Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 35

CHAPITRE XXXV

La défaite du roi de Mien


Dans cette province de Lardandan se livra naguère une grande bataille. Ce fut en l’an 1272 du Christ, le grand Khan n’avait pas encore établi un de ses fils pour régner sur ces contrées, mais il avait envoyé une armée pour les défendre contre toute invasion. Le roi de Mien[1] et de Bengale régnait sur un territoire vaste, riche et peuplé. Il n’était pas alors soumis au grand Khan mais peu de temps devait s’écouler avant qu’il subît, lui aussi, la conquête. Quand il sut que l’armée tartare occupait le royaume de Lardandan, il forma le projet de la détruire pour que jamais le grand Khan ne s’avisât d’envoyer d’armée dans ces régions.

Il fit de grands préparatifs, rassembla deux mille éléphants et fit placer sur chacun d’eux une tour en bois qui contenait de douze à seize hommes armés. Il réunit aussi 60 000 cavaliers et fantassins. De tels préparatifs montraient bien qu’il était un puissant souverain et son armée était capable d’accomplir de grands exploits.

Sitôt prêt, il se mit en chemin pour attaquer les Tartares. Arrivé à trois journées de marche de leur armée, qui se trouvait dans la ville de Vulcian, capitale du royaume de Lardandan, il fit halte pour laisser reposer ses soldats.

Quand le général tartare qui s’appelait Nescraindin apprît que le roi de Mien marchait contre lui avec une si nombreuse armée, il fut inquiet car il n’avait que douze mille cavaliers. Mais c’était un preux et un sage, il avait l’expérience de la guerre et était excellent capitaine. Rassemblant les siens, il les harangua et les exhorta à se défendre vigoureusement, en soldats éprouvés qu’ils étaient. Puis, avec ses douze mille cavaliers, il marcha droit à l’ennemi. Il s’arrêta dans la plaine de Vulcian et y attendît la bataille. Il avait habilement choisi le lieu parce qu’il y avait à proximité une forêt épaisse.

Le roi de Mien, avec son armée reposée, arriva dans la plaine qu’occupaient les Tartares. Quand il fut à un mille de l’ennemi, il fit apprêter ses éléphants et les hommes prirent place dans les tours en bois. Puis, ayant disposé en bon ordre cavaliers et fantassins, il mit ses troupes en mouvement pour engager la bataille. Les Tartares, sans s’étonner, s’avancèrent en belle attitude. Les deux armées se touchaient presque et le combat allait commencer. Tout à coup, les chevaux tartares effrayés a la vue des éléphants tournèrent bride. Leurs cavaliers ne savaient que faire, car ils voyaient bien que, s’ils ne pouvaient faire avancer leurs montures, ils allaient perdre la bataille. Mais leur général avait tout prévu. Il ordonna à ses hommes de mettre pied à terre, d’attacher leurs chevaux aux arbres de la forêt, et de se servir de leurs arcs, arme qu’ils savent mieux manier qu’aucun autre peuple. Ils obéirent et, criblant de flèches les éléphants qui avançaient, ils en tuèrent ou en blessèrent un grand nombre, ainsi que beaucoup des soldats qui se trouvaient dans les tours de bois. Ceux-ci tiraient bien aussi sur les Tartares, mais ils étaient moins adroits et leurs arcs étaient moins bons.

La douleur affola les éléphants, sur qui les flèches pleuvaient sans répit. Ils tournèrent le dos et prirent la fuite : pour rien au monde, on ne les aurait fait avancer contre les Tartares. Ils fuyaient avec tant de bruit et de confusion qu’il semblait que le monde allait s’écrouler. Ils entrèrent dans la forêt, courant ça et là, rompant les traits, brisant les tours, détruisant tout.

Alors les Tartares remontèrent à cheval et abordèrent l’ennemi. Un combat très dur commença. Les adversaires s’attaquaient avec acharnement et échangeaient de grands coups d’épée et de massue. Les soldats du roi étaient plus nombreux, mais moins braves et moins entraînés ; sans cela, les Tartares, qui n’étaient qu’une poignée d’hommes, n’auraient pu soutenir le choc. Là périrent en grand nombre cavaliers, chevaux et fantassins ; on tranchait bras, mains, cuisses et têtes : la cohue était si épaisse que beaucoup tombaient à terre et ne pouvaient se relever. Si forts étaient les cris et le tumulte qu’on n’eût pas entendu Dieu tonner. La mêlée était très cruelle et très sanglante de part et d’autre, mais les Tartares avaient le dessus. Quand le combat eut duré jusqu’à midi, le roi et les siens plièrent et prirent la fuite. Les Tartares s’élancèrent derrière eux, en faisant un tel massacre que c’était pitié de les voir. Après les avoir poursuivis quelque temps, ils s’arrêtèrent et retournèrent à la forêt pour capturer les éléphants qui s’y étaient réfugiés. Ils abattirent de grands arbres qu’ils plaçaient sur leur passage pour les arrêter. Mais ils n’y seraient pas parvenus sans l’aide des prisonniers qui étaient habitués aux éléphants et qui se faisaient écouter par eux, car ce sont les plus intelligents des animaux. Ils en prirent ainsi deux cents et c’est depuis cette bataille que le grand Khan a eu des éléphants en quantité.

  1. Annam.