Les Misérables (1908)/Tome 1/Livre 5/04

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume 10] [Section A.] Roman, tome III. Les Misérables (édition 1908). Première partie : Fantine.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (10p. 175-176).


IV

m. madeleine en deuil.


Au commencement de 1821, les journaux annoncèrent la mort de M. Myriel, évêque de Digne, « surnommé monseigneur Bienvenu », et trépassé en odeur de sainteté à l’âge de quatrevingt-deux ans.

L’évêque de Digne, pour ajouter ici un détail que les journaux omirent, était, quand il mourut, depuis plusieurs années aveugle, et content d’être aveugle, sa sœur étant près de lui.

Disons-le en passant, être aveugle et être aimé, c’est en effet, sur cette terre où rien n’est complet, une des formes les plus étrangement exquises du bonheur. Avoir continuellement à ses côtés une femme, une fille, une sœur, un être charmant, qui est là parce que vous avez besoin d’elle et parce qu’elle ne peut se passer de vous, se savoir indispensable à qui nous est nécessaire, pouvoir incessamment mesurer son affection à la quantité de présence qu’elle nous donne, et se dire : puisqu’elle me consacre tout son temps, c’est que j’ai tout son cœur ; voir la pensée à défaut de la figure, constater la fidélité d’un être dans l’éclipsé du monde, percevoir le frôlement d’une robe comme un bruit d’ailes, l’entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler, chanter, et songer qu’on est le centre de ces pas, de cette parole, de ce chant, manifester à chaque minute sa propre attraction, se sentir d’autant plus puissant qu’on est plus infirme, devenir dans l’obscurité, et par l’obscurité, l’astre autour duquel gravite cet ange, peu de félicités égalent celle-là. Le suprême bonheur de la vie, c’est la conviction qu’on est aimé ; aimé pour soi-même, disons mieux, aimé malgré soi-même ; cette conviction, l’aveugle l’a. Dans cette détresse, être servi, c’est être caressé. Lui manque-t-il quelque chose ? Non. Ce n’est point perdre la lumière qu’avoir l’amour. Et quel amour ! un amour entièrement fait de vertu. Il n’y a point de cécité où il y a certitude. L’âme à tâtons cherche l’âme, et la trouve. Et cette âme trouvée et prouvée est une femme. Une main vous soutient, c’est la sienne ; une bouche effleure votre front, c’est sa bouche ; vous entendez une respiration tout près de vous, c’est elle. Tout avoir d’elle, depuis son culte jusqu’à sa pitié, n’être jamais quitté, avoir cette douce faiblesse qui vous secourt, s’appuyer sur ce roseau inébranlable, toucher de ses mains la providence et pouvoir la prendre dans ses bras, Dieu palpable, quel ravissement ! Le cœur, cette céleste fleur obscure, entre dans un épanouissement mystérieux. On ne donnerait pas cette ombre pour toute la clarté. L’âme ange est là, sans cesse là ; si elle s’éloigne, c’est pour revenir ; elle s’efface comme le rêve et reparaît comme la réalité. On sent de la chaleur qui approche, la voilà. On déborde de sérénité, de gaîté et d’extase ; on est un rayonnement dans la nuit. Et mille petits soins. Des riens qui sont énormes dans ce vide. Les plus ineffables accents de la voix féminine employés à vous bercer, et suppléant pour vous à l’univers évanoui. On est caressé avec de l’âme. On ne voit rien, mais on se sent adoré. C’est un paradis de ténèbres.

C’est de ce paradis que monseigneur Bienvenu était passé à l’autre.

L’annonce de sa mort fut reproduite par le journal local de Montreuil-sur-mer. M. Madeleine parut le lendemain tout en noir avec un crêpe à son chapeau.

On remarqua dans la ville ce deuil, et l’on jasa. Cela parut une lueur sur l’origine de M. Madeleine. On en conclut qu’il avait quelque alliance avec le vénérable évêque. Il drape pour l’évêque de Digne, dirent les salons ; cela rehaussa fort M. Madeleine, et lui donna subitement et d’emblée une certaine considération dans le monde noble de Montreuil-sur-mer. Le microscopique faubourg Saint-Germain de l’endroit songea à faire cesser la quarantaine de M. Madeleine, parent probable d’un évêque. M. Madeleine s’aperçut de l’avancement qu’il obtenait à plus de révérences des vieilles femmes et à plus de sourires des jeunes. Un soir, une doyenne de ce petit grand monde-là, curieuse par droit d’ancienneté, se hasarda à lui demander : — Monsieur le maire est sans doute cousin du feu évêque de Digne ?

Il dit : — Non, madame.

— Mais, reprit la douairière, vous en portez le deuil ?

Il répondit : — C’est que dans ma jeunesse j’ai été laquais dans sa famille.

Une remarque qu’on faisait encore, c’est que, chaque fois qu’il passait dans la ville un jeune savoyard courant le pays et cherchant des cheminées à ramoner, M. le maire le faisait appeler, lui demandait son nom, et lui donnait de l’argent. Les petits savoyards se le disaient, et il en passait beaucoup.