Les Misérables (1908)/Tome 1/Livre 5/03

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume 10] [Section A.] Roman, tome III. Les Misérables (édition 1908). Première partie : Fantine.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (10p. 172-174).


III

sommes déposées chez laffitte.


Du reste, il était demeuré aussi simple que le premier jour. Il avait les cheveux gris, l’œil sérieux, le teint hâlé d’un ouvrier, le visage pensif d’un philosophe. Il portait habituellement un chapeau à bords larges et une longue redingote de gros drap, boutonnée jusqu’au menton. Il remplissait ses fonctions de maire, mais hors de là il vivait solitaire. Il parlait à peu de monde. Il se dérobait aux politesses, saluait de côté, s’esquivait vite, souriait pour se dispenser de causer, donnait pour se dispenser de sourire. Les femmes disaient de lui : Quel bon ours ! Son plaisir était de se promener dans les champs.

Il prenait ses repas toujours seul, avec un livre ouvert devant lui où il lisait. Il avait une petite bibliothèque bien faite. Il aimait les livres ; les livres sont des amis froids et sûrs. À mesure que le loisir lui venait avec la fortune, il semblait qu’il en profitât pour cultiver son esprit. Depuis qu’il était à Montreuil-sur-mer, on remarquait que d’année en année son langage devenait plus poli, plus choisi et plus doux.

Il emportait volontiers un fusil dans ses promenades, mais il s’en servait rarement. Quand cela lui arrivait par aventure, il avait un tir infaillible qui effrayait. Jamais il ne tuait un animal inoffensif. Jamais il ne tirait un petit oiseau.

Quoiqu’il ne fût plus jeune, on contait qu’il était d’une force prodigieuse. Il offrait un coup de main à qui en avait besoin, relevait un cheval, poussait à une roue embourbée, arrêtait par les cornes un taureau échappé. Il avait toujours ses poches pleines de monnaie en sortant et vides en rentrant. Quand il passait dans un village, les marmots déguenillés couraient joyeusement après lui et l’entouraient comme une nuée de moucherons. On croyait deviner qu’il avait dû vivre jadis de la vie des champs, car il avait toutes sortes de secrets utiles qu’il enseignait aux paysans. Il leur apprenait à détruire la teigne des blés en aspergeant le grenier et en inondant les fentes du plancher d’une dissolution de sel commun, et à chasser les charançons en suspendant partout, aux murs et aux toits, dans les héberges et dans les maisons, de l’orviot en fleur. Il avait des « recettes » pour extirper d’un champ la luzette, la nielle, la vesce, la gaverolle, la queue-de-renard, toutes les herbes parasites qui mangent le blé. Il défendait une lapinière contre les rats rien qu’avec l’odeur d’un petit cochon de Barbarie qu’il y mettait.

Un jour il voyait des gens du pays très occupés à arracher des orties. Il regarda ce tas de plantes déracinées et déjà desséchées, et dit : — C’est mort. Cela serait pourtant bon si l’on savait s’en servir. Quand l’ortie est jeune, la feuille est un légume excellent ; quand elle vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le chanvre et le lin. La toile d’ortie vaut la toile de chanvre. Hachée, l’ortie est bonne pour la volaille ; broyée, elle est bonne pour les bêtes à cornes. La graine de l’ortie mêlée au fourrage donne du luisant au poil des animaux i la racine mêlée au sel produit une belle couleur jaune. C’est du reste un excellent foin qu’on peut faucher deux fois. Et que faut-il à l’ortie ? Peu de terre, nul soin, nulle culture. Seulement la graine tombe à mesure qu’elle mûrit, et est difficile à récolter. Voilà tout. Avec quelque peine qu’on prendrait, l’ortie serait utile ; on la néglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d’hommes ressemblent à l’ortie ! — Il ajouta après un silence : Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs.

Les enfants l’aimaient encore parce qu’il savait faire de charmants petits ouvrages avec de la paille et des noix de coco.

Quand il voyait la porte d’une église tendue de noir, il entrait ; il recherchait un enterrement comme d’autres recherchent un baptême. Le veuvage et le malheur d’autrui l’attiraient à cause de sa grande douceur ; il se mêlait aux amis en deuil, aux familles vêtues de noir, aux prêtres gémissant autour d’un cercueil. Il semblait donner volontiers pour texte à ses pensées ces psalmodies funèbres pleines de la vision d’un autre monde. L’œil au ciel, il écoutait, avec une sorte d’aspiration vers tous les mystères de l’infini, ces voix tristes qui chantent sur le bord de l’abîme obscur de la mort.

Il faisait une foule de bonnes actions en se cachant comme on se cache pour les mauvaises. Il pénétrait à la dérobée, le soir, dans les maisons ; il montait furtivement des escaliers. Un pauvre diable, en rentrant dans son galetas, trouvait que sa porte avait été ouverte, quelquefois même forcée, dans son absence. Le pauvre homme se récriait : quelque malfaiteur est venu ! Il entrait, et la première chose qu’il voyait, c’était une pièce d’or oubliée sur un meuble. « Le malfaiteur » qui était venu, c’était le père Madeleine.

Il était affable et triste. Le peuple disait : Voilà un homme riche qui n’a pas l’air fier. Voilà un homme heureux qui n’a pas l’air content.

Quelques-uns prétendaient que c’était un personnage mystérieux, et affirmaient qu’on n’entrait jamais dans sa chambre, laquelle était une vraie cellule d’anachorète meublée de sabliers ailés et enjolivée de tibias en croix et de têtes de mort. Cela se disait beaucoup, si bien que quelques jeunes femmes élégantes et malignes de Montreuil-sur-mer vinrent chez lui un jour, et lui demandèrent : — Monsieur le maire, montrez-nous donc votre chambre. On dit que c’est une grotte. — Il sourit, et les introduisit sur-le-champ dans cette « grotte ». Elles furent bien punies de leur curiosité. C’était une chambre garnie tout bonnement de meubles d’acajou assez laids comme tous les meubles de ce genre et tapissée de papier à douze sous. Elles n’y purent rien remarquer que deux flambeaux de forme vieillie qui étaient sur la cheminée et qui avaient l’air d’être en argent, « car ils étaient contrôlés ». Observation pleine de l’esprit des petites villes.

On n’en continua pas moins de dire que personne ne pénétrait dans cette chambre et que c’était une caverne d’ermite, un revoir, un trou, un tombeau.

On se chuchotait aussi qu’il avait des sommes « immenses » déposées chez Laffitte, avec cette particularité qu’elles étaient toujours à sa disposition immédiate, de telle sorte, ajoutait-on, que M. Madeleine pourrait arriver un matin chez Laffitte, signer un reçu et emporter ses deux ou trois millions en dix minutes. Dans la réalité ces « deux ou trois millions » se réduisaient, nous l’avons dit, à six cent trente ou quarante mille francs.