Les Mathématiques et la Logique (Henri Poincaré)/3


LES MATHÉMATIQUES ET LA LOGIQUE


I. — La Définition du Nombre.

Depuis mon dernier travail sur les rapports des Mathématiques et de la Logique plusieurs articles ont été publiés sur cette question. Nous avons d’abord les articles de M. Pieri et de M. Couturat dans le numéro de mars de la Revue de Métaphysique, et qui ont directement pour but de répondre à mes critiques.

Il y a ensuite un important écrit de M. Russell « On some Difficulties in the Theory of Transfinite Numbers and Order Types » dans les Proceedings of the London Mathematical Society, 7 mars 1906. Enfin j’ai reçu une lettre de M. Zermelo.

Je voudrais répondre aux objections de MM. Couturat et Pieri et examiner si les nouvelles études de M. Russell ne vont pas nous amener à changer la position de la question. Je m’occuperai d’abord de l’article de M. Couturat, mais on m’excusera de ne pas m’arrêter longtemps sur la première partie de cet article et en particulier sur ce qui concerne les définitions des nombres entiers. J’ai en effet trop de choses à dire au sujet du point essentiel du débat pour m’attarder à des questions qui me semblent moins importantes.

Je persiste à penser que M. Couturat définit le clair par l’obscur et qu’on ne peut poser et sans penser deux ; mais il y a peut-être des lecteurs qui veulent bien suivre cette discussion avec intérêt et je ne veux pas leur infliger le fastidieux spectacle d’une interminable guerre de guérillas. J’accorderai donc à M. Couturat sans discussion :

1o Que toujours faux, ce n’est pas la même chose que jamais vrai.

2o Qu’avant les travaux de M. Burali-Forti, il était permis de douter que un fût un nombre, du moins ordinal.

3o Que l’idée d’unité n’implique pas le nombre un.

Et je passerai tout de suite aux deux questions les plus importantes à mon sens ; les règles de la Logistique ont-elles fait leurs preuves de fécondité et d’infaillibilité ? Est-il vrai qu’elles permettent de démontrer le principe d’induction complète sans aucun appel à l’intuition ?

II. — L’Infaillibilité de la Logistique.

En ce qui concerne la fécondité, il semble que M. Couturat se fasse de naïves illusions. La Logistique, d’après lui, prête à l’invention «des échasses et des ailes » et à la page suivante : « Il y a dix ans que M. Peano a publié la première édition de son Formulaire. »

Comment, voilà dix ans que vous avez des ailes, et vous n’avez pas encore volé !

J’ai la plus grande estime pour M. Peano, qui a fait de très jolies choses (par exemple sa courbe qui remplit toute une aire) ; mais enfin il n’est allé ni plus loin, ni plus haut, ni plus vite que la plupart des mathématiciens aptères, et il aurait pu faire tout aussi bien avec ses jambes.

Je ne vois au contraire dans la logistique que des entraves pour l’inventeur ; elle ne nous fait pas gagner en concision, loin de là, et s’il faut 27 équations pour établir que 1 est un nombre, combien en faudra-t-il pour démontrer un vrai théorème. Si nous distinguons, avec M. Whitehead, l’individu , la classe dont le seul membre est et qui s’appellera , puis la classe dont le seul membre est la classe dont le seul membre est et qui s’appellera , croit-on que ces distinctions, si utiles qu’elles soient, vont beaucoup alléger notre allure ?

La Logistique nous force à dire tout ce qu’on sous-entend d’ordinaire ; elle nous force à avancer pas à pas ; c’est peut-être plus sûr, mais ce n’est pas plus rapide.

Ce ne sont pas des ailes que vous nous donnez, ce sont des lisières. Et alors nous avons le droit d’exiger que ces lisières nous empêchent de tomber. Ce sera leur seule excuse. Quand une valeur ne rapporte pas de gros intérêts, il faut au moins que ce soit un placement de père de famille.

Doit-on suivre vos règles aveuglément ? Oui, sans quoi ce serai l’intuition seule qui nous permettrait de discerner entre elles ; mais alors il faut qu’elles soient infaillibles ; ce n’est que dans une autorité infaillible qu’on peut avoir une confiance aveugle. C’est donc une nécessité pour vous. Vous serez infaillibles ou vous ne serez pas.

Vous n’avez pas le droit de nous dire : « Nous nous trompons, c’est vrai, mais vous vous trompez aussi ». Nous tromper, pour nous, c’est un malheur, un très grand malheur, pour vous c’est la mort.

Ne dites pas non plus : est-ce que l’infaillibilité de l’arithmétique empêche les erreurs d’addition ; les règles du calcul sont infaillibles, et pourtant on voit se tromper ceux qui n’appliquent pas ces règles ; mais en revisant leur calcul, on verra tout de suite à quel moment ils s’en sont écartés. Ici ce n’est pas cela du tout ; les logisticiens ont appliqué leurs règles, et ils sont tombés dans la contradiction ; et cela est si vrai qu’ils s’apprêtent à changer ces règles et à « sacrifier la notion de classe ». Pourquoi les changer si elles étaient infaillibles ?

« Nous ne sommes pas obligés, dites-vous, de résoudre hic et nunc tous les problèmes possibles. » Oh, nous ne vous en demandons pas tant : si en face d’un problème, vous ne donniez aucune solution, nous n’aurions rien à dire ; mais au contraire vous nous en donnez deux et qui sont contradictoires et dont par conséquent une au moins est fausse, et c’est cela qui est une faillite.

M. Russell cherche à concilier ces contradictions, ce qu’on ne peut faire, d’après lui « qu’en restreignant ou même en sacrifiant la notion de classe. » Et M. Couturat, escomptant le succès de cette tentative, ajoute : « Si les logisticiens réussissent là où les autres ont échoué, M. Poincaré voudra bien se rappeler cette phrase, et faire honneur de la solution à la Logistique. »

Mais non : La Logistique existe, elle a son code qui a déjà eu quatre éditions ; ou plutôt c’est ce code qui est la Logistique elle-même. M. Russell s’apprête-t-il à montrer que l’un au moins des deux raisonnements contradictoires a transgressée ce code ? Pas le moins du monde, il s’apprête à changer ces lois, et à en abroger un certain nombre. S’il réussit, j’en ferai honneur à l’intuition de M. Russell et non à la Logistique péanienne qu’il aura détruite.

III. — La Liberté de la Contradiction.

J’avais opposé dans l’article cité deux objections principales à la définition du nombre entier adoptée par les logisticiens. La première de ces objections a été discutée par M. Couturat aux pages 231 à 241 et par M. Pieri aux pages 194 à 203. Nous allons comparer et examiner les manières de voir de MM. Couturat et Pieri.

Que signifie en mathématiques le mot exister ; il signifie, avais-je dit, être exempt de contradiction. C’est ce que M. Couturat conteste ; « L’existence logique, dit-il, est tout autre chose que l’absence de contradiction. Elle consiste dans le fait qu’une classe n’est pas vide ; dire : Il existe des , c’est, par définition, affirmer que la classe n’est pas nulle ». Et sans doute, affirmer que la classe n’est pas nulle, c’est par définition, affirmer qu’il existe des . Mais l’une des deux affirmations est aussi dénuée de sens que l’autre, si elles ne signifient pas toutes deux, ou bien qu’on peut voir ou toucher des , ce qui est le sens que leur donnent les physiciens ou les naturalistes, ou bien qu’on peut concevoir un sans être entraîné à des contradictions, ce qui est le sens que leur donnent les logiciens et les mathématiciens.

Pour M. Couturat ce n’est pas la non-contradiction qui prouve l’existence, c’est l’existence qui prouve la non-contradiction. Pour établir l’existence d’une classe, il faut donc établir, par un exemple, qu’il y a un individu appartenant à cette classe : « Mais, dira-t-on, comment démontre-t-on l’existence de cet individu ? Ne faut-il pas que cette existence soit établie, pour qu’on puisse en déduire l’existence de la classe dont il fait partie ? — Eh bien, non ; si paradoxale que paraisse cette assertion, on ne démontre jamais l’existence d’un individu. Les individus, par cela seul qu’ils sont des individus, sont toujours considérés comme existants. On n’a jamais à exprimer qu’un individu existe, absolument parlant, mais seulement qu’il existe dans une classe. » M. Couturat trouve sa propre assertion paradoxale, il ne sera certainement pas le seul. Elle doit pourtant avoir un sens ; il veut dire sans doute que l’existence d’un individu, seul au monde, et dont on n’affirme rien, ne peut entraîner de contradiction ; tant qu’il sera tout seul, il est évident qu’il ne pourra gêner personne. Eh bien soit, nous admettrons l’existence de l’individu, « absolument parlant », mais de celle-là nous n’avons que faire : il vous restera à démontrer l’existence de l’individu « dans une classe » et pour cela il vous faudra toujours prouver que l’affirmation : tel individu appartient à telle classe, n’est contradictoire ni en elle-même, ni avec les autres postulats adoptés.

M. Pieri n’est pas tombé dans la même erreur. Il veut aussi qu’on cherche à démontrer l’existence par l’exemple ; mais il se rend mieux compte des conditions d’une pareille ; démonstration : « Si , , sont des propositions appartenant à un même système déductif , on pourra dire qu’on a démontré leur compatibilité, si dans quelque domaine , on peut trouver une interprétation des idées primitives de , qui manifestent toutes les propriétés énoncées par les propositions , , pourvu qu’un tel domaine ne comprenne aucune de ses propositions parmi ses prémisses et que la consistance de ses principes soit déjà établie ou accordée a priori. » C’est parfaitement correct, et je n’aurais rien à y changer ; plus loin M. Pieri est plus net encore : « Cette seconde condition entraîne l’impossibilité d’établir déductivement (au moyen du critère indiqué) la consistance des prémisses logiques nécessaires au discours. » « Il ne sera jamais possible de prouver déductivement la vérité ou la consistance de tout le système des prémisses logiques. »

Ainsi la compatibilité des postulats fondamentaux de la Logique est elle-même un postulat qu’il faut admettre et qu’il est impossible de démontrer déductivement. Nous ne pouvons donc affirmer cette compatibilité que par un jugement synthétique a priori. Mais revenons à M. Couturat :

« C’est donc émettre une exigence arbitraire et abusive que de prétendre qu’une définition n’est valable que si l’on prouve d’abord qu’elle n’est pas contradictoire.» On ne saurait revendiquer en termes plus énergiques et plus fiers la liberté de la contradiction. « En tout cas, l’onus probandi incombe à ceux qui croient que ces principes sont contradictoires. » Des postulats sont présumés compatibles jusqu’à preuve du contraire, de même qu’un accusé est présumé innocent.

Inutile d’ajouter que je ne souscris pas à cette revendication. Mais, dites-vous, la démonstration que vous exigez de nous est impossible, et vous ne pouvez nous sommer de « prendre la lune avec les dents ». Pardon, cela est impossible pour vous, mais pas pour nous, qui admettons le principe d’induction comme un jugement synthétique a priori. Et cela serait nécessaire pour vous, comme pour nous.

Pour démontrer qu’un système de postulats n’implique pas contradiction, il faut appliquer le principe d’induction complète ; non seulement ce mode de raisonnement n’a rien de.« bizarre », mais c’est le seul correct. Il n’est pas « invraisemblable » qu’on l’ait jamais employé ; et il n’est pas difficile d’en trouver des « exemples et des précédents ». J’en ai cité deux dans mon article et qui étaient empruntés à la brochure de M. Hilbert. Il n’est pas le seul à en avoir fait usage et ceux qui ne l’ont pas fait ont eu tort. Ce que j’ai reproché à M. Hilbert, ce n’est pas d’y avoir eu recours (un mathématicien de race comme lui ne pouvait pas ne pas voir qu’il fallait une démonstration et que celle-là était la seule possible), mais d’y avoir eu recours sans y reconnaître le raisonnement par récurrence.

IV

Je suis obligé d’insister sur ce procédé de raisonnement. Et en effet M. Couturat prétend qu’il est fondé non sur l’induction mathématique, mais sur l’induction ordinaire ; cela prouve évidemment qu’il n’y a rien compris du tout. C’est certainement ma faute et mon exposé manquait sans doute de clarté ; il faut donc que je le recommence et pour plus de simplicité, je vais reprendre le premier raisonnement de Hilbert en insistant sur les détails.

Hilbert pose les trois axiomes suivants, pour définir l’égalité :

Si , et que , .
Si ,


et il veut démontrer qu’ils ne sont pas contradictoires, pour cela il démontre que si loin qu’on en pousse les conséquences, on n’obtiendra jamais que des identités. Supposons en effet qu’on en ait déjà tiré un certain nombre d’équations et que ces équations soient toutes des identités ; nous appliquons une fois de plus à ces équations l’une des trois règles déduites de ces trois axiomes, je dis que les équations nouvelles ainsi obtenues seront encore toutes des identités.

Pour la première, il est inutile d’insister ; appliquons la seconde à deux équations quelconques, préalablement obtenues :

Si ,

Si ces équations sont des identités, comme nous le supposons, elles se réduiront à :

Si ,
et nous n’en pourrons tirer que


qui est une nouvelle identité.

Appliquons la 3e à une équation préalablement obtenue :


si cette équation est une identité, comme nous le supposons, et qu’elle se réduise à


nous en déduirons


qui est encore une identité

Ainsi d’identités nous ne pourrons déduire que des identités, et de proche en proche, c’est-à-dire par induction mathématique, on voit que, quelque loin que nous poussions la chaîne de nos raisonnements, nous n’obtiendrons jamais que des identités.

L’exemple est peut-être trop simple, mais il suffit pour montrer en quoi consiste ce mode de raisonnement.

Inutile alors d’insister sur les objections de M. Couturat ; l’ordre naturel d’une démonstration n’est pas linéaire, mais ramifié ; qu’est-ce que cela peut faire ; on n’énoncera jamais les théorèmes que les uns après les autres ; l’ordre de ces théorèmes ne nous est pas absolument imposé, et nous pouvons le modifier légèrement. Cela n’empêche pas que le raisonnement par récurrence ne soit applicable ; je n’ai même pas besoin de dire que nous pouvons choisir l’ordre des théorèmes de façon qu’il s’applique, puisqu’il s’appliquera quel que soit notre choix.

M. Pieri a mieux compris la question ; il fait cependant une objection ; « lors même, dit-il, que le principe d’induction serait accepté parmi les axiomes logiques, nous ne saurions décider s’il s’agit d’une série dénombrable, c’est-à-dire susceptible de l’application du principe ».

Un raisonnement formé d’une suite non dénombrable de propositions et de syllogismes, qu’est-ce que cela peut bien être ? Comment se représenter cela ? Peut-être pouvons-nous nous contenter d’être assurés que nous ne rencontrerons jamais de contradiction : jamais signifiant au bout d’un temps fini si long qu’il soit ; quand même nous n’aurions plus la même certitude quand il s’agirait d’un temps postérieur à la fin de l’éternité.

V. — La Seconde Objection.

Je réserve pour plus tard les questions traitées par M. Couturat dans son paragraphe IV et qui nécessitent un examen plus approfondi et j’arrive à ma seconde objection que M. Couturat cherche à réfuter dans son § V.

Où, dit-il, M. Poincaré a-t-il vu les logisticiens commettre la faute qu’il leur reproche ? Je commence par déclarer qu’en écrivant la phrase incriminée, je ne pensais pas à la confusion commise par M. Russell entre deux énoncés différents du principe d’induction. Cette confusion se trouve dans un article de polémique, mais non dans son ouvrage principal, et je ne voudrais pas en abuser contre lui.

C’est dans l’article de M. Hilbert que j’avais relevé la faute en question ; aujourd’hui M. Hilbert est excommunié et M. Couturat ne le regarde plus comme un logisticien ; il va donc me demander si j’ai trouvé la même faute chez les logisticiens orthodoxes. Non, je ne l’ai pas vue dans les pages que j’ai lues ; je ne sais si je la trouverais dans les 300 pages qu’ils ont écrites et que je n’ai pas envie de lire.

Seulement il faudra bien qu’ils la commettent le jour où ils voudront tirer de la science mathématique une application quelconque. Cette science n’a pas uniquement pour objet de contempler éternellement son propre nombril ; elle touche à la nature et un jour ou l’autre elle prendra contact avec elle ; ce jour-là, il faudra secouer les définitions purement verbales et ne plus se payer de mots.

Quoi qu’il en soit, je reviens à l’exemple de M. Hilbert ; il s’agit toujours du raisonnement par récurrence, et de la question de savoir si un système de postulats n’est pas contradictoire. M. Couturat me dira sans aucun doute qu’alors cela ne le touche pas, mais cela intéressera peut-être ceux qui ne revendiquent pas comme lui la liberté de la contradiction.

Nous voulons établir comme plus haut que nous ne rencontrerons pas de contradiction après un nombre quelconque de raisonnements, aussi grand que l’on veut, pourvu que ce nombre soit fini. Pour cela il faut appliquer le principe d’induction. Devons-nous entendre ici par nombre fini, tout nombre auquel par définition le principe d’induction s’applique. Évidemment non, sans quoi nous serions conduits aux conséquences les plus étranges.

Pour que nous ayons le droit de poser un système de postulats, il faut que nous soyons assurés qu’ils ne sont pas contradictoires. C’est là une vérité qui est admise par la plupart des savants, j’aurais écrit par tous avant d’avoir lu le dernier article de M. Couturat. Mais que signifie-t-elle ? Veut-elle dire : il faut que nous soyons sûrs de ne pas rencontrer de contradiction après un nombre fini de propositions, le nombre fini étant par déiinition celui qui jouit de toutes les propriétés de nature récurrente, de telle façon que si une de ces propriétés faisait défaut, si par exemple nous tombions sur une contradiction, nous conviendrions de dire que le nombre en question n’est pas fini ?

En d’autres termes, voulons-nous dire : Il faut que nous soyons sûrs de ne pas rencontrer de contradiction à la condition de convenir de nous arrêter juste au moment où nous serions sur le point d’en rencontrer une ? Il suffit d’énoncer une pareille proposition pour la condamner.

Ainsi non seulement le raisonnement de M. Hilbert suppose le principe d’induction, mais il suppose que ce principe nous est donné, non comme une simple définition, mais comme un jugement synthétique à priori.

En résumé :

Une démonstration est nécessaire.

La seule démonstration possible est la démonstration par récurrence.

Elle n’est légitime que si on admet le principe d’induction, et si on le regarde non comme une définition, mais comme un jugement synthétique.

VI

Est-ce la peine de revenir sur les deux dernières pages de M. Couturat ? Est-il nécessaire de dire que je n’ai pas donné deux énoncés incompatibles du principe d’induction, que le premier (celui de la page 815, 1er  article) est seulement moins complet que celui de la page 32 (2e article), puisqu’on y parle des nombres entiers, sans les définir ? Que le second énoncé n’a nullement le sens grotesque que M. Couturat lui attribue, que je n’ai jamais voulu dire :

. ͻ ͻ .  ?.

Que signifiait alors « un nombre entier est celui qui peut être défini par récurrence ? » Cela voulait dire : un nombre entier est celui qui peut être obtenu par additions successives ; ou si vous aimez mieux : un nombre entier est celui d’où l’on peut revenir à zéro par soustractions successives. Et alors vous me demandez « combien de soustractions » : je vous répondrai « n’importe combien ». Si nous prenons un nombre infini quelconque, par exemple aleph-zéro, nous ne pourrons revenir à zéro ni par un nombre fini, ni par un nombre infini de soustractions, puisque aleph-zéro moins un est égal à aleph-zéro.

Je ne peux pas écrire cela en péanien, puisque je ne parle pas cette langue avec assez de sûreté, mais je peux le mettre en formules que vous pourrez facilement traduire en péanien.

Un nombre entier est un nombre cardinal ; zéro est un nombre entier — tout nombre entier a un suivant qui diffère de lui et qui est aussi un entier — tout nombre entier, zéro excepté, a un précédant qui diffère de lui et qui est un entier.

Il y aurait peut-être avantage à modifier cette définition ; mais c’était celle que j’avais en vue quand je disais définir par récurrence ; ce qui m’importe c’est qu’elle n’implique pas analytiquement le principe d’induction (Voir plus bas § X).

VII. — Les Antinomies Cantoriennes.

Je vais maintenant aborder l’examen de l’important mémoire de M. Russell. Ce mémoire a été écrit en vue de triompher des difficultés soulevées par ces antinomies cantoriennes auxquelles nous avons fait déjà de fréquentes allusions. Cantor avait cru pouvoir constituer une Science de l’Infini ; d’autres se sont avancés dans la voie qu’il avait ouverte, mais ils se sont bientôt heurtés à d’étranges contradictions. Ces antinomies sont déjà nombreuses, mais les plus célèbres sont :

1o  L’antinomie Burali-Forti ;

2o  L’antimonie Zermelo-König ;

3o  L’antinomie Richard.

Cantor avait démontré que les nombres ordinaux (il s’agit des nombres ordinaux transfinis, notion nouvelle introduite par lui) peuvent être rangés en une série linéaire, c’est-à-dire que de deux nombres ordinaux inégaux, il y en a toujours un qui est plus petit que l’autre. Burali-Forti démontre le contraire ; et en effet, dit-il en substance, si on pouvait ranger tous les nombres ordinaux en une série linéaire, cette série définirait un nombre ordinal qui serait plus grand que tous les autres ; on pourrait ensuite y ajouter 1 et on obtiendrait encore un nombre ordinal qui serait encore plus grand, et cela est contradictoire.

À la suite de mon article, M. Burali-Forti a écrit à M. Couturat. Il n’y a pas contradiction, prétend-il, parce que le résultat de M. Cantor s’applique aux ensembles bien ordonnés, et le mien aux ensembles parfaitement ordonnés.

La lettre de M. Burali-Forti est citée par M. Couturat à la page 229 de son dernier article ; mais elle a été dénaturée au point de devenir absurde. Est-ce lui-même qui a commis une inadvertance, est-ce M. Couturat qui a mal traduit, est-ce la faute de l’imprimeur ? Je n’en sais rien. Heureusement le texte est facile à rétablir, il suffit de retourner toutes les phrases.

On lui fait dire : une classe parfaitement ordonnée est aussi une classe bien ordonnée, mais la réciproque n’est pas vraie, et il a certainement voulu dire : une classe bien ordonnée est aussi une classe parfaitement ordonnée, mais la réciproque n’est pas vraie. Et en effet si on se reporte au texte cité on lit : Ogni classe ben ordinata è anche perfettamente ordinata, ma non vice-versa.

Même après cette rectification son explication n’est pas salisfaisante. Les raisonnements de M. Burali-Forti s’appliquent aisément en effet aux ensembles bien ordonnés et aux nombres ordinaux de Cantor et en particulier, il est facile de démontrer que la suite de tous les nombres ordinaux de Cantor forme un ensemble bien ordonné.

Nous reviendrons plus loin sur l’antinomie Zermelo-König qui est d’une nature un peu différente ; voici ce que c’est que l’antinomie Richard. (Revue générale des Sciences, 30 juin 1905.) Considérons tous les nombres décimaux qu’on peut définir à l’aide d’un nombre fini de mots ; ces nombres décimaux forment un ensemble , et il est aisé de voir que cet ensemble est dénombrable, c’est-à-dire qu’on peut numéroter les divers nombres décimaux de cet ensemble depuis 1 jusqu’à l’infini. Supposons le numérotage effectué, et définissons un nombre de la façon suivante. Si la décimale du nombre de l’ensemble est

la décimale de sera :

Comme on le voit, n’est pas égal au nombre de et comme est quelconque, n’appartient pas à et pourtant devrait appartenir à cet ensemble puisque nous l’avons défini avec un nombre fini de mots.

Nous verrons plus loin que M. Richard a donné lui-même, avec beaucoup de sagacité, l’explication de son paradoxe et que son explication peut s’étendre, mutatis mutandis, aux autres paradoxes analogues.

VIII. — Zigzag-Theory et Noclass-theory.

Quelle est l’attitude de M. Russell en présence de ces contradictions ? Après avoir analysé celles dont nous venons de parler et en avoir cité d’autres encore, après leur avoir donné une forme qui fait penser à l’Epiménide, il n’hésite pas à conclure :

« A propositional function of one variable does not always determine a class. » Une « propositional function » ou « norm » peut être « non prédicative». Et cela ne veut pas dire que ces propositions non prédicatives déterminent une classe vide, une classe nulle ; cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune valeur de qui satisfasse à la définition et qui puisse être l’un des éléments de la classe. Les éléments existent, mais ils n’ont pas le droit de se syndiquer pour former une classe.

Mais cela n’est que le commencement et il faut savoir reconnaître si une définition est ou non prédicative ; pour résoudre ce problème, M. Russell hésite entre trois théories qu’il appelle

A. The zigzag theory.

B. The theory of limitation of size ;

C. The no classes theory.


D’après la zigzag theory : « propositional functions determine classes when they are fairly simple, and only fail to do so when they are complicated and recondite ». Qui décidera maintenant si une définition peut être regardée comme suffisamment simple pour être acceptable ? À cette question pas de réponse, sinon l’aveu loyal d’une complète impuissance : « the axioms as to what functions are predicative have to be exceedingly complicated and cannot be recommanded by any intrinsic plausibilily. This is a defect which might be remedied by greater ingennity, or by the help of some hitherto unnoticed distinction. Rut, hitherto, in attempting to set up axioms for this theory, I have found no guiding principle except the avoidance of contradictions ; and this, by itself, is a very insufficient principle, since it leaves us always exposed to the risk that further deductions will elicit contradictions ».

Cette théorie reste donc bien obscure ; dans cette nuit, une seule lueur ; c’est le mot zigzag. Ce que M. Russell appelle la « zigzagginess » c’est sans doute ce caractère particulier qui distingue l’argument d’Epiménide.

D’après la theory of limitation of size, une classe cesserait d’avoir droit à l’existence si elle était trop étendue. Peut-être pourrait-elle être infinie, mais il ne faudrait pas qu’elle le fût trop.

Mais nous retrouvons toujours la même difficulté ; à quel moment précis commencera-t-elle à l’être trop ? « A great difficulty of this theory is that it does not tell us how far up the series of ordinals it is legitimate to go. » Bien entendu, cette difficulté n’est pas résolue et M. Russell passe à la troisième théorie.

Dans la no classes theory, il est interdit de prononcer le mot classe et on doit remplacer ce mot par des périphrases variées. Quel changement pour les logisticiens qui ne parlent que de classes et de classes de classes ! Il va falloir refaire toute la Logistique. Se figure-t-on quel sera l’aspect d’une page de Logistique quand on en aura supprimé toutes les propositions où il est question de classe ? Il n’y aura plus que quelques survivantes éparses au milieu d’une page blanche. Apparent rari nantes in gurgite vasto.

Quoi qu’il en soit, on voit quelles sont les hésitations de M. Russell, les modifications qu’il va faire subir aux principes fondamentaux qu’il a adoptés jusqu’ici. Il va falloir des critères pour décider si une définition est trop compliquée ou trop étendue, et ces critères ne pourront être justifiés que par un appel à l’intuition.

Hâtons-nous d’ajouter qu’à la fin du mémoire un télégramme de la dernière heure nous apprend que ces hésitations ont cessé : « From further investigation, I now feel hardly any doubt that the no classes theory affords the complete solution of all the difficulties…. »

Quoi qu’il en soit, la Logistique est à refaire et on ne sait trop ce qu’on en pourra sauver : « I hope in future to work out this theory to the point where it will appear exaclly how much of mathematics it preserves, and how much it forces us to abandon. Inutile d’ajouter que le Cantorisme el la Logistique sont seuls en cause ; les vraies mathématiques, celles qui servent à quelque chose, pourront continuer à se développer d’après leurs principes propres sans se préoccuper des orages qui sévissent en dehors d’elles, et elles poursuivront pas à pas leurs conquêtes accoutumées qui sont définitives et qu’elles n’ont jamais à abandonner.

IX. — La vraie Solution.

Quel choix devons-nous l’aire entre ces différentes théories ? Il me semble que la solution est contenue dans une lettre de M. Richard dont j’ai parlé plus haut et qu’on trouvera dans la Revue Générale des Sciences du 30 juin 1905. Après avoir exposé l’antinomie que nous avons appelée l’antinomie Richard, il en donne l’explication.

Reportons-nous à ce que nous avons dit de cette antinomie au § VII ; est l’ensemble de tous les nombres que l’on peut définir par un nombre fini de mots, sans introduire la notion de l’ensemble lui-même. Sans quoi la définition de contiendrait un cercle vicieux ; on ne peut pas définir par l’ensemble lui-même.

Or nous avons défini , avec un nombre fini de mots il est vrai, mais en nous appuyant sur la notion de l’ensemble . Et voilà pourquoi ne fait pas partie de .

Dans l’exemple choisi par M. Richard, la conclusion se présente avec une entière évidence et l’évidence paraîtra encore plus grande quand ou se reportera au texte même de sa lettre. Mais la même explication vaut pour les autres antinomies et en particulier pour celle de Burali-Forti. On y introduit l’ensemble de tous les nombres ordinaux ; cela veut dire de tous les nombres ordinaux que l’on peut définir sans introduire la notion de l’ensemble lui-même ; le nombre ordinal qui correspond au type d’ordre défini par cet ensemble se trouve donc exclu.

Ainsi les définitions qui doivent être regardées comme non prédicatives sont celles qui contiennent un cercle vicieux. Et les exemples qui précèdent montrent suffisamment ce que j’entends par là. Est-ce là ce que M. Russell appelle la « zigzagginess ? » Je pose la question sans la résoudre.

Par exemple la définition d’aleph-un est non prédicative ; le raisonnement par lequel Cantor cherche à établir l’existence de ce nombre, me paraissant tout pareil à celui de Burali-Forti. Je ne suis donc pas sûr qu’aleph-un existe.

X. — Les Démonstrations du Principe d’Induction.

Je suis maintenant en mesure de revenir sur les questions traitées par M. Couturat dans son § IV et que j’avais réservées. Peut-on démontrer le principe d’induction, et si on le regarde comme une définition, peut-on démontrer que cette définition n’est pas contradictoire ? Examinons donc les démonstrations qui ont été proposées et que je ramènerai à trois : celle de Whitehead-Russell ; celle de Burali-Forli rappelée par M. Pieri dans son dernier article ; celle de Zermelo que j’exposerai plus loin.

Et d’abord pour mieux faire comprendre la position de la question, profitons de quelques dénominations nouvelles heureusement introduites par M. Russell dans son récent mémoire.

Appelons classe récurrente toute classe de nombres qui contient zéro, et qui contient si elle contient .

Appelons nombre inductif tout nombre qui fait partie de toutes les classes récurrentes.

Appelons nombre fini le nombre cardinal d’une classe qui n’est équivalente à aucune de ses parties.

Il conviendrait de compléter encore cette nomenclature, afin d’éviter toute espèce de confusion, car on a donné une autre définition des classes finies ; on a dit qu’un nombre est fini lorsqu’il n’est pas égal à . Nous dirons alors qu’un entier fini est un nombre cardinal qui n’est pas égal à .

Il est clair d’après cela que tout nombre fini est un entier fini, mais la réciproque n’est pas évidente ; pour la démontrer, il faudrait s’appuyer sur le théorème de Bernstein que nous discuterons plus loin.

On voit d’autre part tout de suite que la classe des entiers finis est récurrente et par conséquent que tout nombre inductif est un entier fini.

Il reste à savoir si tout nombre fini est un nombre inductif ; et s’il en est de même de tout entier fini. Établir ce point ce serait démontrer le principe d’induction au sens que je lui ai donné au § VI, ainsi qu’il est aisé de le constater en se reportant à ce paragraphe. Mais il me semble pas qu’on y soit parvenu. M. Russell qui est censé l’avoir démontré[1], en doute fort, car il dit dans son dernier article : « But, so far as I know, we cannot prove that the number of classes contained in a finite class is always finite, or that every finite number is an inductive number. »

XI

Je vais exposer de mon mieux la démonstration de Whitebead ; les lecteurs qui trouveraient que mon exposition manque de clarté pourront se reporter au texte primitif (American Journal of mathematics, t. XXIV).

Les nombres inductifs existent puisque zéro appartient par définition à toutes les classes récurrentes ; on voit tout de suite que tout nombre non inductif n’est pas un entier fini. Il s’agit d’établir inversement que tout nombre non inductif n’est pas un entier fini, et pour cela de montrer que toute classe dont le nombre cardinal n’est pas inductif contient une classe dont le nombre cardinal est aleph-zéro. Pour cela nous allons établir la proposition suivante :

Si n’est pas inductif, et que le soit, ne sera pas inductif.

Et en effet la classe des nombres tels que, étant un nombre non inductif quelconque, ne soit pas inductif, cette classe, dis-je, est récurrente ; si donc est inductif il devra en faire partie.

Il est aisé de vérifier que cette classe que nous appellerons est récurrente ; car zéro en fait partie puisque n’est pas inductif, si ne l’est pas ; de plus en fait partie si en fait partie ; car si n’est pas inductif, il en est de même de .

Je ne poursuivrai pas plus loin la démonstration, car c’est ici qu’en est le défaut :

La définition du nombre inductif n’est pas prédicative, si on admet le critère du § IX. Un nombre inductif est celui qui appartient à toutes les classes récurrentes ; si nous voulons éviter un cercle vicieux nous devons entendre : à toutes les classes récurrentes dans la définition desquelles n’intervient pas déjà la notion de nombre inductif.

Or la classe définie plus haut ne satisfait pas à cette condition. Dans sa définition figure la notion du nombre inductif. C’est la classe des nombres tels que étant un nombre non inductif donné, ne soit pas inductif. Le mot inductif est répété deux fois ; passe pour la première, puisqu’il s’agit d’un nombre non inductif donné ; mais, pour la seconde fois, nous ne pouvons admettre aucune excuse.

Autre exemple. Nous voulons démontrer que la somme de deux nombres inductifs est un nombre inductif. En effet, dirons-nous, la classe des nombres qui ajoutés à un nombre inductif donné donnent un nombre inductif est évidemment récurrente. Cela ne vaut rien ; la classe est récurrente, c’est vrai, mais dans sa définition figure le mot inductif.

Le raisonnement de Whitehead est donc vicieux ; c’est le même qui a conduit aux antinomies ; il était illégitime quand il donnait des résultats faux ; il reste illégitime quand il conduit par hasard à un résultat vrai.

Une définition qui contient un cercle vicieux ne définit rien. Il ne sert à rien de dire, nous sommes sûrs, quelque sens que nous donnions à notre définition, qu’il y a au moins zéro qui appartient à la classe des nombres inductifs ; il ne s’agit pas de savoir si cette classe est vide, mais si on peut rigoureusement la délimiter. Une classe « non prédicative » ce n’est pas une classe vide, c’est une classe dont la frontière est indécise.

Inutile d’ajouter que cette objection particulière laisse subsister les objections générales qui s’appliquent à toutes les démonstrations.

XII

M. Burali-Forti a donné une autre démonstration dans son article Le Classi finite (Atti di Torino, t. XXXII). Mais il est obligé d’admettre deux postulats :

Le premier, c’est qu’il existe toujours au moins une classe infinie.

Le second s’énonce ainsi :

⸺ ⁏ . ͻ . υ’

Le premier postulat n’est pas plus évident que le principe à démontrer ; le second non seulement n’est pas évident, mais il est faux ; comme l’a montré M. Whitehead, comme d’ailleurs le moindre taupin s’en serait aperçu du premier coup, si l’axiome avait été énoncé dans un langage intelligible, puisqu’il signifie : le nombre des combinaisons qu’on peut former avec plusieurs objets est plus petit que le nombre de ces objets.

Mais M. Pieri fait observer que l’on peut sans changer la démonstration, remplacer cet axiome faux par un autre d’après lequel le nombre des combinaisons est fini, si celui des objets est fini. Ce nouvel axiome est vrai, mais il n’est pas plus évident que le principe à démontrer. Il ne résout donc pas la question et.je n’ai pas à insister davantage sur la démonstration de M. Burali-Forti ; je me bornerai à dire que malgré ces inadvertances, et la difficulté qu’il y a à le lire, ce mémoire contient des choses très intéressantes.

M. Zermelo a bien voulu m’écrire une lettre où il propose une démonstration du principe d’induction. Il appelle suite simple un ensemble bien ordonné où tout élément (sauf le premier) a un prédécesseur immédiat ; et cette suite simple est finie si elle a un dernier élément. On constate aisément qu’il y a des suites simples finies.

Il est clair que le principe d’induction s’applique à ces suites, puisqu’une des formes qu’on lui a données, c’est que dans une classe de nombres entiers, il y en a toujours un plus petit que tous les autres, c’est-à -dire que la suite des nombres entiers est a bien ordonnée ». Cette démonstration ne diffère donc pas essentiellement des précédentes, et la plupart des objections subsistent. D’ailleurs ce qu’il faudrait démontrer, c’est qu’il existe au moins une suite simple infinie.

XIII. — L’axiome de Zermelo.

Dans sa démonstration célèbre, M. Zermelo s’appuie sur l’axiome suivant :

Dans un ensemble quelconque (ou même dans chacun des ensembles d’un ensemble d’ensembles) nous pouvons toujours choisir au hasard un élément (quand même cet ensemble d’ensembles comprendrait une infinité d’ensembles). On avait appliqué mille fois cet axiome sans l’énoncer, mais dès qu’il fut énoncé, il souleva des doutes. Quelques mathématiciens, comme M. Borel, le rejetèrent résolument ; d’autres l’admirent. Voyons ce qu’en pense M. Russell, d’après son dernier article.

Il ne se prononce pas : « Whether Zermelo’s axiom is true or false is a question which, while more fundamental matters are in doubt, is very likely to remain unanswered. » Il se contente de mettre en évidence quelques-unes des formes nouvelles que l’on peut donner à la question ; mais les considérations auxquelles il se livre sont très suggestives.

Et d’abord un exemple pittoresque ; supposons que nous ayons aleph-zéro paires de bottes de telle façon que nous puissions numéroter les paires depuis 1 jusqu’à l’infini ; combien aurons-nous de bottes ? en aurons-nous aleph-zéro de façon que nous puissions numéroter les bottes depuis 1 jusqu’à l’infini ? Oui, si dans chaque paire, la botte droite se distingue de la botte gauche ; il suffira en effet de donner le numéro à la botte droite de la paire et le numéro à la botte gauche de la paire. Non, si la botte droite est pareille à la botte gauche, parce qu’une pareille opération deviendra impossible. À moins que l’on n’admette l’axiome de Zermelo, parce qu’alors on pourra choisir au hasard dans chaque paire la botte que l’on regardera comme droite.

Enfin M. Russell montre que si on abandonne l’axiome de Zermelo, on est conduit à abandonner ce qu’il appelle, the multiplicative axiom, sur lequel repose la définition de la multiplication de deux nombres cardinaux transfinis. Alors tout ce que M. Couturat appelle la théorie cardinale du nombre s’écroule d’un coup.

À vrai dire, M. Russell n’abandonne pas tout espoir de rebâtir :

« The complete solution of our difficulties, we may surmise, is more likely to come from clearer notions in logic than from the technical advance of mathematics ; but until the solution is found we cannot be sure how much of mathematics it will leave intact. »

Encore une fois les vraies mathématiques, celles où l’on ne patauge pas dans l’infini actuel, ne sont pas en cause. Mais, ce qui est intéressant à rechercher, c’est ce que M. Russell entend par « clearer notions in logic ». Pour le comprendre il faut relire ce qui précède page 49 :

« The multiplicative axiom bas been employed constantly in proofs of theorems concerning transfinite numbers. It is open to everybody, as yet, to accept it as a self-evident truth, but it remains possible that it may turn out to be capable of disproof by reduction ad absurdum. It may, also, of course, be capable of proof, but that is far less probable. »

Ainsi M. Russell espère encore qu’on pourra démontrer déductivement, en partant des autres postulats, que l’axiome de Zermelo est faux, ou bien qu’il est vrai. Inutile de dire combien cet espoir me paraît illusoire. Ce ne sont pas de « clearer notions in logic » qui nous tireront d’embarras ; ce ne sera pas non plus « the technical advance of mathemalics ». Les axiomes en question ne seront jamais que des propositions que les uns admettront, comme « self-evident » et dont les autres douteront. Chacun n’en croira que son intuition. Il y a toutefois un point sur lequel tout le monde sera d’accord. L’axiome est « self-evident » pour les classes finies ; mais s’il est indémontrable pour les classes infinies, il l’est sans doute aussi pour les classes finies, qu’on n’en a pas encore distinguées à ce stade de la théorie ; c’est donc un jugement synthétique a priori sans lequel la « théorie cardinale » serait impossible, aussi bien pour les nombres finis que pour les nombres infinis.

XIV. — Théorème de Bernstein.

Je reviendrai sur ce théorème, non pour répondre à M. Couturat, mais pour éclaircir quelques points à la lumière des considérations qui précèdent. Ce théorème peut s’énoncer de la façon suivante :

Si un ensemble peut se décomposer en trois parties , et , de telle sorte que


et si , est équivalent à de telle sorte que

,


sera équivalent à .

En effet si est équivalent à , c’est qu’à chaque élément de correspond un élément de , que l’on peut appeler son image. Si est un ensemble contenu dans , les images des éléments de formeront un ensemble que nous pourrons appeler l’image de et que nous désignerons par . On a donc . Posons alors :

, , ,
, , ,
 
et ainsi de suite ; on aura


quand l’indice sera un nombre inductif quelconque.

Soit alors l’ensemble de tous les éléments qui appartiennent à tous les dont l’indice est un nombre inductif. On démontre sans difficulté que

.

Je dis maintenant que

(1)  }}


c’est-à-dire que tout élément de qui n’appartient à aucun des ou à aucun des dont l’indice est un nombre inductif, doit appartenir à tous les d’indice inductif et par conséquent à .

Et en effet la classe formée par les auxquels appartient un élément qui ne fait partie d’aucun des dont l’indice est un nombre inductif est une classe récurrente.

Il est clair que l’égalité (1) entraîne la proposition énoncée ; mais comme dans la définition de la classe figure la notion de nombre inductif nous retrouvons le même vice de démonstration signalé au § XI. Qu’est-ce à dire ? La démonstration du théorème de Bernstein reste légitime, mais à la condition que l’on y regarde le principe d’induction comme un jugement synthétique et non pas comme une définition, parce que cette définition serait « non prédicative. »

M. Zermelo m’adresse une autre démonstration du théorème de Bernstein. Considérons tous les ensembles qui contiennent et qui contiennent leur propre image . Soit l’ensemble formé par les éléments communs à tous les ensembles  ; on voit que l’image de , c’est-à-dire sera formée des éléments communs à tous les  ; ces éléments font partie de tous les , et par conséquent de , d’où il suit que qui contient d’ailleurs , contient également .

On montre ensuite que


car s’il en était autrement serait un ensemble , qui ne contiendrait pas , puisqu’il n’en serait au contraire qu’une partie.

Ce point établi, on voit que , ou


est équivalent à


puisque est équivalent à  ; et enfin à puisque , est équivalent .

Le défaut est encore le même ; est la partie commune à tous les ensembles  ; sous peine de cercle vicieux, cela doit vouloir dire à tous les ensembles dans la définition desquels n’entre pas la notion de . Cela exclut l’ensemble qui dépend de . La définition de l’ensemble n’est donc pas prédicative.

Et maintenant on pourrait encore déduire le théorème de Bernstein du théorème célèbre de Zermelo ; mais nous nous heurtons toujours au même obstacle.

Que fait M. Zermelo ? Il considère un ensemble et les sous-ensembles qui y sont contenus. Il choisit au hasard dans chacun de ces sous-ensembles un élément qu’il appelle l’élément distingué de ce sous-ensemble. Cela est possible si on admet « l’axiome de Zermelo » cité plus haut. Il définit ensuite ce qu’il appelle les . Il appelle la somme logique de tous les , de telle façon que tout élément faisant partie d’un fasse partie de . Il s’agit de montrer que n’est autre chose que l’ensemble total . Car s’il n’en était pas ainsi, l’ensemble contiendrait un élément distingué  ; l’ensemble serait un , de telle sorte que ferait partie d’un sans faire partie de , ce qui est contraire à l’hypothèse.

C’est toujours la même chose ; la définition de n’est pas prédicative. La somme logique de tous les , cela doit vouloir dire la somme logique de tous les dans la définition desquels ne figure pas la notion de  ; et alors le , formé par et l’élément distingué de doit être exclu. Aussi, quoique je sois plutôt disposé à admettre l’axiome de Zermelo, je rejette sa démonstration, qui m’avait fait croire un instant qu’aleph-un pourrait bien exister.

XV. — Conclusions.

Une démonstration vraiment fondée sur les principes de la Logique Analytique se composera d’une suite de propositions ; les unes, qui serviront de prémisses, seront des identités ou des définitions ; les autres se déduiront des premières de proche en proche ; mais bien que le lien entre chaque proposition et la suivante s’aperçoive immédiatement, on ne verra pas du premier coup comment on a pu passer de la première à la dernière, que l’on pourra être tenté de regarder comme une vérité nouvelle. Mais si l’on remplace successivement les diverses expressions qui y figurent par leur définition et si l’on poursuit cette opération aussi loin qu’on le peut, il ne restera plus à la fin que des identités, de sorte que tout se réduira à une immense tautologie. La Logique reste donc stérile, à moins d’être fécondée par l’intuition.

Voilà ce que j’ai écrit autrefois ; les logisticiens professent le contraire et croient l’avoir prouvé en démontrant effectivement des vérités nouvelles. Par quel mécanisme ?

Pourquoi, en appliquant à leurs raisonnements le procédé que je viens de décrire, c’est-à-dire en remplaçant les termes définis par leurs définitions, ne les voit-on pas se fondre en identités comme les raisonnements ordinaires ? C’est que ce procédé ne leur est pas applicable. Et pourquoi ? parce que leurs définitions sont non prédicatives et présentent cette sorte de cercle vicieux caché que j’ai signalé plus haut ; les définitions non prédicatives ne peuvent pas être substituées au terme défini. Dans ces conditions, la Logistique n’est plus stérile, elle engendre l’antinomie.

C’est la croyance à l’existence de l’infini actuel qui a donné naissance à ces définitions non prédicatives. Je m’explique : dans ces définitions figure le mot tous, ainsi qu’on le voit dans les exemples cités plus haut. Le mot tous a un sens bien net quand il s’agit d’un nombre fini d’objets ; pour qu’il en eût encore un, quand les objets sont en nombre infini, il faudrait qu’il y eût un infini actuel. Autrement tous ces objets ne pourront pas être conçus comme posés antérieurement à leur définition et alors si la définition d’une notion dépend de tous les objets , elle peut être entachée de cercle vicieux, si parmi les objets il y en a qu’on ne peut définir sans faire intervenir la notion elle-même.

Il n’y a pas d’infini actuel ; les Cantoriens l’ont oublié, et ils sont tombés dans la contradiction. Il est vrai que le Cantorisme a rendu des services, mais c’était quand on l’appliquait à un vrai problème, dont les termes étaient nettement définis, et alors on pouvait marcher sans crainte.

Les logisticiens l’ont oublié comme les Cantoriens et ils ont rencontré les mêmes difficultés. Mais il s’agit de savoir s’ils se sont engagés dans cette voie par accident, ou si c’était pour eux une nécessité.

Pour moi, la question n’est pas douteuse ; la croyance à l’infini actuel est essentielle dans la logistique russelienne. C’est justement ce qui la distingue de la logistique hilbertienne. Hilbert se place au point de vue de l’extension, précisément afin d’éviter les antinomies cantoriennes ; Russell se place au point de vue de la compréhension. Par conséquent le genre est pour lui antérieur à l’espèce, et le summum genus est antérieur à tout. Cela n’aurait pas d’inconvenient si le summum genus était fini : mais s’il est infini, il faut poser l’infini avant le fini, c’est-à-dire regarder l’infini comme actuel.

Et nous n’avons pas seulement des classes infinies ; quand nous passons du genre à l’espèce en restreignant le concept par des conditions nouvelles, ces conditions sont encore en nombre infini. Car elles expriment généralement que l’objet envisagé présente telle ou telle relation avec tous les objets d’une classe infinie.

Mais cela, c’est de l’histoire ancienne. M. Russell a aperçu le péril et il va aviser. Il va tout changer ; et qu’on s’entende bien : il ne s’apprête pas seulement à introduire de nouveaux principes qui permettront des opérations autrefois interdites ; il s’apprête à interdire des opérations qu’il jugeait autrefois légitimes. Il ne se contente pas d’adorer ce qu’il a brûlé ; il va brûler ce qu’il a adoré, ce qui est plus grave. Il n’ajoute pas une nouvelle aile au bâtiment, il en sape les fondations.

L’ancienne Logistique est morte, si bien que la zigzag-theory et la no classes theory se disputent déjà sa succession. Pour juger la nouvelle, nous attendrons qu’elle existe.

H. Poincaré
  1. Couturat attribue la démonstration à Whitehead, mais Whitehead l’attribue à Russell (American Journal of Mathematic, t. XXIV). (Toute la section 3, dit-il, est due à Russell.)