Les Misérables (1908)/Tome 1/Livre 2/03

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume 10] [Section A.] Roman, tome III. Les Misérables (édition 1908). Première partie : Fantine.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (10p. 79-83).


III

héroïsme de l’obéissance passive.


La porte s’ouvrit.

Elle s’ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu’un la poussait avec énergie et résolution.

Un homme entra.

Cet homme, nous le connaissons déjà. C’est le voyageur que nous avons vu tout à l’heure errer cherchant un gîte.

Il entra, fit un pas, et s’arrêta, laissant la porte ouverte derrière lui. Il avait son sac sur l’épaule, son bâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée l’éclairait. Il était hideux. C’était une sinistre apparition.

Madame Magloire n’eut pas même la force de jeter un cri. Elle tressaillit, et resta béante.

Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçut l’homme qui entrait et se dressa à demi d’effarement, puis, ramenant peu à peu sa tête vers la cheminée, elle se mit à regarder son frère et son visage redevint profondément calme et serein.

L’évêque fixait sur l’homme un œil tranquille.

Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu’il désirait, l’homme appuya ses deux mains à la fois sur son bâton, promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les femmes, et, sans attendre que l’évêque parlât, dit d’une voix haute :

— Voici. Je m’appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours que je marche depuis Toulon. Aujourd’hui, j’ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j’ai été dans une auberge, on m’a renvoyé à cause de mon passeport jaune que j’avais montré à la mairie. Il avait fallu. J’ai été à une autre auberge. On m’a dit : Va-t’en ! Chez l’un, chez l’autre. Personne n’a voulu de moi. J’ai été à la prison, le guichetier n’a pas ouvert. J’ai été dans la niche d’un chien. Ce chien m’a mordu et m’a chassé, comme s’il avait été un homme. On aurait dit qu’il savait qui j’étais. Je m’en suis allé dans les champs pour coucher à la belle étoile. Il n’y avait pas d’étoile. J’ai pensé qu’il pleuvrait, et qu’il n’y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré dans la ville pour y trouver le renfoncement d’une porte. Là, dans la place, j’allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m’a montré votre maison et m’a dit : Frappe là. J’ai frappé. Qu’est-ce que c’est ici ? êtes-vous une auberge ? J’ai de l’argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j’ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Qu’est-ce que cela me fait ? j’ai de l’argent. Je suis très fatigué, douze lieues à pied, j’ai bien faim. Voulez-vous que je reste ?

— Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez un couvert de plus.

L’homme fit trois pas et s’approcha de la lampe qui était sur la table. — Tenez, reprit-il, comme s’il n’avait pas bien compris, ce n’est pas ça. Avez-vous entendu ? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des galères. — Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu’il déplia. — Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire chasser de partout où je vais. Voulez-vous lire ? Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce qu’on a mis sur le passeport : « Jean Valjean, forçat libéré, natif de… — cela vous est égal… — Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s’évader quatre fois. Cet homme est très dangereux. » — Voilà ! Tout le monde m’a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous ? Est-ce une auberge ? Voulez-vous me donner à manger et à coucher ? avez-vous une écurie ?

— Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de l’alcôve.

Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l’obéissance des deux femmes.

Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres.

L’évêque se tourna vers l’homme.

— Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l’on fera votre lit pendant que vous souperez.

Ici l’homme comprit tout à fait. L’expression de son visage, jusqu’alors sombre et dure, s’empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou :

— Vrai ? quoi ? vous me gardez ? vous ne me chassez pas ! un forçat ! Vous m’appelez monsieur ! vous ne me tutoyez pas ! Va-t’en, chien ! qu’on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j’avais dit tout de suite qui je suis. Oh ! la brave femme qui m’a enseigné ici ! Je vais souper ! un lit ! Un lit avec des matelas et des draps ! comme tout le monde ! il y a dix-neuf ans que je n’ai couché dans un lit ! Vous voulez bien que je ne m’en aille pas ! Vous êtes de dignes gens ! D’ailleurs j’ai de l’argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l’aubergiste, comment vous appelez-vous ? Je payerai tout ce qu’on voudra. Vous êtes un brave homme. Vous êtes aubergiste, n’est-ce pas ?

— Je suis, dit l’évêque, un prêtre qui demeure ici.

— Un prêtre ! reprit l’homme. Oh ! un brave homme de prêtre ! Alors vous ne me demandez pas d’argent ? Le curé, n’est-ce pas ? le curé de cette grande église ? Tiens ! c’est vrai, que je suis bête ! je n’avais pas vu votre calotte !

Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis remis son passeport dans sa poche, et il s’était assis. Mademoiselle Baptistine le considérait avec douceur. Il continua :

— Vous êtes humain, monsieur le curé. Vous n’avez pas de mépris. C’est bien bon un bon prêtre. Alors vous n’avez pas besoin que je paye ?

— Non, dit l’évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous ? ne m’avez-vous pas dit cent neuf francs ?

— Quinze sous, ajouta l’homme.

— Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis à gagner cela ?

— Dix-neuf ans.

— Dix-neuf ans !

L’évêque soupira profondément.

L’homme poursuivit : — J’ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n’ai dépensé que vingt-cinq sous que j’ai gagnés en aidant à décharger des voitures à Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un aumônier au bagne. Et puis un jour j’ai vu un évêque. Monseigneur, qu’on appelle. C’était l’évêque de la Majore, à Marseille. C’est le curé qui est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi, c’est si loin ! — Vous comprenez, nous autres ! — Il a dit la messe au milieu du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tête. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étions en rang. Des trois côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n’entendions pas. Voilà ce que c’est qu’un évêque.

Pendant qu’il parlait, l’évêque était allé pousser la porte qui était restée toute grande ouverte.

Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu’elle mit sur la table.

— Madame Magloire, dit l’évêque, mettez ce couvert le plus près possible du feu. — Et se tournant vers son hôte : — Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid, monsieur ?

Chaque fois qu’il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave et de si bonne compagnie, le visage de l’homme s’illuminait. Monsieur à un forçat, c’est un verre d’eau à un naufragé de la Méduse. L’ignominie a soif de considération.

— Voici, reprit l’évêque, une lampe qui éclaire bien mal.

Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminée de la chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d’argent qu’elle posa sur la table tout allumés.

— Monsieur le curé, dit l’homme, vous êtes bon. Vous ne me méprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous ai pourtant pas caché d’où je viens et que je suis un homme malheureux.

L’évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main. — Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez. Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ. Cette porte ne demande pas à celui qui entre s’il a un nom, mais s’il a une douleur. Vous souffrez ; vous avez faim et soif ; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne n’est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d’un asile. Je vous le dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui est ici est à vous. Qu’ai-je besoin de savoir votre nom ? D’ailleurs, avant que vous me le dissiez, vous en avez un que je savais.

L’homme ouvrit des yeux étonnés.

— Vrai ? vous saviez comment je m’appelle ?

— Oui, répondit l’évêque, vous vous appelez mon frère.

— Tenez, monsieur le curé ! s’écria l’homme, j’avais bien faim en entrant ici ; mais vous êtes si bon qu’à présent je ne sais plus ce que j’ai ; cela m’a passé.

L’évêque le regarda et lui dit :

— Vous avez bien souffert ?

— Oh ! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton ! La double chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne. Les chiens, les chiens sont plus heureux ! Dix-neuf ans ! J’en ai quarante-six. À présent le passeport jaune ! Voilà.

— Oui, reprit l’évêque, vous sortez d’un lieu de tristesse. Écoutez. Il y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d’un pécheur repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les hommes, vous êtes digne de pitié ; si vous en sortez avec des pensées de bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu’aucun de nous.

Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de l’eau, de l’huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de seigle. Elle avait d’elle-même ajouté à l’ordinaire de M. l’évêque une bouteille de vieux vin de Mauves.

Le visage de l’évêque prit tout à coup cette expression de gaîté propre aux natures hospitalières : — À table ! dit-il vivement. — Comme il en avait coutume lorsque quelque étranger soupait avec lui, il fit asseoir l’homme à sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement paisible et naturelle, prit place à sa gauche.

L’évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son habitude. L’homme se mit à manger avidement.

Tout à coup l’évêque dit : — Mais il me semble qu’il manque quelque chose sur cette table.

Madame Magloire en effet n’avait mis que les trois couverts absolument nécessaires. Or c’était l’usage de la maison, quand l’évêque avait quelqu’un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts d’argent, étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte d’enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui élevait la pauvreté jusqu’à la dignité.

Madame Magloire comprit l’observation, sortit sans dire un mot, et un moment après les trois couverts réclamés par l’évêque brillaient sur la nappe, symétriquement arrangés devant chacun des trois convives.