Les Mines d’argent du Nevada, souvenirs de voyage dans les états du Pacifique

Les Mines d’argent du Nevada, souvenirs de voyage dans les états du Pacifique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 941-962).
LES
MINES D’ARGENT
DU NEVADA
SOUVENIRS DE VOYAGES DANS LES ETATS DU PACIFIQUE

Un jour du mois de juin 1859, deux mineurs irlandais, en fouillant un placer aurifère au-delà de la Sierra-Nevada de Californie, trouvèrent par hasard sur ce placer, que depuis dix ans on exploitait sans grand profit, un minerai d’argent. La richesse de cette mine inattendue fut dès le début extraordinaire. On l’appela d’abord la « mine de Washoe, » du nom d’un lac qui se trouvait dans le voisinage. A vrai dire, cette localité n’avait pas encore de nom, aucune ville n’y existait, et le territoire était celui d’Utah, occupé par les mormons; mais ceux-ci vivaient au bord du grand Lac-Salé, à quelques centaines de lieues plus à l’est. Des tribus errantes d’Indiens, des bandes nomades, appartenant aux nations des Pah-Yutes, des Bannocks et des Serpens, parcouraient seules ces régions en toute liberté. Les pionniers y étaient pour la première fois apparus en 1849, alors qu’une troupe d’orpailleurs californiens, mécontens du résultat de leurs recherches dans le pays de l’Eldorado et amoureux de l’inconnu, franchirent résolument les remparts de la sierra et vinrent planter leurs tentes autour des ravins tributaires de la rivière Carson. Jusque-là les blancs, se bornant au rôle d’explorateurs ou de trappeurs, ne s’étaient montrés dans ces parages qu’isolément et à de très rares intervalles.

La nouvelle de la découverte de la riche mine de Washoe se répandit bien vite en Californie, et y causa une émotion universelle. On avait expédié à San-Francisco, à travers des sentiers de mules, longs et périlleux, plusieurs milliers de kilogrammes du précieux minerai; les chimistes et les ingénieurs s’étudiaient à l’envi à en déterminer le meilleur mode de traitement. Sans attendre le résultat de ces expériences, mineurs et spéculateurs partirent en foule; chacun voulut marquer sa concession, son claim, sur l’étendue du nouveau filon, et il sembla un moment que le métal blanc allait l’emporter sur le jaune. Presque partout les placers et les mines de quartz aurifère furent immédiatement délaissés. Pendant tout l’été, il y eut un grand mouvement, ce que les Américains appellent un excitment, ou encore un rush, une course folle, et les Espagnols el furor minero, la fièvre minérale. Ce fut comme un exode irrésistible, qui poussa les colons du Pacifique au-delà des pics ardus de la sierra. On craignit un moment que la Californie n’en fût dépeuplée, tout comme elle avait failli l’être quelques années auparavant, lors de la découverte des trop fameux placers de Fraser-River, dans la Colombie britannique, près de l’île de Van-Couver; mais l’automne vint et avec lui les neiges, qui comblèrent les passes de la sierra. Il fut dès lors presque impossible de gagner la mine de Washoe, et chacun attendit le printemps suivant.

J’étais à cette époque en Californie, chargé de diriger l’exploitation de gîtes aurifères dans le comté de Mariposa. Je quittai le pays de l’or au commencement du mois de décembre 1869, forcé de me rendre au Chili. Quand je revins à Paris au mois de mai 1860, je trouvai la France émue au récit des découvertes de Washoe et de ces nouvelles exploitations d’argent. Tous les banquiers étaient en éveil. Le gouvernement français se préparait alors à abaisser, comme il l’a fait depuis, le titre de ses monnaies d’argent, afin de parer au défaut d’équilibre entre les deux métaux précieux, lequel avait été amené par une trop grande abondance de l’or. Avant d’accomplir l’opération qu’il projetait, le gouvernement, pour s’édifier complètement sur les récentes découvertes, dépêcha sur les lieux un de ses ingénieurs des mines. Celui-ci vint à Washoe, annonça aux mineurs qu’ils étaient sur un filon d’or et non sur un filon d’argent, et rédigea son rapport sur ces conclusions. Ce fait est resté légendaire dans tous les états du Pacifique. Les pionniers de Washoe laissèrent dire le théoricien, et ils s’escrimèrent si bien sur leur filon qu’en dix ans, de 1860 à 1870, le Nevada produisit un poids de lingots d’argent estimé en moyenne à 70 millions de francs par année. Le Mexique tout entier, le plus riche des états argentifères du globe, n’en fournit pas davantage.


I. — LE FILON DE COMSTOCK.

Ce fut un soir du mois d’octobre 1868 qu’abandonnant pour un moment la Californie, où j’étais depuis peu retourné, je pris le coche ou stage à Reno pour me rendre à Virginia-City ; autour de cette ville se développent les plus riches exploitations du Nevada. Reno était alors, et c’est encore aujourd’hui, une des principales stations du chemin de fer Central-Pacifique[1]. Le coche était une sorte d’énorme caisse de bois, aux formes archaïques, portée sur des ressorts de cuir. On entassait en dedans neuf voyageurs; un nombre à peu près égal prenait place sur le devant du véhicule, à côté et au-dessus du postillon. Ce type de voiture monumentale est le vrai coche national américain : il est resté le même depuis le XVIIe siècle, époque où il fut introduit dans le Nouveau-Monde lors de la fondation des colonies anglaises, et on le retrouve encore partout, de l’Atlantique au Pacifique. La ville de Concord, dans l’état de New-Hampshire, s’est rendue célèbre par la fabrication de ces diligences, qu’elle livre presque exclusivement aux maîtres de poste des États-Unis. La voiture dans laquelle nous étions montés était, suivant l’usage, traînée par six chevaux rapides, attelés deux par deux; le postillon les conduisait d’une main assurée, sans jamais user du fouet. Il les interpellait par leur nom quand ils s’oubliaient, et cela suffisait. Il n’y a pas en Amérique, que nous sachions, de société protectrice des animaux; nulle part cependant les animaux ne sont mieux traités. En revanche, il est difficile de voir des chevaux plus doux, plus maniables, que les chevaux américains. Aussi les accidens de voiture sont-ils assez rares malgré l’aveugle témérité dont on fait preuve presque partout.

« All aboard for Virginia-City, tout le monde à bord pour Virginia-City ! » Dès que ces paroles ont été criées par le contrôleur de la diligence, chacun est monté en voiture. On appelle les voyageurs, qui paient leur place, et fouette, cocher! En deux heures, nous franchissons les 16 milles qui nous séparent de la capitale des mines d’argent. Le terrain tout le long de la route est triste et désert. Le chemin est ouvert à l’américaine, sans avoir été d’avance nivelé et régulièrement mesuré. La route est plus ou moins large, suivant les besoins ; lorsqu’il y a trop d’ornières d’un côté, on passe de l’autre. Les cahots vont leur train; on est bousculé, projeté les uns sur les autres, et l’on n’en rit que plus volontiers.

Sur toute l’étendue du parcours, on aperçoit à peine deux ou trois fermes. L’une d’elles sert de station ou de maison de poste : c’est là qu’on relaie. Le sol autour est ondulé, moutonnant, formé de coteaux qui se succèdent et s’alignent sur des directions transversales à la route. La terre est grisâtre, privée d’eau, divisée en grosses mottes aux points où elle a été labourée. On y sème du blé, du maïs; mais les récoltes sont pauvres, car on n’use pas d’engrais. Le climat est âpre, venteux, sec, très frais. Nous sommes sur les hauts plateaux, sur le versant oriental de la Sierra-Nevada, à une altitude moyenne de plus de 2,000 mètres.

Virginia-City, où nous entrons en triomphateurs, au grand galop, est construite partie en briques rouges, partie en pierre ou en bois. Dans la principale rue, quelques beaux magasins, deux ou trois grands hôtels, plusieurs restaurans, des bureaux d’essayeurs, des maisons de banque, des églises, un nombre incommensurable de buvettes. Les trottoirs sont de bois, aux planches branlantes; partout s’étalent les enseignes les plus grotesques, comme les peintres badigeonneurs américains savent seuls en imaginer. La ville est tracée en damier; de longues rues, parallèles à la rue principale, des rues transversales, coupant celles-ci à angle droit, forment l’espace où peut s’étendre à l’aise la cité de Virginia, qui renferme aujourd’hui plus de 20,000 habitans, est éclairée au gaz, et possède plusieurs imprimeries et journaux. Il n’est pas besoin de dire que les écoles ont été les premières fondées. Sur un côté, la ville est limitée par la montagne métallifère où se dresse le pic Davidson, le point culminant de la contrée; il domine de 500 mètres la ville, qui elle-même est à 1,900 mètres au-dessus des eaux de l’océan. De l’autre côté, le terrain descend, toujours montueux, coupé d’étroites vallées, qui vont s’unir à celle de Carson, la vallée principale de ce district. Les mines d’argent sont disséminées tout autour et au-dessous de la ville, qui, vers le sud, se soude à des cités nouvelles, véritables faubourgs de la première, Gold-Hill ou la Montagne d’Or, American-City, et Silver-City ou la Ville de l’Argent.

Le filon argentifère s’appelle, du nom du mineur qui en a délimité la première concession, le « filon de Comstock. » Les deux Irlandais, découvreurs de ce gîte, avaient noms Peter O’Reilly et Patrick Mac-Laughlin. Comstock en marqua avec eux le périmètre que la loi américaine accorde à tout inventeur, et c’est ainsi que les nouveaux Colomb furent détrônés auprès de la postérité par un autre Améric Vespuce. Le Comstock dresse sa tête à la surface comme une énorme muraille. La masse siliceuse, attaquée par les élémens, s’est divisée en blocs qu’on dirait empilés les uns sur les autres. Cela ressemble à une série de menhirs ou de dolmens juxtaposés, érigés par une race aborigène disparue. C’est la nature qui a fait cette œuvre, la nature toujours plus puissante que l’homme, car elle ne compte pas avec le temps, (i patiente, parce qu’elle est éternelle! » Si l’on gravit les pentes de la colline où se dresse la muraille de quartz, il est facile d’interroger la roche; elle est dure, raie l’acier; la couleur en est jaunâtre, rouillée, trahit la présence de l’oxyde de fer. La texture est grenue, poreuse, caverneuse; nulle part n’apparaît l’or, ni à l’œil nu, ni à la loupe. Il y existe cependant, puisque les déblais naturels, les terres provenant de la désagrégation superficielle du filon de Comstock, sont pulvérisés dans des établissemens voisins, et ensuite amalgamés avec le mercure, qui dissout une certaine quantité d’or. Ce sont ces mêmes sables que lavaient en 1859 les deux orpailleurs californiens qui trouvèrent par hasard l’argent.

Comme j’étudiais ces affleuremens, et qu’assis sur la crête quartzeusé je contemplais la ville de Virginia, que la découverte de ces roches avait fait naître, un homme vint à moi et me salua en français. Il était porteur d’échantillons d’argent des fameuses mines de White-Pine, qu’on venait de découvrir dans une autre partie du Nevada, et qu’on citait alors comme les heureuses rivales de celles de Virginia. Il avait aussi dans ses poches de fort jolis cristaux de rubis et de saphir, qu’il avait trouvés dans les sables des montagnes du territoire voisin d’Idaho. Cet infatigable chercheur était venu en Californie dès les commencemens de la découverte de l’or, et s’était montré des premiers en Nevada, où il avait contribué à l’exploitation du filon de Comstock. Depuis, il avait parcouru l’Idaho, le Montana, toujours en quête de nouveaux filons. Cette classe de mineurs fantaisistes, irréguliers, est commune en Amérique. Ce sont comme les éclaireurs des entreprises métallifères. Sans eux, il n’y aurait le plus souvent aucune découverte. Quand ils ne trouvent pas eux-mêmes le filon, ils arrivent en hâte pour le travailler, puis ils en recherchent la continuation, les ramifications diverses. Beaucoup de Français se sont distingués dans ces œuvres difficiles, hardies, aventureuses, plus que chanceuses; très peu ont réussi à y faire fortune, car la poursuite des mines est un jeu, et l’on cite les heureux gagnans.

Le filon de Comstock découvert, il fallait en assurer l’exploitation immédiate. D’après les règles en usage chez les mineurs de Californie, qui eux-mêmes les ont reçues des Hispano-Américains, il fut convenu, dès le premier jour, que chacun pourrait s’approprier à la surface 200 pieds linéaires de filon, avec une étendue indéfinie en profondeur, en conservant souterrainement cette même largeur de 200 pieds. Ces premiers daims ou locations, comme on les appelle encore, transférés plus tard à des compagnies, donnèrent naissance aux riches exploitations connues aujourd’hui sous le nom d’Ophir, Mexican, Gould-and-Curry, Savage, Hall-and-Norcross, Impérial, Yellow-Jacket, Crown-Point, etc. Pendant ce temps, les villes de Virginia-City et Gold-Hill, qui n’en font plus qu’une, sortaient de terre comme par enchantement, la première ainsi appelée du sobriquet d’un mineur virginien, James Fennimore, ou par abréviation Finney, que ses camarades avaient surnommé, en souvenir de l’état qui lui avait donné le jour, Old-Virginia, la vieille Virginie. Dès le mois de février 1858, Finney avait découvert et claimé les affleuremens du filon de Comstock, alors appelé aussi de son nom Virginia, et que tout le monde regardait comme un filon de quartz aurifère analogue à ceux de Californie. Ceci explique, sans l’excuser, l’erreur de l’ingénieur français qui, deux ans après et malgré la découverte du mois de juin 1859, persistait à ne voir qu’un filon d’or dans la veine de Comstock. Les produits de cette veine allaient bientôt étonner le monde et dépasser tous ceux des mines jusque-là citées comme les plus riches, au Mexique, en Bolivie, au Pérou, au Chili. N’oublions pas toutefois que c’est plus encore à la loi des mines américaines, d’application si prompte puisque le premier venu peut marquer sur la partie inoccupée d’un filon 200 pieds linéaires pour en commencer sur-le-champ l’exploitation, que c’est plus encore à cette loi si libérale qu’à la richesse même de la veine argentifère de Comstock qu’est dû le prodigieux développement des entreprises dont nous allons maintenant parler. C’est ainsi que tout aura concouru, les œuvres de la nature comme celles des hommes, pour faire de cet étonnant pays de Nevada, inconnu hier, la région du globe aujourd’hui la plus productive en argent.


II. — LE PASSÉ ET LE PRÉSENT DE L’EXPLOITATION.

Ce fut un Californien, James Walsh, homme expérimenté, venu des riches placers de Grass-Valley, qui fit connaître le premier aux mineurs de Washoe la véritable valeur de leur veine, que jusque-là ils travaillaient assez grossièrement. A la fin de 1861, il envoya environ 5,000 kilogrammes de minerai à San-Francisco, et les vendit 4,500 dollars. Alors il acheta aux mineurs 1,800 pieds de filon au prix de 14 dollars le pied. Quelques mois plus tard, le pied de filon valait jusqu’à 1,000 dollars. Comment s’étonner après cela que la Californie presque tout entière ait fait dans le début irruption sur les nouvelles mines d’argent? « Il fallait voir, me disait un témoin oculaire, les premiers temps de Virginia-City. Nous allions tous par les rues de la ville mis comme des mendians. On prenait à peine le temps de se vêtir, de boire, de manger. On avait hâte, on courait, on allait sur les puits, dans les galeries, dans les excavations. Quand on se rencontrait, on ne se demandait point des nouvelles de sa santé; on ne parlait ni de la pluie ni du beau temps, comme il est d’usage entre gens bien élevés qui ont ensemble un peu de temps à perdre, même en Amérique; on ne causait que de filons, d’essais, de minerais d’argent. On allait nommer un nouveau président, la guerre civile allait peut-être éclater suivant le nom qui sortirait de l’urne, et elle éclata en effet : de tout cela, on ne se souciait guère. On ne voyait que mines. On en causait le jour, on en rêvait la nuit, et les théories, les projets, les illusions, allaient leur train. C’est à peine si le soir les maisons de jeu ouvraient un moment leurs portes, et si les joueurs s’y tiraient entre eux quelques coups de revolver; c’était bon naguère en Californie ! Cette fois on n’avait qu’une idée, qu’un but, courir aux mines d’argent, acheter, vendre, puis racheter et vendre encore des pieds et des pieds de filon. Tous nous devions faire fortune, tous nous devions nous réveiller millionnaires. On appelait le pays de Washoe le paradis de l’homme pauvre, et souvent nous n’avions pas de quoi payer notre dîner ! »

Dès le printemps de 1860, des milliers de mineurs étaient accourus, suivis d’une bande de spéculateurs et de capitalistes. Une nuée de chercheurs se répandit par toute cette contrée, auparavant sauvage, et que le pas de l’homme blanc n’avait foulée que sur de très rares endroits. Ce fut autour du filon de Comstock que s’agita de préférence l’essaim des travailleurs. Chacun voulait avoir au moins une part dans l’une des mines d’argent dépendant de ce riche filon. On achetait une mine sans la visiter, elle était souvent en un lieu où jamais n’était passée l’ombre d’une veine métallique. On avait oublié toute prudence, on ne songeait qu’à acheter, et il suffisait de la nouvelle d’un succès inespéré obtenu sur un point pour encourager tout le monde. Il semblait qu’il n’y eût que des mines riches, pas une pauvre, alors que c’est presque toujours le contraire. Les statuts de 3,000 compagnies minières furent enregistrés à San-Francisco, et 30,000 personnes prirent des intérêts dans ces affaires[2]. Le capital nominal était de 1 milliard de piastres ou 5 milliards 300 millions de francs, mais la valeur réelle des actions n’excéda jamais 50 millions de francs, car une à peine des compagnies sur cent possédait une concession de quelque valeur. Cependant l’organisation légale de chaque compagnie avait dû coûter en moyenne 100 piastres, soit plus de 1 million 1/2 de francs pour les 3,000 compagnies, et il avait bien fallu que quelqu’un fournit cet argent.

Le filon de Comstock était situé dans ce qu’on appelait alors l’Utah occidental. Cette partie du pays des mormons fut bien vite organisée en territoire et détachée de l’Utah sous le nom de Nevada, emprunté à la sierra voisine. D’après la formule suivie en pareille matière, ce fut le peuple, c’est-à-dire l’assemblée des mineurs réunis en convention le 2 mars 1861, qui promulgua la constitution du nouveau territoire, lequel fut admis dans l’Union comme état trois ans après, en 1864. Néanmoins le Nevada ne prit son essor régulier que l’année suivante, et jusque-là ce fut surtout de la Californie, et notamment de San-Francisco, que le naissant territoire tira ses moyens d’action. La Californie lui envoya ses mineurs et San-Francisco ses banquiers; ceux-ci avancèrent tout l’argent dont ce pays encore si jeune eut besoin au début. Comme quelques-uns firent tout de suite sur le filon de Comstock des fortunes d’une rapidité inouïe, il devint de mode de prêter sur ce filon, et l’on aima mieux cette hypothèque si chanceuse que celles que l’on trouvait autour de soi sur de bonnes valeurs ou des immeubles de premier ordre. — Il y eut dans le principe des procès sans nombre, tant les concessions avaient été mal indiquées, mal repérées, mal délimitées, et par suite mal enregistrées. Nul ne procédait avec calme, même le recorder ou contrôleur officiel, représentant la loi et le fisc. Et puis y avait-il un ou deux filons ? La division des affleuremens à la surface semblait indiquer deux veines. A San-Francisco, on penchait pour une, à Nevada pour deux. La politique s’en mêla, et dans les élections on vota pour ou contre un candidat, suivant qu’il était favorable à l’unique ou à la double veine. Les avocats, les sollicitors ou avoués, réclamèrent des plaidans des honoraires énormes, et les témoins, dont quelques-uns se parjuraient, prétextant tout à coup un voyage dans les états atlantiques, exigèrent pour rester des indemnités considérables. Une partie de la valeur des mines fut perdue dans ces litiges onéreux. Le procès Chollar-Potosi coûta 1,300,000 piastres, le procès Ophir-Moscou 1 million. A la fin, la théorie de la veine unique, conforme d’ailleurs aux données de la géologie, l’emporta. Ceux qui plaidaient cette cause avaient aussi pour eux l’avantage de la fortune, et ce fut cette raison, plus encore que la justesse de leurs argumens, qui assura leur triomphe.

Les actions minières portaient le nom de pieds, parce qu’elles étaient représentées par un pied linéaire de filon (le pied américain est égal à 30 centimètres). Ces actions eurent un moment le même succès qu’avaient eu chez nous celles de la fameuse banque de Law. Ainsi un pied de la mine de Gould-and-Curry, qui a été toujours la plus productive du filon de Comstock, se vendait 500 dollars en mars 1862, 1,000 en juin, 1,550 en août, 2,500 en septembre, 3,200 au mois de février de l’année suivante, 3,700 en mai, 4,400 en juin et 5,600 en juillet 1863. La valeur des actions des autres mines suivit une progression aussi rapide, bien que s’élevant à un taux moins élevé. Vers le milieu de 1863, époque où toutes ces valeurs atteignirent ensemble le maximum, un pied de la mine Savage se cotait 3,600 dollars, Central 2,850, Ophir 2,550, Hall-and-Norcross 1,850, California 1,550, Yellow-Jacket 1,150. Il en fut de même pour toutes les autres, Crown-Point, Chollar, Potosi, non moins recherchées, mais dont la cote était au-dessous des précédentes. Toutes ces actions étaient dès lors cotées à la bourse de San-Francisco.

Quelque riches que fussent ces mines, la production d’argent, la première année de l’exploitation, en 1860, n’avait pas atteint 100,000 dollars. Les procédés d’excavation et de traitement étaient encore fort grossiers, et l’on perdait une grande partie du précieux métal; mais, dès l’année 1861, les méthodes se perfectionnaient, et la production atteignait au-delà de 2 millions de piastres. En 1862, elle dépassait 6 millions; en 1863, 12 millions. Jamais pareille chose, en aucun temps, ne s’était vue. Virginia-City, qui avait alors 15,000 habitans, produisait plus d’argent que Potosi de Bolivie ou Guanajuato du Mexique n’en produisirent jamais, alors qu’elles avaient, la première 150,000 habitans, la seconde 100,000, et fournissaient chacune 10 millions de piastres par an. Virginia dépassait déjà 12 millions et devait bientôt atteindre 16. Ce dernier chiffre donnait 950 dollars par tête d’habitant, et 2,800 par tête de mineur, car on compte à Virginia-City 5,000 mineurs et ouvriers des usines. Ce simple fait explique le renom dont le Comstock jouit encore, et l’attraction irrésistible que les filons de Nevada ont exercée dans le principe sur l’esprit de tous les émigrans du far-west.

A toute médaille il y a un revers. Le mouvement de baisse commença après l’été de 1863, époque où les actions minières atteignaient les cours fabuleux que nous avons relevés. On se mit à supputer les millions enfouis dans quelques-unes des mines, qui, fouillées pendant deux ou trois ans, n’avaient pas encore rendu un rouge liard. D’autres, qui avaient vu les mines d’argent à l’étranger, annonçaient que, si nulle part on n’avait exploité des dépôts de ce métal d’une richesse continue, sauf à Comstock, ici le coût onéreux de l’exploitation absorbait presque tous les bénéfices. Il était du reste notoire que beaucoup de sociétés minières ne s’étaient formées que pour tromper le public, en lui faisant acheter des valeurs correspondant à des mines imaginaires.

Les actions allèrent ainsi baissant peu à peu. Au milieu de l’année 1864, une véritable panique se déclara. Les banquiers, affolés, craignirent un moment une ruine complète, car on vit un pied de la mine Gould-and-Curry tomber à 900 dollars, Savage à 750, Ophir à 425, Hall-and-Norcross à 310, c’est-à-dire que les actions minières ne valaient plus que le sixième à peu près de ce qu’elles valaient un an auparavant. Depuis lors des hausses et des baisses quelquefois instantanées ont continué à se produire, mais dans des proportions moins étendues, en arrivant insensiblement à un taux normal autour duquel les actions auraient toujours dû osciller[3], Quant aux affaires véreuses, on n’en entendit plus parler. Les ouvriers, les commis, les domestiques, qui avaient pendant quatre années soigneusement payé leur redevance pour la mine dont ils étaient co-propriétaires, dans l’espérance qu’ils toucheraient enfin un gros dividende, furent désenchantés sans retour, et le nom de Washoe, qu’on avait béni jusqu’alors, fut voué aux gémonies. On se demanda comment on avait pu être si aveugle, et l’on découvrit que sur quelques mines, d’ailleurs productives, les directeurs avaient à volonté fait la hausse ou la baisse, en traitant suivant le cas telle ou telle qualité de minerai, le riche ou le pauvre, et en faisant grand bruit dans leurs rapports de ces opérations.

Tout le monde avait été coupable. Sur certaines mines, les plus fécondes, la dépense n’avait pas connu de bornes. On avait gaspillé les millions avec autant de facilité qu’on les avait retirés du sol. La mine de Gould-and-Curry, celle qui avait fait les plus beaux bénéfices, celle dont les actions étaient montées le plus haut, s’était surtout fait remarquer dans ces prodigalités. Ajoutons à tant de mécomptes ceux qui provenaient de l’ignorance où étaient presque tous les mineurs des véritables principes du traitement des minerais d’argent, et le haut prix que la main-d’œuvre avait atteint en Nevada, où les ouvriers se payaient beaucoup plus cher qu’en Californie, souvent au-delà de 6 et 8 piastres par jour; il est vrai que les dépenses quotidiennes étaient en proportion. Depuis 1865, les paniques ont cessé, et les conditions économiques des exploitations sont peu à peu devenues régulières. La production de l’argent, loin de diminuer, a augmenté encore, et s’est toujours tenue aux environs de 14 millions de dollars ou plus de 70 millions de francs par an. Les procédés métallurgiques ont été perfectionnés ; le travail des mines est entré aussi dans une voie de progrès remarquable. Le filon de Comstock a été reconnu sur une étendue de 19,000 pieds. Il a une épaisseur ou puissance qui varie de 100 à 200 pieds, une direction qui est celle du méridien magnétique, c’est-à-dire, eu égard à la variation de la boussole dans ces régions, de 15 degrés à l’est du nord vrai. L’inclinaison ou pente moyenne du filon est de 45 degrés vers l’est, et la plus grande profondeur à laquelle on l’a exploité est de 900 pieds. Il se développe souterrainement comme une immense fissure remplie après coup, ouverte d’une part entre les roches granitiques qui forment le point culminant de la contrée, le mont Davidson, et d’autre part des roches porphyriques vertes. C’est ce qu’on nomme en géologie un filon de contact, parce qu’il est au contact du granité et du porphyre; mais il est à remarquer que le filon est plus régulier que ne l’est d’ordinaire cette nature de gîtes. En approchant de la surface, ce nid métallifère se renfle et s’épanouit en trois ramifications, dont deux viennent projeter au dehors leurs têtes quartzeuses et forment ce qu’on nomme les affleuremens ou croppings.

La fissure que remplit le filon a dû être ouverte dans le sol par quelque commotion volcanique, car on trouve dans le voisinage des roches trachytiques, qui rappellent celles du Vésuve, de l’Etna et des volcans des Andes. Le minerai et les matières qui l’accompagnent auront été amenés sans doute par des dégagemens gazeux, analogues à ceux des solfatares et venus des profondeurs du globe. Une grande quantité d’eau et de vapeur aqueuse, retenant la silice et l’argile dissoutes ou mélangées, aura été unie à ces gaz, presque tous de nature métallique. Le quartz ou cristal de roche compacte et l’argile composent la gangue principale ou partie stérile du minerai. L’argile, grasse, bleuâtre, polie, apparaît surtout vers les points où le filon s’appuie sur les roches qui l’encaissent. Ces parties sont quelquefois aussi lisses que si elles avaient été dressées à la truelle, et témoignent ainsi des efforts que l’énorme masse a subis. Les mineurs les appellent des miroirs, et elles sont quelquefois semées de stries et de rayures très nettes, qui semblent indiquer le sens suivant lequel le filon a été secoué dans la fissure ou cheminée qui le contient. Là ne se bornent pas les curieux phénomènes mécaniques que l’on constate, et qui ont dû. accompagner l’apparition de la veine métallifère. De gros blocs de roches encaissantes, surtout de porphyre, qui forme le toit du gîte, sont tombés au milieu du filon et alors l’interceptent. Les ouvriers, dans leur langue imagée, nomment ces parties stériles des chevaux.

Le minerai est du sulfure simple d’argent presque pur, de l’espèce que les minéralogistes appellent stéphanite, et, quand il est cristallisé, argent vitreux. Il est mêlé à un peu d’argent rouge ou sulfure d’argent, d’antimoine et d’arsenic, très commun dans d’autres mines de Nevada, notamment dans celles d’Austin, qui sont situées à 150 kilomètres plus à l’est ; ce sulfure est très souvent associé à des chlorures et parfois à des iodures et bromures d’argent. Le chlorure est généralement un minerai voisin de la surface, et c’était en 1868 l’espèce dominante aux mines de White-Pine, qu’on venait de découvrir en Nevada, à 40 lieues au sud-est d’Austin. Tout le sol de ce jeune état est imprégné de matières argentifères, depuis la région septentrionale, où sont les mines de Humboldt, jusqu’à l’extrême limite sud, où sont celles de Pahranagat; mais tous ces gisemens s’effacent devant celui de Virginia-City. Les espèces minéralogiques que l’on vient de citer ne sont pas les seules que l’on rencontre dans le filon de Comstock. Il y a aussi la galène ou sulfure de plomb argentifère. N’oublions pas l’argent et l’or natifs, à l’état métallique presque pur, et en quelques points les pyrites, sulfures de fer, de cuivre, de zinc, argentifères et aurifères. Tous ces minerais sont rarement cristallisés, et les collectionneurs, les amateurs des belles espèces minérales, récoltent ici fort peu d’échantillons. Il en est de même pour toutes les mines de Nevada; celles d’Austin, si riches en argent rouge, celles de White-Pine en chlorure d’argent, n’ont jamais présenté ces magnifiques amas ou géodes, ces beaux spécimens si communs au Chili.

Le chlorure d’argent, qu’on appelle encore argent corné, — il est tendre et flexible comme la corne et se laisse couper au couteau, si bien que les mineurs hispano-américains ne le nomment que plataplomo ou argent-plomb, — le chlorure d’argent a été rencontré quelquefois en très grande abondance dans le filon de Comstock. On a trouvé inopinément dans ce filon des amas considérables de minerai chloruré presque pur, comme aussi d’argent sulfuré, qui ont en quelques jours enrichi les exploitans. Ces accumulations de minerai, riches, inattendues, sont ce que les Mexicains appellent des bonanzas. Parmi les plus célèbres, on cite celle de la mine de Valenciana, sur la Veta-Madre ou veine-mère de Guanajuato, au Mexique, qui de 1768 à 1810 produisit annuellement plus de 7 millions de francs, et transforma tout à coup le modeste señor Obregon, l’heureux propriétaire de cette mine, en comte de Valenciana, le plus riche des hommes de son temps. On cite encore la bonanza de Real-del-Monte, également sur la Veta-Madre du Mexique, qui fournit en douze ans, de 1759 à 1771, à don Pedro Torreros, depuis comte de Regla, la somme nette de 30 millions de francs; mais dans les entreprises souterraines, plus encore que dans les choses ordinaires de ce monde, les mauvais jours suivent de près les bons. Valenciana et Real-del-Monte, ces reines des mines mexicaines, commencèrent à déchoir lors de la guerre de l’indépendance, allumée dans toutes les colonies ibériques à la suite de la conquête de l’Espagne par Napoléon. Ces mines sont aujourd’hui remplies d’eau, et à diverses reprises des compagnies anglaises ont vainement tenté de les reprendre; on peut en dire autant de la plupart des mines du Pérou. En Nevada, les mauvais jours ne sont pas encore venus et ne viendront peut-être jamais, grâce à l’indomptable activité de la race anglo-américaine. J’ai vu, à la fin de 1868, à la mine de Yellow-Jacket, un amas de minerai d’argent chloruré qui s’étendait sur toute la largeur de la veine, et dont on tira des millions pendant plusieurs semaines. Les actions de la mine étaient tombées assez bas, et cette heureuse découverte les fit tout à coup remonter. Sur d’autres mines, à Gould-and-Curry par exemple, les immenses nids de minerai d’argent sulfuré qu’on rencontra dans le principe portèrent les actions de cette compagnie aux taux prodigieux que nous avons signalés.

Le mode d’exploitation adopté dans les mines de Virginia-City satisferait l’administration la plus méticuleuse. On attaque le terrain par des puits qui recoupent en profondeur le filon. A divers niveaux, des galeries transversales se détachent de ces puits et rejoignent le gîte métallifère. On ouvre, perpendiculairement à celles-ci, d’autres galeries sur la direction du gîte; on abat, on extrait le minerai entre deux niveaux au moyen de cheminées ou couloirs allant d’un étage à l’autre, et divisant le gîte en carrés. On procède à peu près comme dans l’exploitation d’une forêt, d’un taillis; seulement ici la matière utile, une fois arrachée, ne se reproduit plus. On remblaie soigneusement, avec des roches stériles, la place qu’occupait le filon. Il importe en effet de ne pas laisser de vides et de s’opposer autant que possible aux mouvemens, au tassement du terrain excavé. Les travaux sont partout conduits suivant les règles les plus sévères de l’art des mines : des pompes gigantesques extraient les eaux des profondeurs, des ventilateurs soufflent l’air respirable jusque dans les chantiers les plus éloignés, et tous les moyens de sûreté sont mis en usage pour protéger le mieux possible la vie et la santé des ouvriers. Il y a même partout un déploiement de luxe qui étonne au premier abord l’ingénieur européen. Les appareils les plus nouveaux, les plus ingénieux, ont été adoptés pour l’entrée et la sortie des ouvriers, pour l’extraction des minerais, pour l’épuisement des eaux. Les galeries, solidement et abondamment étayées, sont toutes munies de chemins de fer parcourus par des wagonnets. Presque partout des machines à vapeur sont installées, à l’orifice des puits et même dans les souterrains, pour mettre en mouvement les divers appareils de la mine : pompes, ventilateurs, cages d’extraction[4]. A la tête des travaux est un directeur, manager ou super-intendent, qui réside sur les lieux; il est aidé d’un secrétaire, d’un comptable ou treasurer et de divers commis. Les ouvriers sont divisés en deux escouades, celle du dedans et celle du dehors; aux premiers incombent toutes les opérations souterraines : le percement de la roche, le fonçage des galeries, l’abatage et le triage du minerai, la mise de celui-ci en wagonnets, etc.; les seconds sont surtout occupés de la conduite des machines extérieures, ils reçoivent le minerai à l’orifice des puits et le transportent aux usines. Les mines de Virginia-City sont arrivées aujourd’hui, on l’a dit, à la profondeur de 900 pieds ; c’est peu, quand on songe qu’il est des puits de mines qui atteignent trois fois cette profondeur, et cependant il se rencontre ici deux difficultés sérieuses, que l’on ne saurait passer sous silence, et qui peuvent mettre en jeu l’avenir de ces mines dans un temps assez prochain. La première est l’abondance des eaux souterraines. L’extraction de ces eaux se fait par des pompes mécaniques à vapeur ; mais ce travail, qui en définitive ne produit rien que l’assèchement des travaux, grève les mines de frais considérables, car le pays ne renferme pas de combustible minéral, et le bois y est très cher. Le second obstacle est le manque d’air respirable, qui se fait de plus en plus sentir dans les longs boyaux où l’on s’engage ; par suite, une chaleur intolérable règne à ces profondeurs toujours insuffisamment ventilées, quelque soin que l’on prenne d’envoyer de l’air frais jusqu’aux plus lointains dédales. À ces deux difficultés on peut en ajouter une troisième, le coût excessif de l’extraction du minerai par les puits, qui se joint aux dépenses d’assèchement. Enfin l’extrême division des concessions offre aussi des inconvéniens. Tout en maintenant une grande activité sur tous les points à la fois et ayant permis l’exploitation en quelque sorte simultanée de tout ce gîte, cette division a créé sur bien des points une rivalité fâcheuse, source d’éternels procès pour les limites mitoyennes, et elle a empêché la concentration des claims, laquelle, en beaucoup de cas, aurait donné la faculté de faire par un seul puits ce qu’on fait aujourd’hui à grands frais par plusieurs ; mais passons sur cet inconvénient économique, puisqu’il a été prouvé de tout temps que l’extrême division des concessions minières est plus productive que l’agglomération, et arrivons au moyen de surmonter les premiers et plus sérieux obstacles.

Dès 1865, les mines de Virginia-City se ressentaient déjà de ces inconvéniens, qui depuis se sont encore accrus. Ce fut pour empêcher l’arrêt plus ou moins prochain d’exploitations jusque-là si florissantes qu’un citoyen américain, M. Sutro, projeta d’aller rejoindre le filon de Comstock à une profondeur de 2,000 pieds, au moyen d’un énorme tunnel de plus de 20,000 pieds de long (la moitié de la longueur du tunnel du Mont-Cenis), de 12 pieds de large et de haut, qui coûterait environ 10 millions de francs, et qu’on attaquerait par plusieurs puits à la fois, comme tous les grands ouvrages de ce genre ; ce gigantesque travail, ainsi abordé, serait achevé dans trois ans. M. Sutro s’est inspiré dans son projet de ce qui s’est fait déjà sur plusieurs mines célèbres, notamment en Allemagne dès le XVe siècle. Il a parcouru toute l’Europe pour soumettre son idée aux gens compétens, qui tous l’ont approuvée. En Amérique, on l’a également vu partout, apôtre convaincu et infatigable, à San-Francisco, à Virginia-City, à New-York, à Washington. En juillet 1870, je le revis à New-York, où il m’annonça que son tunnel allait enfin être commencé. L’état de Nevada dès 1865, le gouvernement fédéral dès 1866, ont donné leur appui au projet de M. Sutro; ils lui ont concédé entre autres divers terrains pour l’installation de ses travaux, et le droit de tirer une redevance proportionnelle des mines qui useront de son tunnel. Cette redevance payera les frais de cette colossale entreprise, l’une des plus étonnantes que l’art des mines aura vues se réaliser.

La réussite de cette grande œuvre ouvrira pour le filon de Comstock une ère nouvelle. Les eaux s’écouleront naturellement par cette voie, l’air y circulera librement, et de là se répandra frais et pur dans tous les travaux; les minerais seront transportés au dehors par cette longue galerie presque sans dépense, enfin un nouveau champ d’exploitation de 1,000 à 2,000 pieds de profondeur sera assuré à chaque mine. Ce sont là bien des avantages réunis au moment où les compagnies minières de Washoe avaient peine à lutter contre tous les obstacles accumulés comme à plaisir dans la poursuite de leurs exploitations souterraines.


III. — LE TRAITEMENT DU MINERAI.

Parmi les personnes qui voulurent bien me servir de guides à Virginia-City était un Français, mort depuis. Agent en Nevada du consulat général de France à San-Francisco, il recevait avec joie tous ceux de ses compatriotes qui lui étaient adressés ou qui venaient directement chez lui. Cet excellent homme tenait un grand magasin où il y avait de tout, un vrai bazar, comme on en voit dans toutes les villes américaines du Pacifique et du far-west. Il avait été mineur en Californie, puis en Nevada, dans les premières années de l’exploitation du Comstock, et comprenait bien le travail des mines et le traitement des minerais. C’est avec lui que je visitai les établissemens métallurgiques où l’on traite le minerai d’argent. Le système suivi dans ces opérations est particulier à ce district. Il consiste à broyer, à pulvériser d’abord la substance métallifère sous d’énormes pilons en fonte de fer, de manière à obtenir un sable, une vraie farine minérale, d’où le nom de mills ou moulins qu’on donne à ces établissemens. Les pilons sont du poids d’environ 1,000 livres, disposés verticalement les uns à côté des autres, cinq par cinq, de manière à former ce qu’on appelle une batterie. Une machine à vapeur ou une roue hydraulique les met en mouvement, et les soulève alternativement à une hauteur de 10 à 15 pouces. Le nombre de coups qu’ils battent est de soixante par minute. Cela fait un affreux vacarme qui ne cesse de jour ni de nuit, et s’entend à un mille à la ronde. Chaque pilon peut broyer en moyenne 2 tonnes ou 2,000 kilogrammes de minerai par vingt-quatre heures. Le pilon mécanique ou bocard a été inventé dans les mines métalliques d’Allemagne il y a trois siècles, et l’on n’a encore rien trouvé de mieux, pas même les cylindres tournans en acier, imaginés par les Anglais sur le modèle des laminoirs à étirer le fer ou des cylindres à broyer la canne à sucre.

La poussière minérale obtenue sous les pilons est portée dans une cuve en fonte de fer d’environ 4 ou 5 pieds de diamètre et 18 pouces à 2 pieds de profondeur. On y passe de 500 à 1,000 livres de minerai à la fois avec du sel marin, de la pyrite ou du sulfure de fer et du mercure, auxquels on ajoute assez d’eau pour faire de l’ensemble une masse boueuse. Deux meules de fer verticales, qui tournent rapidement dans la cuve autour d’un pivot central, rendent encore plus impalpable la farine de minerai, et unissent intimement toutes ces matières. Ces meules font soixante tours ou révolutions par minute. Dans quelques cas, pour faciliter les réactions chimiques qui s’opèrent, on chauffe le mélange à 90 degrés centigrades au moyen d’un courant de vapeur d’eau qui circule dans un double fond. Telle est la cuve américaine ou pan, qui a détrôné le tonneau allemand et le patio du Mexique, et qui est elle-même un perfectionnement de la meule de pierre roulante ou arastra mexicaine. Elle a été bien des fois modifiée et perfectionnée depuis 1860, où je vis inaugurer les premiers essais dans un atelier de San-Francisco, et les inventeurs Wheeler, Knox, Horn et d’autres ont gagné une fortune dans la construction de ces appareils.

Le tonneau allemand, que l’on pouvait voir en usage en 1867 dans les mines d’argent de Georgetown, au pied des Montagnes-Rocheuses, dans le territoire de Colorado, est aussi employé dans quelques-uns des établissemens de Nevada. On le trouve au moulin de Gould-and-Curry. Dans ce tonneau, on mélange environ 300 livres de minerai finement pulvérisé avec les ingrédiens habituels, l’eau, le sel, le pyrite de fer et le mercure, et l’on fait, au moyen de roues d’engrenage, tourner le tonneau autour de son axe horizontal pendant quatorze heures environ. — Dans le procédé mexicain, le mélange des matières s’opère non plus dans un appareil spécial comme dans les cas précédons, mais à l’air libre, sur une aire ou patio. On y laisse le mélange étendu sur le sol pendant trois semaines, et on le fait piétiner par des couples de mules, comme quand il s’agit de fouler le blé. Ce système, qui convient si bien aux mines du Mexique, puisqu’elles n’en ont jamais adopté d’autre, a été reconnu insuffisant sous le climat de Nevada.

On sait que le mercure a une très grande affinité pour l’argent et quelques-uns des composés de ce métal, notamment le chlorure. La combinaison qui en résulte est ce qu’on nomme l’amalgame, véritable dissolution des matières argentifères dans le métal liquide. Les réactions chimiques en vertu desquelles le sel marin ou chlorure de sodium et la pyrite ou sulfure de fer interviennent dans l’amalgamation n’ont pas encore été clairement débrouillées; tout ce que l’on sait de positif, c’est que l’amalgamation ne se fait bien qu’en présence de ces ingrédiens. L’amalgame d’argent est séparé des matières étrangères qui le souillent par un simple lavage. Comme il est le plus lourd, cette opération est d’une exécution très facile. L’argent s’y trouve en dernière analyse dissous comme le sucre dans l’eau, et de même qu’on obtient le sucre candi ou cristallisé en faisant évaporer l’eau où il est contenu, de même on obtient l’argent en distillant le mercure dans lequel il est dissous. Auparavant, on a concentré l’amalgame à l’état solide sous forme de boules d’un blanc mat, rappelant la couleur de l’étain, en le filtrant à travers une peau de chamois. En tordant cette peau et pressant avec la main, le mercure liquide, pur de tout alliage, passe à travers les pores du tissu, tombe en pluie métallique, et il reste sur la peau une boule d’amalgame solide, alliage de mercure et d’argent. Quand on a une certaine quantité de ces boules, on les met au fond d’une cornue en fer ou retorte, de la forme de celles qu’on emploie dans les laboratoires, et on approche la cornue du feu. A la température de 360 degrés, le mercure se vaporise et s’échappe par le col de la cornue. Là, un jet d’eau froide le ramène à l’état liquide, et il tombe dans une bassine, où on le recueille. Quand le dégagement des vapeurs a cessé, on dévisse la panse de la cornue, et l’on trouve au fond un gâteau d’argent cristallisé. A cet état, le métal n’est pas tout à fait pur et renferme encore de la silice, du fer, du cuivre, du zinc, outre l’or, qui ne s’en séparera pas; en un mot, il contient une certaine partie des corps étrangers avec lesquels il était associé dans le filon. On raffine le gâteau métallique en le fondant dans un creuset en plombagine avec du borax ou borate de soude, sorte de savon minéral qui s’empare des substances hétérogènes qui altèrent la pureté de l’argent, sauf l’or. La fusion opérée, on coule rapidement le liquide dans une lingotière. Au-dessus se fige une scorie noirâtre, vitreuse : c’est le borax avec la plus grande partie des corps étrangers; au-dessous est le blanc lingot. Ces lingots d’argent portent à Virginia-City le nom original de briques, parce qu’ils ont en effet la forme de briques à bâtir. Sur 1,000 parties, un lingot de Nevada que j’ai vu essayer contenait 947 parties d’argent et 42 1/2 d’or; il y restait donc encore, quelque soin que l’on eût pris pour raffiner l’argent, 11 parties 1/2 de matières étrangères. Ce lingot pesait 1,310 onces, et il fut évalué à 1,755 dollars. L’établissement métallurgique le plus vaste, le plus curieux à visiter autour de Virginia-City, est celui de Gould-and-Curry. Ce magnifique moulin a été construit en 1861, et a marché sans discontinuité jusqu’à la fin de 1867. Il était en chômage en 1868, mais il a été remis depuis en activité. Il renferme 80 pilons à broyer le minerai, 60 cuves d’amalgamation, 6 tonneaux allemands, 2 fours de calcination à réverbère pour torréfier ou griller les minerais sulfurés, 8 fours pour la distillation de l’amalgame et la fonte des lingots, 8 chaudières à vapeur et une machine de 250 chevaux pour mettre en mouvement les pilons et les meules. De 1862 à 1867, ces appareils, en marchant jour et nuit, permettaient de traiter par vingt-quatre heures 150 tonnes de minerai. Le minerai rendait en moyenne 400 piastres ou plus de 2,000 francs par tonne. Cette richesse annonce un titre de 1 pour 100, c’est-à-dire dix fois la moyenne des minerais du Nevada et du Mexique, qui ne contiennent guère qu’un millième d’argent. Avec des minerais d’un titre si élevé, on comprend la faveur qui s’était attachée à la mine de Gould-and-Curry. En cinq ans (1862-1867), il est sorti de cette mine 16 millions de piastres en lingots d’argent. L’année 1864, la plus productive, en a produit 5 millions. La mine et l’usine occupaient alors 900 ouvriers, répartis à peu près par moitié sous terre et à la surface. Les dépendances de l’établissement sont considérables, et comprennent l’atelier des charpentiers, des mécaniciens, le laboratoire, un petit moulin pour les essais, de vastes halles pour mettre à couvert le combustible, le minerai, les charrettes, des cantines et des logemens d’ouvriers, et une série d’élégans cottages pour les commis, les contre-maîtres, les surveillans. Les fondations de l’usine sont en granit, le reste des constructions est en brique et en bois. Une énorme cheminée, en forme de tronc de pyramide, de 100 pieds de haut, dessert tous les fours. Tous ces édifices respirent la grandeur, l’ampleur, la force, la richesse; on n’a rien épargné, et l’on a dépensé 10 millions de francs à faire luxueusement les choses, sans même songer que les mauvais jours pouvaient venir. L’entreprise, chaque année, ne rapportait-elle pas le double de cette somme, et n’était-ce pas, au demeurant, faire un bon emploi de ses écus que de construire l’établissement le mieux outillé et le plus complet dans ce genre qui existât au monde?

Aux temps les plus prospères de l’exploitation, cette grande usine ne suffisait pas à traiter tout le minerai extrait par ses heureux actionnaires, et une trentaine de moulins travaillaient encore pour eux à façon. Il y a toujours autour de Virginia-City des moulins qui marchent de la sorte. Ainsi le Nevada-Mill, quand je le visitai, traitait environ 50 tonnes par jour avec 16 pilons et 18 cuves. Le directeur de cet établissement rendait aux mineurs 80 pour 100 de l’argent contenu dans le minerai, déduction faite de 13 dollars qu’il leur comptait par tonne pour les frais de l’opération métallurgique. Comme particularité de traitement, on employait dans cette usine du sulfate de cuivre et quelquefois de l’acide sulfurique ou azotique. On prétendait que ces agens chimiques facilitaient l’oxydation du minerai et par suite l’amalgamation.

L’état de Nevada est assurément depuis dix ans le pays du globe qui produit le plus de minerai d’argent. En 1869, la valeur des lingots n’a pas dépassé 14 millions de piastres, mais elle était de 16 millions pendant les années précédentes, et elle a continué d’osciller autour de ces chiffres. On estime que, de 1859 à 1869, toutes les mines réunies de cet état ont fourni 135 millions de piastres, ce qui donne une moyenne annuelle de 13 millions 1/2. Aucun pays minier n’a jamais atteint ce résultat. Il est vrai que la production du Nevada ne durera peut-être pas des siècles en se maintenant à ce chiffre. Dans tous les cas, elle n’a pas diminué depuis quatorze ans, et c’est d’une petite bande de terre de 600 yards de large et de 3 milles de long qu’on a tiré les millions par centaines. En outre, n’oublions pas de le dire, il y a ici beaucoup à apprendre pour un ingénieur européen, et le district de Washoe est assurément le district minier et métallurgique le plus remarquable à visiter. Notre école des mines aurait grand profit à envoyer là chaque année quelques-uns de ses élèves sortans. Le Nevada a changé toutes les anciennes méthodes dans la métallurgie de l’argent, comme la Californie avait déjà fait pour le traitement de l’or. Ces choses ne sont pas assez connues en France, où les maîtres et les élèves ne s’inspirent encore que trop de publications naguère réputées classiques, mais demeurées aujourd’hui fort en retard. C’est ici surtout qu’on peut dire que l’indomptable énergie et l’invincible persistance du peuple américain ont réalisé des merveilles.

Les trois mines d’argent les plus productives du globe, la Veta-Madre de Guanajuato, la Veta-Grande de Zacatecas, et celle de Potosi en Bolivie (les deux autres sont au Mexique), ont donné pendant une durée continue de trois siècles, la première 800 millions de piastres, la seconde 666 (de l’année 1548 à 1832), la troisième 1,200 millions, soit 6 milliards de francs. Cela fait pour cette dernière plus de 20 millions de francs par an. Le filon de la Biscaina, à Real-del-Monte au Mexique, a aussi atteint ce chiffre, puisqu’il a donné 400 millions de piastres, soit 2 milliards de francs, dans l’espace de cent dix ans. La moyenne annuelle de la Veta-Madre de Guanajuato n’est que de 3 millions de piastres, et celle de la Veta-Grande de Zacatecas de 2 millions un tiers. Le Comstock du Nevada dépasse de beaucoup tous ces chiffres, et l’on vient de voir qu’en dix ans seulement il avait fourni déjà plus du sixième de la production trois fois séculaire de la Veta-Madre de Guanajuato, la veine argentifère par excellence avant la découverte du Comstock.

Quand on compare tous ces filons entre eux, ceux du Mexique, de Bolivie, de Nevada, on leur trouve plus d’un point de ressemblance. D’abord ils sont tous les trois contenus dans la grande chaîne métallifère des Andes, ce rempart littoral de granit qui s’étend du détroit de Magellan au détroit de Behring, tout le long du Pacifique, et qui partout laisse surgir les veines métalliques à travers ses flancs fissurés, encore secoués par les volcans. Les filons dont nous parlons sont en outre de la famille de ceux que les géologues anglais appellent des dykes, — des digues, — tant ils sont épais et puissans. Les affleuremens courent à la surface comme de véritables murailles. Nous savons que les croppings du Comstock sont reconnaissables à ce caractère, que présente aussi d’une façon très saisissante le grand filon de quartz aurifère de Californie, lequel traverse cet état du sud-est au nord-ouest sur une moitié de sa longueur, soit 5 degrés de latitude.

Les dykes des Anglais sont ceux-là mêmes que les Hispano-Américains ont appelés vetas-grandes et vetas-madres. À cette catégorie appartiennent non-seulement les principaux filons argentifères d’Amérique que nous avons cités, mais encore quelques grandes veines d’Europe, par exemple les fameux filons d’argent de Schemnitz et de Felsobanya, en Hongrie, qui jadis furent si productifs. Les petits filons sont loin de valoir ceux-ci pour le rendement. À cette nouvelle famille, on peut rattacher les mines d’argent de Freyberg en Saxe, Kongsberg en Norvège, Chañarcillo au Chili, Cerro-de-Pasco au Pérou, Catorce au Mexique, Austin, Belmont et Pahranagat en Nevada. La richesse d’aucune de ces mines n’a jamais égalé celle des premières.

En Nevada, les mineurs gagnent de 3 1/2 à 4 dollars par jour de travail de huit heures, et les ouvriers de l’extérieur de 3 dollar à 3 dollars 1/2 pour une journée de dix heures. Tout est en proportion de ces prix, le cours des bois d’étais et de chauffage, de la poudre, de la dynamite, du mercure, le prix des transports, des constructions, etc. La richesse moyenne des minerais, d’après l’essai au laboratoire, était en 1870 de AO dollars par tonne de 1,000 kilogrammes ; c’est le double de ce que donnent les minerais de quartz aurifère en Californie. Le rendement moyen à l’usine n’était que des deux tiers de celui de l’essai, soit environ 27 dollars. La richesse absolue indiquée par l’essai mettait le titre du minerai à 1 millième, qui est aussi à peu près la moyenne des minerais d’argent du Mexique. Le rendement de 27 dollars révèle un bénéfice net de 50 pour 100 comparé au coût de l’exploitation minière et métallurgique, mais le bénéfice est loin quelquefois d’atteindre ce taux à cause de tous les faux-frais qui grèvent l’organisation de certaines compagnies minières.

On vient de dire que le rendement moyen du traitement à l’usine n’était que des deux tiers du titre absolu, ce qui signifie que l’on perd 33 pour 100 de l’argent contenu dans le minerai. Tous les ingénieurs, les chimistes, les essayeurs, les métallurgistes, ont été successivement frappés de ce fait singulier, qui se représente aussi pour l’or, et ont tenté d’y parer. Soit que certains minerais d’argent restent jusqu’au bout rebelles à l’amalgamation, ou qu’une certaine perte, comme dans la manipulation de toute matière, soit ici inévitable, toutes les recherches des personnes qui se sont mises à l’œuvre n’ont jusqu’à présent amené aucun résultat, et l’on continue à perdre en Nevada, comme partout ailleurs, environ le tiers de l’argent contenu dans les minerais. Il en est ainsi pour l’or en Californie et dans toutes les autres contrées aurifères ; il y a même en Californie certains sulfures très riches en or qui se sont invariablement montrés réfractaires à tout traitement. Un des professeurs les plus distingués de notre École des mines de Paris, M. Rivet, dont la science déplore la perte encore récente, et qui continuait dans l’art d’essayer les rainerais les sévères traditions de son maître, M. Berthier, avait cru un moment avoir découvert cette pierre philosophale que l’on cherche toujours. Il commençait par pulvériser les minerais en poudre impalpable, les oxydait, les grillait à mort, comme on dit, puis les désulfurait entièrement en faisant passer dans les fours un courant de vapeur d’eau surchauffée, et alors seulement il commençait l’amalgamation. Content de servir la science, il avait abandonné l’exploitation de son procédé à d’autres. En Californie, au Nevada, au Mexique, on a méticuleusement appliqué les données de l’inventeur, et nul résultat sérieux, après des années d’essais, n’a été obtenu. J’ai retrouvé en 1868, en Californie, le procédé toujours à l’épreuve; on n’en parlait plus depuis longtemps au Nevada ni au Mexique. Décidément la nature ne veut pas tout abandonner à l’homme en une fois ; elle lui fait payer le prix de ses faveurs, et il faudra chercher longtemps encore avant de découvrir le meilleur moyen de traiter les minerais d’argent. N’en est-on pas resté depuis plus de trois siècles à l’invention de Médina, le pauvre mineur mexicain, l’inventeur de l’amalgamation américaine, et cela malgré toutes les découvertes de la chimie? C’est que sur ce terrain la chimie et la métallurgie ont quelquefois le tort de confondre leurs méthodes, celles de la chimie, nées d’hier, délicates et seulement applicables au laboratoire, celles de la métallurgie, vieilles comme le monde, et qui demandent avant tout à être simples et peu coûteuses.

L’état de Nevada, auquel l’exploitation des mines d’argent a donné naissance et qu’elle continue à faire prospérer, renferme aujourd’hui environ 60,000 habitans de race blanche et 12,000 Indiens. En dehors des centres miniers et de la capitale, Carson-City, le pays est peu habité, car le sol n’y est guère fertile, et le climat est fort rigoureux, tandis qu’au-delà de la sierra on rencontre la Californie, où l’hiver même est d’une douceur exceptionnelle et le sol d’une étonnante fécondité. Malgré ces points de comparaison qui ne sont pas à son avantage, le Nevada, grâce à la productivité de ses mines, prend une place de plus en plus marquée au milieu des jeunes étoiles de l’Union. Et la cause de toute cette prospérité, que nous avons pris plaisir à rappeler, ce n’est pas seulement parce qu’en 1859 deux mineurs, qui lavaient des sables aurifères près du lac Washoe et de la rivière Carson, ont par hasard découvert le filon d’argent de Comstock ; c’est aussi parce que la législation coloniale américaine est toujours libérale, généreuse, simple, rapide, qu’on l’applique à la constitution d’un territoire, d’une ville ou d’une mine.

Nous connaissons en Algérie des filons métallifères dont la demande en concession est restée longtemps en instance, et que les bureaux ont fini par ne pas concéder, après avoir lassé les demandeurs par une foule de formalités vexatoires. Pourquoi cela, et que craignait-on ? Ce serait véritablement ici le cas d’opposer le dédale des articles sans nombre de notre loi des mines de 1810, édictée à une époque où la grande industrie n’était pas encore née, aux formalités aussi équitables qu’expéditives adoptées dans toutes les pos- sessions américaines. Nous ne voulons pas nous livrer à ce jeu, et faire honte à l’administration française de sa routine, de sa lenteur, de ses exigences ; mais d’une part nous avons la raison du prodigieux essor des établissemens les plus lointains des États-Unis et de leur prospérité jusqu’ici sans pareille, et de l’autre nous trouvons la cause de nos insuccès répétés quand nous avons voulu poursuivre les mêmes tentatives. Ah ! si certaines colonies françaises pouvaient être traitées de la même façon que les territoires du far-west américain !


L. SIMONIN.

  1. Un embranchement de voie ferrée unit maintenant Reno à Virginia-City.
  2. Voyez Ross-Browne, Mineral ressources of the United-States, Washington 1867.
  3. Le Courrier de San-Francisco indiquait les cours suivans à la date du 1er mars 1874 : Gould-and-Curry 22 dollars, Savage 94, Ophir 32, Hall-and-Norcross 63, Crown-Point 87, Chollar-Potosi 69, Yellow-Jacket 67, etc.
  4. On a eu le tort, dans quelques mines, d’établir des chaudières à l’intérieur. Comme les étais ou boisages y sont très abondans, il en est résulté, notamment en 1869 et 1870, des incendies terribles qui ont mis en péril la vie des hommes, la solidité et la durée des travaux.