bruit s’éloignait ; s’il faisait quelque geste précipité, un trémolo accompagnait ce geste ; quand il s’arrêtait, le bruit cessait. Il paraissait évident que le grelot était attaché à cet homme ; mais alors qu’est-ce que cela pouvait signifier ? qu’était-ce que cet homme auquel une clochette était suspendue comme à un bélier ou à un bœuf  ?

Tout en se faisant ces questions, il toucha les mains de Cosette. Elles étaient glacées.

— Ah mon Dieu ! dit-il.

Il appela à voix basse :

— Cosette !

Elle n’ouvrit pas les yeux.

Il la secoua vivement.

Elle ne s’éveilla pas.

— Serait-elle morte ! dit-il, et il se dressa debout, frémissant de la tête aux pieds.

Les idées les plus affreuses lui traversèrent l’esprit pêle-mêle. Il y a des moments où les suppositions hideuses nous assiègent comme une cohue de furies et forcent violemment les cloisons de notre cerveau. Quand il s’agit de ceux que nous aimons, notre prudence invente toutes les folies. Il se souvint que le sommeil peut être mortel en plein air dans une nuit froide. Cosette, pâle, était retombée étendue à terre à ses pieds sans faire un mouvement.

Il écouta son souffle ; elle respirait ; mais d’une respiration qui lui paraissait faible et prête à s’éteindre.

Comment la réchauffer ? comment la réveiller ? Tout ce qui n’était pas ceci s’effaça de sa pensée. Il s’élança éperdu hors de la ruine.

Il fallait absolument qu’avant un quart d’heure Cosette fût devant un feu et dans un lit.



IX

l’homme au grelot.


Il marcha droit à l’homme qu’il apercevait dans le jardin. Il avait pris à sa main le rouleau d’argent qui était dans la poche de son gilet.

Cet homme baissait la tête et ne le voyait pas venir. En quelques enjambées, Jean Valjean fut à lui.

Jean Valjean l’aborda en criant :

— Cent francs !

L’homme fit un soubresaut et leva les yeux.

— Cent francs à gagner, reprit Jean Valjean, si vous me donnez asile pour cette nuit !

La lune éclairait en plein le visage effaré de Jean Valjean.

— Tiens, c’est vous, père Madeleine ! dit l’homme.

Ce nom, ainsi prononcé, à cette heure obscure, dans ce lieu inconnu, par cet homme inconnu, fit reculer Jean Valjean.

Il s’attendait à tout, excepté à cela. Celui qui lui parlait était un vieillard courbé et boiteux, vêtu à peu près comme un paysan, qui avait au genou gauche une genouillère de cuir où pendait une assez grosse cloche. On ne distinguait pas son visage qui était dans l’ombre.

Cependant ce bonhomme avait ôté son bonnet, et s’écriait tout tremblant :

— Ah mon Dieu ! comment êtes-vous ici, père Madeleine ? Par où êtes-vous entré. Dieu Jésus ! Vous tombez donc du ciel ! Ce n’est pas l’embarras, si vous tombez jamais, c’est de là que vous tomberez. Et comme vous voilà fait ! Vous n’avez pas de cravate, vous n’avez pas de chapeau, vous n’avez pas d’habit ! Savez-vous que vous auriez fait peur à quelqu’un qui ne vous aurait pas connu ? Pas d’habit ! Mon Dieu Seigneur, est-ce que les saints deviennent fous à présent ? Mais comment donc êtes-vous entré ici ?

Un mot n’attendait pas l’autre. Le vieux homme parlait avec une volubilité campagnarde où il n’y avait rien d’inquiétant. Tout cela était dit avec un mélange de stupéfaction et de bonhomie naïve.

— Qui êtes-vous ? et qu’est-ce que c’est que cette maison-ci ? demanda Jean Valjean.

— Ah, pardieu, voilà qui est fort ! s’écria le vieillard, je suis celui que vous avez fait placer ici, et cette maison est celle où vous m’avez fait placer. Comment ! vous ne me reconnaissez pas ?

— Non, dit Jean Valjean. Et comment se fait-il que vous me connaissiez, vous ?

— Vous m’avez sauvé la vie, dit l’homme.

Il se tourna, un rayon de lune lui dessina le profil, et Jean Valjean reconnut le vieux Fauchelevent.

— Ah ! dit Jean Valjean, c’est vous ? oui, je vous reconnais.

— C’est bien heureux ! fit le vieux d’un ton de reproche.

— Et que faites-vous ici ? reprit Jean Valjean.

— Tiens ! je couvre mes melons donc !

Le vieux Fauchelevent tenait en effet à la main, au moment où Jean Valjean l’avait accosté, le bout d’un paillasson qu’il était occupé à étendre sur la melonnière. Il en avait déjà ainsi posé un certain nombre depuis une heure environ qu’il était dans le jardin. C’était cette opération qui lui faisait faire les mouvements particuliers observés du hangar par Jean Valjean.

Il continua :

— Je me suis dit : la lune est claire, il va geler. Si je mettais à mes melons leurs carricks ? — Et, ajouta-t-il en regardant Jean Valjean avec un gros rire, vous auriez pardieu bien dû en faire autant ! Mais comment donc êtes-vous ici ?

Jean Valjean, se sentant connu par cet homme, du moins sous son nom de Madeleine, n’avançait plus qu’avec précaution. Il multipliait les questions.

Chose bizarre, les rôles semblaient intervertis. C’était lui, intrus, qui interrogeait.

— Et qu’est-ce que c’est que cette sonnette que vous avez au genou ?

— Ça ? répondit Fauchelevent, c’est pour qu’on m’évite.

— Comment ! pour qu’on vous évite ?

Le vieux Fauchelevent cligna de l’œil d’un air inexprimable.

— Ah dame ! il n’y a que des femmes dans cette maison-ci ; beaucoup de jeunes filles. Il paraît que je serais dangereux à rencontrer. La sonnette les avertit. Quand je viens, elles s’en vont.

— Qu’est-ce que c’est que cette maison-ci ?

— Tiens ! vous savez bien.

— Mais non, je ne sais pas.

— Puisque vous m’y avez fait placer jardinier !

— Répondez-moi comme si je ne savais rien.

— Eh bien, c’est le couvent du Petit-Picpus donc !

Les souvenirs revenaient à Jean Valjean. Le hasard, c’est-à-dire la providence, l’avait jeté précisément dans ce couvent du quartier Saint-Antoine où le vieux Fauchelevent, estropié par la chute de sa charrette, avait été admis sur sa recommandation, il y avait deux ans de cela. Il répéta comme se parlant à lui-même :

— Le couvent du Petit-Picpus !

— Ah çà mais, au fait, reprit Fauchelevent, comment diable avez-vous fait pour y entrer, vous, père Madeleine ? Vous avez beau être un saint, vous êtes un homme, et il n’entre pas d’hommes ici.

— Vous y êtes bien.

— Il n’y a que moi.

— Cependant, reprit Jean Valjean, il faut que j’y reste.

— Ah mon Dieu ! s’écria Fauchelevent.

Jean Valjean s’approcha du vieillard et lui dit d’une voix grave :

— Père Fauchelevent, je vous ai sauvé la vie.

— C’est moi qui m’en suis souvenu le premier, répondit Fauchelevent.

— Eh bien, vous pouvez faire aujourd’hui pour moi ce que j’ai fait autrefois pour vous.

Fauchelevent prit dans ses vieilles mains ridées et tremblantes les deux robustes mains de Jean Valjean, et fut quelques secondes comme s’il ne pouvait parler. Enfin il s’écria :

— Oh ! ce serait une bénédiction du bon Dieu si je pouvais vous rendre un peu cela ! Moi ! vous sauver la vie ! Monsieur le maire, disposez du vieux bonhomme !

Une joie admirable avait comme transfiguré ce vieillard. Un rayon semblait lui sortir du visage.

— Que voulez-vous que je fasse ? reprit-il.

— Je vous expliquerai cela. Vous avez une chambre ?

— J’ai une baraque isolée, là, derrière la ruine du vieux couvent, dans un recoin que personne ne voit. Il y a trois chambres.

La baraque était en effet si bien cachée derrière la ruine et si bien disposée pour que personne ne la vît, que Jean Valjean ne l’avait pas vue.

— Bien, dit Jean Valjean. Maintenant je vous demande deux choses.

— Lesquelles, monsieur le maire ?

— Premièrement, vous ne direz à personne ce que vous savez de moi. Deuxièmement, vous ne chercherez pas à en savoir davantage.

— Comme vous voudrez. Je sais que vous ne pouvez rien faire que d’honnête et que vous avez toujours été un homme du bon Dieu. Et puis d’ailleurs, c’est vous qui m’avez mis ici. Ça vous regarde. Je suis à vous.

— C’est dit. À présent, venez avec moi. Nous allons chercher l’enfant.

— Ah ! dit Fauchelevent. Il y a un enfant !

Il n’ajouta pas une parole et suivit Jean Valjean comme un chien suit son maître.

Moins d’une demi-heure après, Cosette, redevenue rose à la flamme d’un bon feu, dormait dans le lit du vieux jardinier. Jean Valjean avait remis sa cravate et sa redingote ; le chapeau lancé par-dessus le mur avait été retrouvé et ramassé ; pendant que Jean Valjean endossait sa redingote, Fauchelevent avait ôté sa genouillère à clochette, qui maintenant, accrochée à un clou près d’une hotte, ornait le mur. Les deux hommes se chauffaient accoudés sur une table où Fauchelevent avait posé un morceau de fromage, du pain bis, une bouteille de vin et deux verres, et le vieux disait à Jean Valjean en lui posant la main sur le genou :

— Ah ! père Madeleine ! vous ne m’avez pas reconnu tout de suite ! Vous sauvez la vie aux gens, et après vous les oubliez ! Oh ! c’est mal ! eux ils se souviennent de vous ! vous êtes un ingrat !



X

où il est expliqué comment javert a fait buisson creux.


Les événements dont nous venons de voir, pour ainsi dire, l’envers, s’étaient accomplis dans les conditions les plus simples. Lorsque Jean Valjean, dans la nuit même du jour où Javert l’arrêta près du lit de mort de Fantine, s’échappa de la prison municipale de Montreuil-sur-mer, la police supposa que le forçat évadé avait dû se diriger vers Paris. Paris est un maelstrom où tout se perd, et tout disparaît dans ce nombril du monde comme dans le nombril de la mer. Aucune forêt ne cache un homme comme cette foule. Les fugitifs de toute espèce le savent. Ils vont à Paris comme à un engloutissement ; il y a des engloutissements qui sauvent. La police aussi le sait, et c’est à Paris qu’elle cherche ce qu’elle a perdu ailleurs. Elle y chercha l’ex-maire de Montreuil-sur-mer. Javert fut appelé à Paris afin d’éclairer les perquisitions. Javert en effet aida puissamment à reprendre Jean Valjean. Le zèle et l’intelligence de Javert en cette occasion furent remarqués de M. Chabouillet, secrétaire de la préfecture sous le comte Angles. M. Chabouillet, qui du reste avait déjà protégé Javert, fit attacher l’inspecteur de Montreuil-sur-mer à la police de Paris. Là Javert se rendit diversement et, disons-le, quoique le mot semble inattendu pour de pareils services, honorablement utile.

Il ne songeait plus à Jean Valjean, — à ces chiens toujours en chasse le loup d’aujourd’hui fait oublier le loup d’hier, — lorsqu’en décembre 1823 il lut un journal, lui qui ne lisait jamais de journaux ; mais Javert, homme monarchique, avait tenu à savoir les détails de l’entrée triomphale du « prince généralissime » à Bayonne. Comme il achevait l’article qui l’intéressait, un nom, le nom de Jean Valjean, au bas d’une page, appela son attention. Le journal annonçait que le forçat Jean Valjean était mort, et publiait le fait en termes si formels que Javert n’en douta pas. Il se borna à dire : c’est là le bon écrou. Puis il jeta le journal, et n’y pensa plus.

Quelque temps après il arriva qu’une note de police fut transmise par la préfecture de Seine-et-Oise à la préfecture de police de Paris sur l’enlèvement d’un enfant, qui avait eu lieu, disait-on, avec des circonstances particulières, dans la commune de Montfermeil. Une petite fille de sept à huit ans, disait la note, qui avait été confiée par sa mère à un aubergiste du pays, avait été volée par un inconnu ; cette petite répondait au nom de Cosette et était l’enfant d’une fille nommée Fantine, morte à l’hôpital, on ne savait quand ni où. Cette note passa sous les yeux de Javert, et le rendit rêveur.

Le nom de Fantine lui était bien connu. Il se souvenait que Jean Valjean l’avait fait éclater de rire, lui Javert, en lui demandant un répit de trois jours pour aller chercher l’enfant de cette créature. Il se rappela que Jean Valjean avait été arrêté à Paris au moment où il montait dans la voiture de Montfermeil. Quelques indications avaient même fait songer à cette époque que c’était la seconde fois qu’il montait dans cette voiture, et qu’il avait déjà, la veille, fait une première excursion aux environs de ce village, car on ne l’avait point vu dans le village même. Qu’allait-il faire dans ce pays de Montfermeil ? on ne l’avait pu deviner. Javert le comprenait maintenant. La fille de Fantine s’y trouvait. Jean Valjean l’allait chercher. Or, cette enfant venait d’être volée par un inconnu. Quel pouvait être cet inconnu ? Serait-ce Jean Valjean ? mais Jean Valjean était mort. — Javert, sans rien dire à personne, prit le coucou du Plat-d’étain, cul-de-sac de la Planchette, et fit le voyage de Montfermeil.

Il s’attendait à trouver là un grand éclaircissement ; il y trouva une grande obscurité.

Dans les premiers jours, les Thénardier, dépités, avaient jasé. La disparition de l’Alouette avait fait bruit dans le village. Il y avait eu tout de suite plusieurs versions de l’histoire qui avait fini par être un vol d’enfant. De là, la note de police. Cependant, la première humeur passée, le Thénardier, avec son admirable instinct, avait très vite compris qu’il n’est jamais utile d’émouvoir monsieur le procureur du roi, et que ses plaintes à propos de l’enlèvement de Cosette auraient pour premier résultat de fixer sur lui Thénardier et sur beaucoup d’affaires troubles qu’il avait l’étincelante prunelle de la justice. La première chose que les hiboux ne veulent pas, c’est qu’on leur apporte une chandelle. Et d’abord, comment se tirerait-il des quinze cents francs qu’il avait reçus ? Il tourna court, mit un bâillon à sa femme, et fit l’étonné quand on lui parlait de l’enfant volé. Il n’y comprenait rien ; sans doute il s’était plaint dans le moment de ce qu’on lui « enlevait » si vite cette chère petite ; il eût voulu par tendresse la garder encore deux ou trois jours ; mais c’était son « grand-père » qui était venu la chercher le plus naturellement du monde. Il avait ajouté le grand-père, qui faisait bien. Ce fut sur cette histoire que Javert tomba en arrivant à Montfermeil.

Le grand-père faisait évanouir Jean Valjean.

Javert pourtant enfonça quelques questions, comme des sondes, dans l’histoire de Thénardier. — Qu’était-ce que ce grand-père, et comment s’appelait-il ? — Thénardier répondit avec simplicité : — C’est un riche cultivateur. J’ai vu son passeport. Je crois qu’il s’appelle M. Guillaume Lambert.

Lambert est un nom bonhomme et très rassurant. Javert s’en revint à Paris.

— Le Jean Valjean est bien mort, se dit-il, et je suis un jobard.

Il recommençait à oublier toute cette histoire, lorsque, dans le courant de mars 1824, il entendit parler d’un personnage bizarre qui habitait sur la paroisse de Saint-Médard et qu’on surnommait « le mendiant qui fait l’aumône ». Ce personnage était, disait-on, un rentier dont personne ne savait au juste le nom et qui vivait seul avec une petite fille de huit ans, laquelle ne savait rien elle-même, sinon qu’elle venait de Montfermeil. Montfermeil ! ce nom revenait toujours, et fit dresser l’oreille à Javert. Un vieux mendiant mouchard, ancien bedeau, auquel ce personnage faisait la charité, ajoutait quelques autres détails. — Ce rentier était un être très farouche, — ne sortant jamais que le soir, — ne parlant à personne, — qu’aux pauvres quelquefois, — et ne se laissant pas approcher. Il portait une horrible vieille redingote jaune qui valait plusieurs millions, étant toute cousue de billets de banque. — Ceci piqua décidément la curiosité de Javert. Afin de voir ce rentier fantastique de très près sans l’effaroucher, il emprunta un jour au bedeau sa défroque et la place où le vieux mouchard s’accroupissait tous les soirs en nasillant des oraisons et en espionnant à travers la prière.

« L’individu suspect » vint en effet à Javert ainsi travesti, et lui fit l’aumône. En ce moment Javert leva la tête, et la secousse que reçut Jean Valjean en croyant reconnaître Javert, Javert la reçut en croyant reconnaître Jean Valjean.

Cependant l’obscurité avait pu le tromper ; la mort de Jean Valjean était officielle ; il restait à Javert des doutes, et des doutes graves ; et dans le doute Javert, l’homme du scrupule, ne mettait la main au collet de personne. Il suivit son homme jusqu’à la masure Corbeau, et fit parler « la vieille », ce qui n’était pas malaisé. La vieille lui confirma le fait de la redingote doublée de millions, et lui conta l’épisode du billet de mille francs. Elle avait vu ! elle avait touché ! Javert loua une chambre. Le soir même il s’y installa. Il vint écouter à la porte du locataire mystérieux, espérant entendre le son de sa voix, mais Jean Valjean aperçut sa chandelle à travers la serrure et déjoua l’espion en gardant le silence.

Le lendemain Jean Valjean décampait. Mais le bruit de la pièce de cinq francs qu’il laissa tomber fut remarqué de la vieille qui, entendant remuer de l’argent, songea qu’on allait déménager et se hâta de prévenir Javert. À la nuit, lorsque Jean Valjean sortit, Javert l’attendait derrière les arbres du boulevard avec deux hommes.

Javert avait réclamé main-forte à la préfecture, mais il n’avait pas dit le nom de l’individu qu’il espérait saisir. C’était son secret ; et il l’avait gardé pour trois raisons : d’abord, parce que la moindre indiscrétion pouvait donner l’éveil à Jean Valjean ; ensuite, parce que mettre la main sur un vieux forçat évadé et réputé mort, sur un condamné que les notes de justice avaient jadis classé à jamais parmi les malfaiteurs de l’espèce la plus dangereuse, c’était un magnifique succès que les anciens de la police parisienne ne laisseraient certainement pas à un nouveau venu comme Javert, et qu’il craignait qu’on ne lui prît son galérien ; enfin, parce que Javert, étant un artiste, avait le goût de l’imprévu. Il haïssait ces succès annoncés qu’on déflore en en parlant longtemps d’avance. Il tenait à élaborer ses chefs-d’œuvre dans l’ombre et à les dévoiler ensuite brusquement.

Javert avait suivi Jean Valjean d’arbre en arbre, puis de coin de rue en coin de rue, et ne l’avait pas perdu de vue un seul instant. Même dans les moments où Jean Valjean se croyait le plus en sûreté, l’œil de Javert était sur lui.

Pourquoi Javert n’arrêtait-il pas Jean Valjean ? c’est qu’il doutait encore. Il faut se souvenir qu’à cette époque la police n’était pas précisément à son aise ; la presse libre la gênait. Quelques arrestations arbitraires, dénoncées par les journaux, avaient retenti jusqu’aux chambres, et rendu la préfecture timide. Attenter à la liberté individuelle était un fait grave. Les agents craignaient de se tromper ; le préfet s’en prenait à eux ; une erreur, c’était la destitution. Se figure-t-on l’effet qu’eût fait dans Paris ce bref entrefilet reproduit par vingt journaux : — Hier, un vieux grand-père en cheveux blancs, rentier respectable, qui se promenait avec sa petite-fille âgée de huit ans, a été arrêté et conduit au Dépôt de la Préfecture comme forçat évadé ! —

Répétons en outre que Javert avait ses scrupules à lui ; les recommandations de sa conscience s’ajoutaient aux recommandations du préfet. Il doutait réellement.

Jean Valjean tournait le dos et marchait dans l’obscurité. La tristesse, l’inquiétude, l’anxiété, l’accablement, ce nouveau malheur d’être obligé de s’enfuir la nuit et de chercher un asile au hasard dans Paris pour Cosette et pour lui, la nécessité de régler son pas sur le pas d’un enfant, tout cela, à son insu même, avait changé la démarche de Jean Valjean et imprimé à son habitude de corps une telle sénilité que la police elle-même, incarnée dans Javert, pouvait s’y tromper, et s’y trompa. L’impossibilité d’approcher de trop près, son costume de vieux précepteur émigré, la déclaration de Thénardier qui le faisait grand-père, enfin la croyance de sa mort au bagne, ajoutaient encore aux incertitudes qui s’épaississaient dans l’esprit de Javert.

Il eut un moment l’idée de lui demander brusquement ses papiers. Mais si cet homme n’était pas Jean Valjean, et si cet homme n’était pas un bon vieux rentier honnête, c’était probablement quelque gaillard profondément et savamment mêlé à la trame obscure des méfaits parisiens, quelque chef de bande dangereux, faisant l’aumône pour cacher ses autres talents, vieille rubrique. Il avait des affidés, des complices, des logis en-cas où il allait se réfugier sans doute. Tous ces détours qu’il faisait dans les rues semblaient indiquer que ce n’était pas un simple bonhomme. L’arrêter trop vite, c’était « tuer la poule aux œufs d’or ». Où était l’inconvénient d’attendre ? Javert était bien sûr qu’il n’échapperait pas.

Il cheminait donc assez perplexe, en se posant cent questions sur ce personnage énigmatique.

Ce ne fut qu’assez tard, rue de Pontoise, que, grâce à la vive clarté que jetait un cabaret, il reconnut décidément Jean Valjean. Il y a dans ce monde deux êtres qui tressaillent profondément : la mère qui retrouve son enfant, et le tigre qui retrouve sa proie. Javert eut ce tressaillement profond.

Dès qu’il eut positivement reconnu Jean Valjean, le forçat redoutable, il s’aperçut qu’ils n’étaient que trois, et il fit demander du renfort au commissaire de police de la rue de Pontoise. Avant d’empoigner un bâton d’épine, on met des gants.

Ce retard et la station au carrefour Rollin pour se concerter avec ses agents faillirent lui faire perdre la piste. Cependant il eut bien vite deviné que Jean Valjean voudrait placer la rivière entre ses chasseurs et lui. Il pencha la tête et réfléchit, comme un limier qui met le nez à terre pour être juste à la voie. Javert, avec sa puissante rectitude d’instinct, alla droit au pont d’Austerlitz. Un mot au péager le mit au fait : — Avez-vous vu un homme avec une petite fille ? — Je lui ai fait payer deux sous, répondit le péager. Javert arriva sur le pont à temps pour voir de l’autre côté de l’eau Jean Valjean traverser avec Cosette à la main l’espace éclairé par la lune. Il le vit s’engager dans la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine ; il songea au cul-de-sac Genrot disposé là comme une trappe et à l’issue unique de la rue Droit-Mur sur la petite rue Picpus. Il assura les grands devants, comme parlent les chasseurs ; il envoya en hâte par un détour un de ses agents garder cette issue. Une patrouille, qui rentrait au poste de l’Arsenal, ayant passé, il la requit et s’en fit accompagner. Dans ces parties-là, les soldats sont des atouts. D’ailleurs, c’est le principe que, pour venir à bout d’un sanglier, il faut faire science de veneur et force de chiens. Ces dispositions combinées, sentant Jean Valjean saisi entre l’impasse Genrot à droite, son agent à gauche, et lui Javert derrière, il prit une prise de tabac.

Puis il se mit à jouer. Il eut un moment ravissant et infernal ; il laissa aller son homme devant lui, sachant qu’il le tenait, mais désirant reculer le plus possible le moment de l’arrêter, heureux de le sentir pris et de le voir libre, le couvant du regard avec cette volupté de l’araignée qui laisse voleter la mouche et du chat qui laisse courir la souris. La griffe et la serre ont une sensualité monstrueuse ; c’est le mouvement obscur de la bête emprisonnée dans leur tenaille. Quel délice que cet étouffement !

Javert jouissait. Les mailles de son filet étaient solidement attachées. Il était sûr du succèsj il n’avait plus maintenant qu’à fermer la main.

Accompagné comme il l’était, l’idée même de la résistance était impossible, si énergique, si vigoureux, et si désespéré que fût Jean Valjean.

Javert avança lentement, sondant et fouillant sur son passage tous les recoins de la rue comme les poches d’un voleur.

Quand il arriva au centre de sa toile, il n’y trouva plus la mouche.

On imagine son exaspération.

Il interrogea sa vedette des rues Droit-Mur et Picpus ; cet agent, resté imperturbable à son poste, n’avait point vu passer l’homme.

Il arrive quelquefois qu’un cerf est brisé la tête couverte, c’est-à-dire s’échappe, quoique ayant la meute sur le corps, et alors les plus vieux chasseurs ne savent que dire. Duvivier, Ligniville et Desprez restent court. Dans une déconvenue de ce genre, Artonge s’écria : Ce n’est pas un cerf, c’est un sorcier.

Javert eût volontiers jeté le même cri.

Son désappointement tint un moment du désespoir et de la fureur.

Il est certain que Napoléon fit des fautes dans la guerre de Russie, qu’Alexandre fit des fautes dans la guerre de l’Inde, que César fit des fautes dans la guerre d’Afrique, que Cyrus fit des fautes dans la guerre de Scythie, et que Javert fit des fautes dans cette campagne contre Jean Valjean. Il eut tort peut-être d’hésiter à reconnaître l’ancien galérien. Le premier coup d’œil aurait dû lui suffire. Il eut tort de ne pas l’appréhender purement et simplement dans la masure. Il eut tort de ne pas l’arrêter quand il le reconnut positivement rue de Pontoise. Il eut tort de se concerter avec ses auxiliaires en plein clair de lune dans le carrefour Rollin ; certes, les avis sont utiles, et il est bon de connaître et d’interroger ceux des chiens qui méritent créance. Mais le chasseur ne saurait prendre trop de précautions quand il chasse des animaux inquiets, comme le loup et le forçat. Javert, en se préoccupant trop de mettre les limiers de meute sur la voie, alarma la bête en lui donnant vent du trait et la fît partir. Il eut tort surtout, dès qu’il eut retrouvé la piste au pont d’Austerlitz, de jouer ce jeu formidable et puéril de tenir un pareil homme au bout d’un fil. Il s’estima plus fort qu’il n’était, et crut pouvoir jouer à la souris avec un lion. En même temps, il s’estima trop faible quand il jugea nécessaire de s’adjoindre du renfort. Précaution fatale, perte d’un temps précieux. Javert commit toutes ces fautes, et n’en était pas moins un des espions les plus savants et les plus corrects qui aient existé. Il était, dans toute la force du terme, ce qu’en vénerie on appelle un chien sage. Mais qui est-ce qui est parfait ?

Les grands stratégistes ont leurs éclipses.

Les fortes sottises sont souvent faites, comme les grosses cordes, d’une multitude de brins. Prenez le câble fil à fil, prenez séparément tous les petits motifs déterminants, vous les cassez l’un après l’autre, et vous dites : Ce n’est que cela ! Tressez-les et tordez-les ensemble, c’est une énormité ; c’est Attila qui hésite entre Marcien à l’Orient et Valentinien à l’Occident ; c’est Annibal qui s’attarde à Capoue ; c’est Danton qui s’endort à Arcis-sur-Aube.

Quoi qu’il en soit, au moment même où il s’aperçut que Jean Valjean lui échappait, Javert ne perdit pas la tête. Sûr que le forçat en rupture de ban ne pouvait être bien loin, il établit des guets, il organisa des souricières et des embuscades et battit le quartier toute la nuit. La première chose qu’il vit, ce fut le désordre du réverbère dont la corde était coupée. Indice précieux, qui l’égara pourtant en ce qu’il fît dévier toutes ses recherches vers le cul-de-sac Genrot. Il y a dans ce cul-de-sac des murs assez bas qui donnent sur des jardins dont les enceintes touchent à d’immenses terrains en friche. Jean Valjean avait dû évidemment s’enfuir par là. Le fait est que, s’il eût pénétré un peu plus avant dans le cul-de-sac Genrot, il l’eût fait probablement, et il était perdu. Javert explora ces jardins et ces terrains comme s’il y eût cherché une aiguille.

Au point du jour, il laissa deux hommes intelligents en observation, et il regagna la préfecture de police, honteux comme un mouchard qu’un voleur aurait pris.