Les Milliards d’Arsène Lupin/Chapitre X


Chapitre X

S. O. S.


L’événement fut soudain, réponse terrible à ce signal.

Des claquements coururent tout le long du plancher supérieur et, un à un, les fonds des caissons s’abattirent comme des couvercles de boîtes placées à l’envers.

De sorte qu’il y eut, au-dessus des têtes, quinze fois dix trous rectangulaires, béants comme des trappes ouvertes. Et par ces cent cinquante ouvertures descendirent et s’installèrent cent cinquante canons de fusils, dont le petit œil noir et mortel regardait la foule.

« En joue ! » commanda la voix métallique de Lupin qui, redressé, fier, menaçant et souriant, semblait avoir oublié sa blessure.

Il répéta à voix plus haute encore :

« En joue ! »

La minute était tragique. Les quarante, immobilisés par la peur, ne bougeaient pas plus que des condamnés à mort que menacent les carabines braquées d’un peloton d’exécution.

Lupin éclata d’un rire strident.

« Allons, camarades, du cran ! Ne vous troublez pas, sacrebleu ! Voyons : pour vous remettre, quelques exercices d’assouplissement me semblent indiqués, hein ! Commencez ! Garde à vous ! Mains aux hanches ! Tête droite ! Vous y êtes ? Flexions alternatives des jambes avec élévation des bras. La pointe des pieds en avant, s’il vous plaît. Un, deux, trois, quatre ! Eh bien ! Maffiano, nous dormons, mon garçon ! Attention là-haut, le sieur Maffiano, c’est ce type, genre souteneur, qui se cache au milieu d’un groupe de copains, contre le mur, à ma gauche. S’il n’obéit pas… »

Il y eut comme un mouvement parmi les fusils qui cherchaient le sieur Maffiano. Maffiano se crut mort s’il hésitait. Sans aucune vergogne, il obéit à l’ordre de Lupin. Il bomba le torse, renversa la tête, mit ses poings aux hanches et, gravement, tel un petit garçon consciencieux, exécuta de son mieux, les exercices commandés.

« Halte ! » ordonna Lupin.

L’obéissance fut immédiate et l’immobilité soudaine. À ce moment, un peloton de gardes mobiles descendus du premier étage apparurent derrière la grille. Béchoux, brigadier récent et très fier de l’être, les commandait.

Lupin apostropha le brigadier Béchoux :

« Dis donc, mon vieux, veux-tu bien prendre note que, selon mes conventions avec la préfecture, je te livre quarante gangsters de premier choix, tous des as, dessus du panier, ce qui se fait de mieux comme assassins, kidnappeurs, voleurs de joailliers, pilleurs de banques. À leur tête, le sieur Maffiano, chef de la Maffia, un sinistre personnage aux mains rouges de sang. »

Par la grille ouverte, les gangsters sortirent un à un.

« Et toi, Lupin ! lui jeta le brigadier d’un ton agressif, et en se rapprochant.

— Moi, rien à faire. Je suis tabou. Tu as reçu l’ordre du préfet, n’est-ce pas ?

— Oui. L’ordre de réunir cent cinquante-quatre agents et gardes pour coffrer ces messieurs du C. O. D. I., c’est-à-dire de la Maffia.

— Je n’en avais demandé que cent cinquante.

— Les quatre en plus te concernent, Lupin !

— Tu es maboul !

— Nullement. Ordre du préfet.

— Oh ! La préfecture me lâche donc ?

— Oui. On en a assez de toutes tes combines et de tous tes trucs. Tu nous coûtes plus cher que tu ne nous rapportes. »

Lupin éclata de rire.

« Tas de mufles ! Et faut-il que tu sois bête, toi, Béchoux ! Alors, une fois de plus, tu t’imagines que, l’arrestation de Lupin étant décrétée, ledit Lupin va vous tomber dans le bec comme une alouette toute rôtie ?

— Ordre de t’arrêter, et vivant, indiqua Béchoux, inquiet malgré lui du sang-froid de son adversaire, qu’il n’osait approcher de trop près. »

À nouveau, Lupin éclata de rire :

« Vivant ! On veut donc me montrer dans une cage, au Grand-Palais ?

— Tout juste.

— Enfant, va !

— Avec les gangsters, nous sommes deux cents.

— Quand vous seriez deux cent mille ! »

Béchoux voulut essayer du raisonnement :

« Oublies-tu que tu es blessé, sanglant, aux trois quarts moribond ?

— Aux trois quarts, tu l’as dit, Béchoux de mon cœur ! Mais c’est ce dernier quart qui est le meilleur. Avec un quart de vie, je vous règle votre compte à tous, mes agneaux ! »

Béchoux haussa les épaules.

« Tu dérailles, mon pauvre Lupin ! Tu n’as plus de forces…

— Et mes réserves, tu les comptes pour rien ? Ma garde impériale ? Celle qui ne se rend pas ? Tu sais, Cambronne !

— Fais-la donner, ta garde !

— Pauvre Béchoux, tu me le demandes ?

— Oui.

— Fais attention. Tu vas être écrabouillé.

— Vas-y.

— Non, commence ! Tirez les premiers, messieurs les Anglais. »

Béchoux était blême. Sûr de lui, il avait peur, cependant. Il hurla, s’adressant à ses hommes :

« Attention !… Face à Lupin ! En joue ! »

Les cent cinquante gardes firent face à Lupin et braquèrent sur lui leurs armes. Mais ils ne tirèrent pas. Fusiller cet homme blessé et isolé avait une apparence de lâcheté qui les fit hésiter.

Béchoux trépigna de colère.

« Feu ! Feu ! Tirez donc, nom de D… !

— Tirez donc ! approuva Lupin ! De quoi avez-vous peur ? »

Il était livide. Il trébuchait, affaibli par le sang qu’il perdait, mais indomptable.

Patricia le soutint. Elle était pâle mais résolue.

« Il est temps, murmura-t-elle.

— Peut-être même est-il trop tard, répondit-il. Mais enfin, si tu l’exiges ?

— Oui.

— En ce cas, avoue que tu m’aimes, chuchota-t-il.

— Je t’aime assez pour vouloir que tu vives.

— Tu sais que je ne peux pas vivre sans toi, sans ton amour… »

Elle le regarda en face et répondit gravement :

« Je le sais. Je veux que tu vives…

— C’est un engagement ?

— Oui.

— Alors, agis », souffla-t-il, défaillant.

À son tour, elle prit un sifflet. C’était le sifflet d’argent qu’il lui avait donné jadis, et qu’elle sortit de son sac à main. Elle le mit à sa bouche et en tira un son aigu et prolongé qu’elle interrompait de temps à autre, et qui recommençait pour jaillir, en ondes perçantes, impératives, désespérées, qui se propageaient par les couloirs, et jusque dans les caves et les jardins.

Puis, ce fut le silence !… Un long silence pathétique, énigmatique, effrayant ! Qu’allait-il se produire, cette fois ? Quel secours providentiel avaient-ils préparé ? Quelle intervention immédiate, foudroyante, péremptoire ?

Et voici : tout là-bas, du fond des bâtiments arrivèrent des clameurs épouvantées, de plus en plus perceptibles, de plus en plus proches.

« Fermez les grilles ! hurla Béchoux.

— Fermez les grilles, approuva Lupin, calmement. Fermez les grilles et priez Dieu pour le repos de vos âmes, tas de chenapans ! »

Il s’était agenouillé. Il ne pouvait plus se soutenir. Il luttait de toute son énergie indomptable contre l’évanouissement.

Patricia se pencha, l’entoura de ses bras… Et elle ne cessait de lancer le signal obsédant, l’appel impératif.

Lupin, dans un sursaut de volonté, domina sa faiblesse. Il ricana :

« Béchoux, tu me fais pitié. Fais donc venir l’armée… Toute l’armée… avec les tanks et les canons…

— Et toi ? Tu en as, une armée ?

— Moi !… J’appelle les poilus de la grande guerre. Debout les morts ! Debout toutes les puissances de la terre et de l’enfer ! »

Lupin semblait délirer. Patricia brusquement cessa de faire retentir son sifflet. Il n’en était plus besoin. Les clameurs d’épouvante gagnaient la salle comme des vagues déchaînées.

Le secours survint dans un galop furieux, secours étrange, formidable, imprévu pour les assaillants, soudain pris de anique.

« Saïda ! Saïda ! appela la jeune femme avec un élan de joie éperdue. Saïda ! Viens, Saïda ! »

Bondissante, la tigresse arrivait. Ahuris, les policiers, pris de panique, s’enfuirent, mais, devant l’obstacle de la grille, la bête eut une hésitation.

Les plaques de fer, formant volets, montaient aux trois quarts de la grille, offrant ainsi cependant une première étape, un relais en cas de besoin… Du reste, même sans cet appui, la grille ne pouvait-elle être franchie ? Un espace suffisant existait entre ses pointes et le plafond.

La tigresse dut comprendre que l’obstacle était franchissable, car, tout à coup, elle prit son élan, s’éleva comme un oiseau, rasa, sans s’y accrocher, la pointe extrême des lances aiguës et retomba souplement devant Patricia et Lupin.

Cependant, Béchoux avait rallié ses hommes, les ramenait à la grille.

« Tirez donc, nom de D… ! hurla-t-il.

— Tirez vous-même, riposta la voix d’un garde mobile.

— Il a raison, ton acolyte, dit Arsène Lupin, tire le premier, Béchoux ! Mais je t’avertis que Saïda sait fort bien qui tire et qui la blesse, et que si tu as le culot de tendre le bras et de la viser, tu peux te considérer comme boulotté, mon vieux. Saïda est anthropophage, Béchouphage ! »

Ainsi défié, Béchoux, héroïque, tira. La tigresse, légèrement touchée, bondit sur place et rugit, folle de rage. Les agresseurs hésitèrent. Que trois ou quatre d’entre eux soutinssent leur chef, reprissent leur sang-froid et fissent feu d’une manière méthodique, posée, normale, et Saïda succombait. Mais la peur que leur inspirait la venue de cet ennemi imprévu, étrange, redoutable, sa collaboration qui leur paraissait en quelque sorte surnaturelle avec l’extraordinaire Lupin, cette force inouïe et nouvelle mise à la disposition de ce personnage, qui semblait à beaucoup d’entre eux surhumain, ne permettait pas qu’ils retrouvassent leur calme. La présence d’une bête fauve était en dehors des choses naturelles, des règlements connus, de la technique policière courante… Ils n’étaient en rien préparés à une telle lutte… Béchoux lui-même s’affolait… De vagues terreurs superstitieuses l’assaillirent… L’alliance d’un tigre et d’un homme… Qui avait jamais vu cela à la préfecture ?…

Béchoux prit la fuite. Et, derrière lui, la troupe désordonnée des gardes mobiles, parmi lesquels couraient les quarante gangsters, que personne ne songeait plus à garder prisonniers. Maffiano, qui avait déjà eu maille à partir avec la tigresse, était des plus empressés à prendre le large. Le pseudo-muscadin suivait de près.

« Cent cinquante policiers, quarante gangsters, autant de fusils et de brownings, tout ça f… le camp devant Arsène Lupin, sa bien-aimée et un gros chat sauvage. En voilà des héros à la manque, malheur ! Quel monde ! Quelle police ! » railla faiblement Lupin, triomphant mais près de perdre connaissance.

Cependant, satisfaite, son devoir accompli, la bataille gagnée, Saïda se coucha aux pieds de sa maîtresse, qui lui caressa le front. Puis, abaissant les paupières, pointant les oreilles vers les bruits lointains qui lui parvenaient encore, la tigresse ronronna.

Mais, au bout d’une minute, elle se dressa sur ses pattes et gronda. Patricia, qui donnait des soins à Lupin, et Lupin, qui reprenait ses sens, s’alarmèrent. Oui, la première bataille était gagnée… Mais…

Des pas furtifs s’entendirent. Des ombres qui se dissimulaient de leur mieux filaient à l’extérieur le long des murs, s’approchaient de la grille.

Furieux de leur échec, attirés par l’appât tout-puissant des millions à prendre, les gangsters étaient revenus par les couloirs secrets, et des bras armés se tendaient à travers les barreaux de la grille.

« En joue, feu ! En joue, feu ! En joue, feu ! » chanta Lupin sur l’air des lampions.

Saïda rampa vers la grille, montrant ses crocs, en grondant et se ramassant pour bondir.

La même panique saisit ces ultimes agresseurs. Ils prirent la fuite à nouveau.

« Vite, dit Lupin, un retour offensif est possible encore. Défilons-nous ! Patricia, ramasse les clefs des coffres et tous les documents utiles. Cette nuit, on déménagera l’argent et tout sera expédié en province. La banque Angelmann n’est pas sûre, décidément. Maintenant, dépêchons ! L’auto qui t’a amenée avec Saïda est toujours dans la cour, n’est-ce pas ?

— Oui, sous la garde d’Étienne… À moins qu’il n’ait été arrêté…

— Pourquoi ? Personne ne sait qu’il est à mon service et que l’auto m’appartient. Et puis Béchoux était trop occupé de moi et des quarante gangsters pour penser à autre chose en arrivant… Et quand il s’est esbigné avec ses flics, il n’a dû songer qu’à se mettre hors de portée de Saïda. Allons, dépêchons !

— Mais, pourrez-vous marcher jusqu’à la cour ? demanda Patricia avec une sollicitude alarmée.

— Il le faut bien ! »

Il se dressa, mais faillit retomber.

« Allons, dit-il en riant, ça ne va pas fameusement. Il me faut un cordial et un pansement. Allons les chercher. Saïda me portera bien jusqu’à la cour, comme elle a porté Rodolphe aux Corneilles. »

Et, en effet, comme l’avait fait le petit garçon, Lupin s’assit à califourchon sur le félin, et la puissante bête, sans même paraître s’apercevoir de ce fardeau, par les couloirs gagna la cour de la banque. La plus grande des autos de Lupin, une voiture large et profonde, attendait sous la garde du chef d’escouade Étienne. La peur salutaire de la tigresse avait éloigné tout ennemi et même tout curieux. C’est sans voir personne, sinon sans être vus par personne, que Patricia et Lupin s’installèrent sur les banquettes de la voiture, pendant que la tigresse s’accroupissait devant eux et qu’Étienne s’asseyait au volant.

« Les flics sont partis ? lui demanda Lupin.

— Oui, patron, en emmenant les gangsters menottes aux mains. Ils les ont cueillis à la sortie.

— Comme fiche de consolation, railla Lupin. Bah ! désiraient-ils vraiment tant que ça me prendre ? Un peu de battage pour l’opinion publique. Lupin pris serait bien gênant. Allons, Étienne, gaze ! À Maison-Rouge, et en vitesse ! »

La voiture démarra, sortit sans encombre de la cour de la banque et, sans obstacle, fit le trajet jusqu’à Maison-Rouge.

En arrivant au domaine et pendant que Patricia montait rejoindre son fils, Lupin, dès le vestibule, cria à pleins poumons et d’une voix triomphante :

« Victoire ! Victoire ! »

La vieille nourrice dégringola l’escalier et apparut tout émue.

« Me voilà ! Qu’est-ce que tu veux, mon petit ?

— Je ne t’ai pas appelée.

— Tu as crié : Victoire » !

— Tu veux dire que j’ai chanté victoire. Ma pauvre vieille, ce que tu es embêtante avec ton nom !

— Appelle-moi autrement.

— C’est ça : je préciserai le haut fait ! Veux-tu ? Les Thermopyles ? Tolbiac ?

— Tu ne pourrais pas me choisir un nom chrétien ?

— Un nom d’héroïne victorieuse ? Tiens, Jeanne d’Arc ? Ça t’irait comme un gant. Bon, voilà que tu fais la tête ? Tu as tort, je n’ai pas voulu t’outrager. Mais, rassure-toi, je te trouverai autre chose sans le chercher. D’abord, écoute mes prouesses. »

Il raconta l’exploit, en riant comme un collégien.

« Est-ce rigolo, hein, ma vieille ? Il y a des années que je ne m’étais autant amusé. Et puis quelles perspectives pour mes luttes futures avec la police ! Je vais apprivoiser un éléphant, un crocodile, et un serpent à sonnettes. On me fichera peut-être la paix alors. Et quelle économie quand je renouvellerai mes alliés ! J’aurai des provisions d’ivoire, de la peau de crocodile pour mes chaussures, et des sonnettes pour mes portes. Maintenant, donne-moi quelque chose à manger et mets-moi un pansement !

— Tu es blessé ? demanda Victoire, pleine d’alarme.

— Ce n’est rien. Une égratignure. J’ai perdu un peu de sang, mais, pour Lupin, ce n’est rien et ça évite les congestions possibles. Allons, presto, il va falloir que je reparte dare-dare !

— Mais où veux-tu aller maintenant ?

— Chercher mes sous ! »

Après un pansement rapide de sa blessure qui était sans gravité, et un léger repas, plus rapide encore, Arsène Lupin se reposa une heure et, frais et dispos, commanda qu’on sortît du garage son auto no 2, ainsi que la no 3. Accompagné de Patricia, il monta dans la première, et quatre de ses hommes, choisis parmi les plus robustes et les plus déterminés, prirent place dans la seconde.

« Nous retournons chez ce vieil Angelmann, expliqua Lupin à Patricia, et on aura des petites choses à rapporter. »

Quand en moins d’une heure les autos atteignirent la banque, Lupin, accompagné de Patricia et suivi de ses hommes, retourna à la grande pièce du rez-de-chaussée et cette fois gagna la salle des coffres-forts.

Il avait les clefs. Il ouvrit le premier des coffres après avoir manœuvré les lettres de la serrure.

Vide !

Une deuxième tentative… une troisième… une quatrième… Vides ! Les coffres étaient vides ! Les richesses s’étaient évanouies.

Lupin ne manifesta pas d’émotion. Il eut un gloussement gouailleur.

« Les coffres ? vides… Mes économies ? boulottées… Mon fric ? envolé… »

Patricia, qui l’observait, lui demanda :

« Avez-vous une idée ?

— Plus qu’une idée.

— Quoi donc ?

— Je ne sais pas encore. Mais rien ne m’est plus agréable que de chercher au fond de moi, tandis que je parle, sans avoir l’air de penser à rien. »

Il appela un des gardiens de la banque ; l’homme, se rendant compte que la terrible tigresse n’était plus là, s’approcha.

« Faites venir M. Angelmann », ordonna Lupin.

Puis il retomba en méditation.

Angelmann, qu’on avait été chercher dans ses appartements, où il s’était confiné pendant la bagarre, apparut après quelques minutes.

Il tendit la main à Lupin.

« Mon cher Horace Velmont, très heureux de vous voir. Comment allez-vous ? »

Lupin ne prit pas la main tendue.

« Je vais comme un homme qui a été volé, dit-il. C’est toi qui m’as barboté mon argent. Tous les coffres sont vides. »

Angelmann sursauta :

« Vides ! Les coffres vides ! C’est impossible ! Ah !… Il tomba sur un siège, blême, haletant, presque en syncope.

« C’est le cœur ! gémit-il. J’ai une maladie de cœur. Cela me jouera un mauvais tour. Pourquoi m’annonces-tu les choses sans plus de précautions ?

— Je te dis ce qui est. Et si ce n’est pas toi qui m’as pris mon fric, qui est-ce ?

— Je n’ai pas le moindre soupçon.

— Impossible. J’exige la vérité immédiate. Qui t’a donné le chiffre qui correspond aux cinq boutons des serrures des coffres ? Ne mens pas. Qui ? »

Il fixait Angelmann d’un regard implacable.

Angelmann céda :

« C’est Maffiano.

— Où est l’argent ?

— Je ne sais pas, affirma le banquier. Mais où vas-tu, Velmont ?

— Résoudre ce passionnant problème. »

Sans hâte, Lupin sortit de la salle des coffres et, traversant l’autre salle, s’en alla, en frappant des pieds, vers le somptueux escalier de marbre.

Angelmann s’élança à sa suite.

« Velmont ! Non, Velmont ! Je t’en prie, n’y va pas. Non, Vel… »

La voix d’Angelmann s’étrangla dans sa gorge et le banquier, pris d’une nouvelle syncope, s’affaissa sur la première marche de l’escalier.

Patricia, aidée du gardien et des hommes de Lupin, le releva ; on le transporta dans la salle du rez-de-chaussée et on l’assit sur un fauteuil.

Bientôt, il reprit ses sens et bégaya :

« Le misérable… je devine son plan… Mais ma femme ne parlera pas. Je la connais. Elle ne dira pas un mot. Ah ! le fourbe ! Il se croit tout permis. Voilà ce que c’est que de travailler avec des chenapans comme lui. »

Patricia, qui tout d’abord ne comprit pas, pâlit soudain.

« Rejoignez-le ! » dit-elle d’une voix brève.

Le banquier gémit :

« Impossible ! Une émotion trop forte, et j’y passerais ! Le cœur, n’est-ce pas… »

Il tomba dans un morne silence. Patricia, à l’autre bout de la salle, alla s’asseoir sur un siège et y demeura immobile.

Dix minutes s’écoulèrent… Un quart d’heure…

Angelmann pleurnichait, désespéré, bégayait des mots sans suite, parlant de sa femme, de sa vertu, de son courage, de sa discrétion, de la confiance sans bornes qu’il avait en elle. Tout cela était peut-être vrai… mais peut-être aussi n’était-ce pas vrai.

Enfin, on entendit des pas, puis un léger sifflotement joyeux, vainqueur, et Lupin reparut.

« Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! s’écria Angelmann, en lui montrant le poing. Ce n’est pas vrai ! tu n’as pas fait ça !

— Ce qui est vrai, dit Lupin, avec sérénité, c’est ton cambriolage. Voilà deux jours que tu le prépares. Tu t’es arrangé avec les directeurs d’un grand cirque ambulant et tu as loué leurs dix-huit camions. Le déménagement a eu lieu la nuit dernière. Depuis quatre heures, mon fric roule vers ton château du Tarn, qui est bâti au-dessus des gorges, sur un roc presque inaccessible. Si mon fric est là-bas, il est fichu pour moi. Je ne le reverrai jamais.

— Des inventions, des blagues, du roman-feuilleton, protesta le banquier.

— La personne qui m’a donné ces renseignements est digne de foi, affirma Lupin d’un ton convaincu.

— Et tu prétends que cette personne c’est Marie-Thérèse, ma femme ? Tu mens ! Pourquoi t’aurait-elle raconté ?… »

Arsène Lupin ne répondit pas. Un petit sourire avantageux et cruel se jouait sur ses lèvres.

Angelmann s’effondra de nouveau.

Cependant, Patricia, qui avait de loin écouté sans mot dire, se rapprocha, prit Lupin à part et lui dit d’une voix brève et tremblante :

« Si c’est vrai, je ne vous pardonnerai jamais…

— Mais si, mais si, dit-il doucement, en posant sa main sur la sienne. Mais elle la retira vivement. Des larmes brillèrent dans ses yeux.

— Non. Vous m’avez encore trahie !

— Patricia, la trahison, c’est vous qui l’avez commise ! Maffiano était incapable de deviner le chiffre des serrures. Une seule personne au monde le pouvait, vous, Patricia, qui connaissiez l’importance qu’avait prise dans l’aventure, et forcément dans mon esprit, le nom de Paule, premier mot de Paule Sinner. Pourquoi avoir confié mon secret à Maffiano ? »

Elle rougit, mais sans hésiter répondit franchement :

« Cela se passait rue de La Baume, pendant qu’il me tenait prisonnière, enfermée dans la chambre au-dessus de la terrasse. J’avais peur pour Rodolphe, peur surtout pour moi… Maffiano, pour consentir à m’accorder un jour de plus avant l’affreux dénouement, exigeait de connaître le mot composé de cinq lettres qui ouvrirait les coffres, car il savait que cinq boutons commandent leurs serrures. Je lui ai dit d’essayer « Paule ». Il l’a fait et a réussi. Mais ce jour de répit, ainsi gagné, m’a permis de vous envoyer Rodolphe et d’être sauvée par vous et par lui. Ensuite, une lettre me menaçant du meurtre de Rodolphe m’a contrainte de révéler d’autres secrets… Je tremblais pour lui, je tremblais pour vous. L’heure d’agir efficacement n’était pas venue… Que pouvais-je faire ? » acheva-t-elle avec angoisse.

De nouveau, Lupin lui prit la main.

« Tu as bien fait, Patricia, et je te demande pardon. Me pardonnes-tu, toi ?

— Non ! Vous m’avez trahie. Je ne veux plus vous revoir. Je pars pour l’Amérique la semaine prochaine.

— Quel jour ? demanda-t-il.

— Le samedi, ma place est retenue sur le Bonaparte. »

Il sourit.

« La mienne aussi. C’est aujourd’hui vendredi. Nous avons huit jours. Je cours après les camions avec mes quatre hommes. Je les rattrape. Je les ramène à Paris, puis en Normandie, où j’ai des cachettes sûres. Et vendredi soir, je suis au Havre. Nous naviguerons de conserve, dans des cabines jumelées. »

Elle fut sans force pour protester. Il lui baisa la main, et la quitta.

Angelmann, qui titubait d’émotion, le rejoignit avant qu’il n’eût atteint la porte.

« Alors, c’est pour moi la ruine, balbutia l’infortuné banquier. Qu’est-ce que je vais devenir, à mon âge ?

— Bah, tu as de l’argent garé…

— Non ! Je le jure !

— La dot de ta femme ?

— Je l’ai envoyée avec le reste.

— Dans quel camion est-elle ?

— Camion numéro 14.

— Le camion no 14 sera ramené ici demain et remis directement à Mme Angelmann, avec mon cadeau personnel… et n’aie pas peur, je sais faire les choses en gentilhomme.

— Tu es mon ami, Horace ! Je n’ai jamais douté de toi ! dit Angelmann en lui pressant les mains avec reconnaissance.

— J’avoue que je ne suis pas un mauvais bougre, dit Lupin d’un air faussement modeste. Mes hommages respectueux à Mme Angelmann, n’est-ce pas… Ah ! dis donc, en fait de cadeau… Donne-moi un conseil… Crois-tu que ça la froisserait, si je lui adressais également le camion numéro 15 ? »

Angelmann devint radieux.

« Mais pas du tout, au contraire ! cher ami ! Au contraire ! Elle serait très touchée…

— Alors, c’est entendu ! Adieu, Angelmann. Je te reverrai de temps à autre… quand je serai de passage ici…

— Comment donc ! Ton couvert est mis, et ma femme sera trop heureuse…

— Je n’en doute pas.

Patricia retourna à Maison-Rouge auprès de Rodolphe. Arsène Lupin, sans se soucier de sa blessure et de sa fatigue, partit avec ses quatre hommes à la poursuite des camions.

Ce n’est qu’après deux jours d’activité incessante qu’il put, tout étant rentré dans l’ordre, prendre à son tour le chemin de Maison-Rouge. Un autre fût mort d’épuisement, mais Lupin semblait de fer.

Dès son arrivée, pourtant, il gagna sa chambre et se mit au lit. Victoire vint le border comme un enfant.

« Bon travail. Tout est arrangé, lui dit-il. Et maintenant, je dors. Je dors pour vingt-quatre heures !…

— Tu n’as pas froid, mon petit ? s’inquiéta Victoire. Tu n’as pas la fièvre ? »

Il s’étira voluptueusement dans ses draps.

— Dieu, que tu es bavarde ! Laisse-moi donc dormir, héroïne victorieuse.

— Tu n’as pas froid, mon petit, tu es sûr ? répéta-t-elle.

— Je grelotte, souffla-t-il enfin, terrassé par la fatigue.

— Alors, tu veux un grog chaud ? Un cruchon ?

— Un cruchon ? Samothrace, mais c’est un rêve ! Tiens, toi qui voulais un nom de victoire pour compléter ton patronyme, est-ce assez joli, Samothrace ! Quelle allure ça prend ! Fais-moi un grog, fais-moi un cruchon, Samothrace !… »

Mais quand la vieille nourrice rapporta le grog et le cruchon, Arsène Lupin avait tout oublié dans un profond sommeil.

« Il dort comme un enfant », dit Victoire extasiée.

Et elle but le grog.