Les Mathématiques et la Logique (Henri Poincaré)/1


LES MATHÉMATIQUES ET LA LOGIQUE


I

Dans ces dernières années de nombreux travaux ont été publiés sur les mathématiques pures et la philosophie des mathématiques, en vue de dégager et d’isoler les éléments logiques du raisonnement mathématique. Ces travaux ont été analysés et exposés très clairement ici-même par M. Couturat dans une série d’articles intitulés : les principes des Mathématiques.

Je citerai en première ligne les écrits de Hilbert et de ses disciples, ceux de Whitehead, de B. Russell, ceux de Peano et de son école. On ne s’étonnera pas que je ne nomme pas ici M. Veronese ; bien qu’il se soit rencontré sur bien des points avec M. Hilbert, il se place à un point de vue tout différent et il est constamment préoccupé au contraire de conserver à l’intuition sa place légitime.

J’ai eu dernièrement l’occasion de faire l’éloge du livre de M. Hilbert et d’en faire ressortir toute la portée, et en général tous ces travaux me semblent présenter un très grand intérêt. On devra désormais en tenir grand compte dans toutes les recherches de ce genre, et il y a lieu de se demander s’ils ne remettent pas en question quelques-unes des conclusions que certains philosophes croyaient acquises.

Pour M. Couturat, la question n’est pas douteuse ; ces travaux nouveaux ont définitivement tranché le débat, depuis si longtemps pendant entre Leibnitz et Kant. Ils ont montré qu’il n’y a pas de jugement synthétique a priori, que les mathématiques sont entièrement réductibles à la logique et que l’intuition n’y joue aucun rôle.

C’est ce que M. Couturat a exposé dans les articles que je viens de citer ; c’est ce qu’il a dit plus nettement encore à son discours du jubilé de Kant, si bien que j’ai entendu mon voisin dire à demi-voix : « On voit bien que c’est le centenaire de la mort de Kant ».

Pouvons-nous souscrire à cette condamnation définitive ? Je ne le crois pas et je vais essayer de montrer pourquoi.

II

Ce qui nous frappe d’abord dans la nouvelle mathématique, c’est son caractère purement formel : « Pensons, dit Hilbert, trois sortes de choses que nous appellerons points, droites et plans, convenons qu’une droite sera déterminée par deux points et qu’au lieu de dire que cette droite est déterminée par ces deux points, nous pourrons dire qu’elle passe par ces deux points ou que ces deux points sont situés sur cette droite. » Que sont ces choses, non seulement nous n’en savons rien, mais nous ne devons pas chercher à le savoir. Nous n’en avons pas besoin, et quelqu’un qui n’aurait jamais vu ni point, ni droite, ni plan pourrait faire de la géométrie tout aussi bien que nous. Que le mot passer par, ou le mot être situé sur ne provoquent en nous aucune image, le premier est simplement synonyme de être déterminé et le second de déterminer.

Ainsi c’est bien entendu, pour démontrer un théorème, il n’est pas nécessaire ni même utile de savoir ce qu’il veut dire. On pourrait remplacer le géomètre par le piano à raisonner imaginé par Stanley Jevons ; ou, si l’on aime mieux, on pourrait imaginer une machine où l’on introduirait les axiomes par un bout pendant qu’on recueillerait les théorèmes à l’autre bout, comme cette machine légendaire de Chicago où les porcs entrent vivants et d’où ils sortent transformés en jambons et en saucisses. Pas plus que ces machines, le mathématicien n’a besoin de comprendre ce qu’il fait.

Ce caractère formel de sa géométrie, je n’en fais pas un reproche à Hilbert. C’était là qu’il devait tendre, étant donné le problème qu’il se posait. Il voulait réduire au minimum le nombre des axiomes fondamentaux de la géométrie et en faire l’énumération complète ; or dans les raisonnements où notre esprit reste actif, dans ceux où l’intuition joue encore un rôle, dans les raisonnements vivants, pour ainsi dire, il est difficile de ne pas introduire un axiome ou un postulat qui passe inaperçu. Ce n’est donc qu’après avoir ramené tous les raisonnements géométriques à une forme purement mécanique, qu’il a pu être certain d’avoir réussi dans son dessein et d’avoir achevé son œuvre.

Ce que Hilbert avait fait pour la géométrie, d’autres ont voulu le faire pour l’arithmétique et pour l’analyse. Si même ils y avaient entièrement réussi, les Kantiens seraient-ils définitivement condamnés au silence ? Peut-être pas, car en réduisant la pensée mathématique à une forme vide, il est certain qu’on la mutile. Admettons même que l’on ait établi que tous les théorèmes peuvent se déduire par des procédés purement analytiques, par de simples combinaisons logiques d’un nombre fini d’axiomes, et que ces axiomes ne sont que des conventions. Le philosophe conserverait le droit de rechercher les origines de ces conventions, de voir pourquoi elles ont été jugées préférables aux conventions contraires.

Et puis la correction logique des raisonnements qui mènent des axiomes aux théorèmes n’est pas la seule chose dont nous devions nous préoccuper. Les règles de la parfaite logique sont-elles toute la mathématique ? Autant dire que tout l’art du joueur d’échecs se réduit aux règles de la marche des pièces. Parmi toutes les constructions que l’on peut combiner avec les matériaux fournis par la logique, il faut faire un choix ; le vrai géomètre fait ce choix judicieusement parce qu’il est guidé par un sur instinct, ou par quelque vague conscience de je ne sais quelle géométrie plus profonde, et plus cachée, qui seule fait le prix de l’édifice construit.

Chercher l’origine de cet instinct, étudier les lois de cette géométrie profonde qui se sentent et ne s’énoncent pas, ce serait encore une belle tâche pour les philosophes qui ne veulent pas que la logique soit tout. Mais ce n’est pas à ce point de vue que je veux me placer, ce n’est pas ainsi que je veux poser la question. Cet instinct dont nous venons de parler est nécessaire à l’inventeur, mais il semble d’abord qu’on pourrait s’en passer pour étudier la science une fois créée. Eh bien, ce que je veux rechercher, c’est s’il est vrai qu’une fois admis les principes de la logique, on peut je ne dis pas découvrir, mais démontrer toutes les vérités mathématiques sans faire de nouveau appel à l’intuition.

III

À cette question, j’avais autrefois répondu que non ; notre réponse doit-elle être modifiée par les travaux récents ? Si j’avais répondu non, c’est parce que « le principe d’induction complète » me paraissait à la fois nécessaire au mathématicien et irréductible à la logique. On sait quel est l’énoncé de ce principe :

« Si une propriété est vraie du nombre , et si l’on établit qu’elle est vraie de pourvu qu’elle le soit de , elle sera vraie de tous les nombres entiers. » J’y voyais le raisonnement mathématique par excellence. Je ne voulais pas dire, comme on l’a cru, que tous les raisonnements mathématiques peuvent se réduire à une application de ce principe. En examinant ces raisonnements d’un peu près, on y verrait appliqués beaucoup d’autres principes analogues, présentant les mêmes caractères essentiels. Dans cette catégorie de principes, celui de l’induction complète est seulement le plus simple de tous et c’est pour cela que je l’ai choisi pour type.

IV
Définitions et Axiomes.

L’existence de pareils principes est une difficulté pour les logiciens intransigeants ; comment prétendent-ils s’en tirer ? Le principe d’induction complète, disent-ils, n’est pas un axiome proprement dit ou un jugement synthétique a priori ; c’est tout simplement la définition du nombre entier. C’est donc une simple convention. Pour discuter cette manière de voir, il nous faut examiner d’un peu près les relations entre les définitions et les axiomes.

Reportons-nous d’abord à un article de M. Couturat sur les définitions mathématiques, qui a paru dans l’Enseignement mathématique, revue publiée chez Gauthier-Villars et chez Georg à Genève. Nous y verrons une distinction entre la définition directe et la définition par postulats.

« La définition par postulats, dit M. Couturat, s’applique, non à une seule notion, mais à un système de notions ; elle consiste à énumérer les relations fondamentales qui les unissent et qui permettent de démontrer toutes leurs autres propriétés ; ces relations sont des postulats… »

Si l’on a défini préalablement toutes ces notions, sauf une, alors cette dernière sera par définition l’objet qui vérifie ces postulats.

Ainsi certains axiomes indémontrables des mathématiques ne seraient que des définitions déguisées. Ce point de vue est souvent légitime ; et je l’ai admis moi-même en ce qui concerne par exemple le postulalum d’Euclide.

Les autres axiomes de la géométrie ne suffisent pas pour définir complètement la distance ; la distance sera alors, par définition, parmi toutes les grandeurs qui satisfont à ces autres axiomes, celle qui est telle que le postulatum d’Euclide soit vrai.

Eh bien, les logiciens admettent pour le principe d’induction complète, ce que j’admets pour le postulatum d’Euclide, ils ne veulent y voir qu’une définition déguisée.

Mais pour qu’on ait ce droit, il y a deux conditions à remplir. Stuart Mill disait que toute définition implique un axiome, celui par lequel on affirme l’existence de l’objet défini. À ce compte, ce ne serait plus l’axiome qui pourrait être une définition déguisée, ce serait au contraire la définition qui serait un axiome déguisé. Stuart Mill entendait le mot existence dans un sens matériel et empirique ; il voulait dire qu’en définissant le cercle, on affirme qu’il y a des choses rondes dans la nature.

Sous cette forme, son opinion est inadmissible. Les mathématiques sont indépendantes de l’existence des objets matériels ; en mathématiques le mot exister ne peut avoir qu’un sens, il signifie exempt de contradiction. Ainsi rectifiée, la pensée de Stuart Mill devient exacte ; en définissant un objet, on affirme que la définition n’implique pas contradiction.

Si nous avons donc un système de postulats, et si nous pouvons démontrer que ces postulats n’impliquent pas contradiction, nous aurons le droit de les considérer comme représentant la définition de l’une des notions qui y figurent. Si nous ne pouvons pas démontrer cela, il faut que nous l’admettions sans démonstration et cela sera alors un axiome ; de sorte que si nous voulions chercher la définition sous le postulat, nous retrouverions encore l’axiome sous la définition.

Le plus souvent, pour démontrer qu’une définition n’implique pas contradiction, on procède par l’exemple, on cherche à former un exemple d’un objet satisfaisant à la définition. Prenons le cas d’une définition par postulats ; nous voulons définir une notion , et nous disons que, par définition, un , c’est tout objet pour lequel certains postulats sont vrais. Si nous pouvons démontrer directement que tous ces postulats sont vrais d’un certain objet , la définition sera justifiée ; l’objet sera un exemple d’un . Nous serons certains que les postulats ne sont pas contradictoires, puisqu’il y a des cas où ils sont vrais tous à la fois.

Mais une pareille démonstration directe par l’exemple n’est pas toujours possible.

Pour établir que les postulats n’impliquent pas contradiction, il faut alors envisager toutes les propositions que l’on peut déduire de ces postulats considérés comme prémisses et montrer que, parmi ces propositions, il n’y en a pas deux dont l’une soit la contradictoire de l’autre. Si ces propositions sont en nombre fini, une vérification directe est possible. Ce cas est peu fréquent et d’ailleurs peu intéressant.

Si ces propositions sont en nombre infini, on ne peut plus faire cette vérification directe ; il faut recourir à des procédés de démonstration où en général on sera forcé d’invoquer ce principe d’induction complète qu’il s’agit précisément de vérifier.

Nous venons d’expliquer l’une des conditions auxquelles les logiciens devaient satisfaire et nous verrons plus loin qu’ils ne l’ont pas fait.

V

Il y en a une seconde. Quand nous donnons une définition, c’est pour nous en servir.

Nous retrouverons donc dans la suite du discours le mot défini ; avons-nous le droit d’affirmer, de l’objet représenté par ce mot, le postulat qui a servi de définition ? Oui, évidemment, si le mot a conservé son sens, si nous ne lui attribuons pas implicitement un sens différent. Or c’est ce qui arrive quelquefois et il est le plus souvent difficile de s’en apercevoir ; il faut voir comment ce mot s’est introduit dans notre discours, et si la porte par laquelle il est entré n’implique pas en réalité une autre définition que celle qu’on a énoncée.

Cette difficulté se présente dans toutes les applications des mathématiques. La notion mathématique a reçu une définition très épurée et très rigoureuse ; et pour le mathématicien pur toute hésitation a disparu ; mais si on veut l’appliquer aux sciences physiques par exemple, ce n’est plus à cette notion pure que l’on a affaire, mais à un objet concret qui n’en est souvent qu’une image grossière. Dire que cet objet satisfait, au moins approximativement, à la définition, c’est énoncer une vérité nouvelle, que l’expérience peut seule mettre hors de doute, et qui n’a plus le caractère d’un postulat conventionnel.

Mais, sans sortir des mathématiques pures, mi rencontre encore la même difficulté.

Vous donnez du nombre une définition subtile ; puis, une fois cette définition donnée, vous n’y pensez plus ; parce qu’en réalité, ce n’est pas elle qui vous a appris ce que c’était que le nombre, vous le saviez depuis longtemps, et quand le mot nombre se retrouve plus loin sous votre plume, vous y attachez le même sens que le premier venu ; pour savoir quel est ce sens et s’il est bien le même dans telle phrase ou dans telle autre, il faut voir comment vous avez été amené à parler de nombre et à introduire ce mot dans ces deux phrases. Je ne m’explique pas davantage sur ce point pour le moment, car nous aurons l’occasion d’y revenir.

Ainsi voici un mot dont nous avons donné explicitement une définition  ; nous en faisons ensuite dans le discours un usage qui suppose implicitement une autre définition . Il est possible que ces deux définitions désignent un même objet. Mais qu’il en soit ainsi, c’est une vérité nouvelle, qu’il faut, ou bien démontrer, ou bien admettre comme un axiome indépendant.

Nous verrons plus loin que les logiciens n’ont pas mieux rempli la seconde condition que la première.

VI

Les définitions du nombre sont très nombreuses et très diverses ; je renonce à énumérer même les noms de leurs auteurs. Nous ne devons pas nous étonner qu’il y en ait tant. Si l’une d’elles était satisfaisante, on n’en donnerait plus de nouvelle. Si chaque nouveau philosophe qui s’est occupé de cette question a cru devoir en inventer une autre, c’est qu’il n’était pas satisfait de celles de ses devanciers, et s’il n’en était pas satisfait, c’est qu’il croyait y apercevoir une pétition de principe.

J’ai toujours éprouvé, en lisant les écrits consacrés à ce problème, un profond sentiment de malaise ; je m’attendais toujours à me heurter à une pétition de principe et, quand je ne l’apercevais pas tout de suite, j’avais la crainte d’avoir mal regardé.

C’est qu’il est impossible de donner une définition sans énoncer une phrase, et difficile d’énoncer une phrase sans y mettre un nom de nombre, ou au moins le mot plusieurs, ou au moins un mot au pluriel. Et alors la pente est glissante et à chaque instant on risque de tomber dans la pétition de principe.

Je ne m’attacherai dans la suite qu’à celles de ces définitions où la pétition de principe est, ou évitée, ou habilement dissimulée.

VII
La Pasigraphie.

Le langage symbolique créé par M. Peano joue un très grand rôle dans ces nouvelles recherches. Il est susceptible de rendre de grands services, mais il me semble que M. Couturat y attache une importance exagérée et qui a dû étonner M. Peano lui-même.

L’élément essentiel de ce langage, ce sont certains signes algébriques qui représentent les différentes conjonctions : si, et, ou, donc. Que ces signes soient commodes, c’est possible ; mais qu’ils soient destinés à renouveler toute la philosophie, c’est une autre affaire. Il est difficile d’admettre que le mot si acquiert, quand on l’écrit ͻ, une vertu qu’il n’avait pas quand on l’écrivait si.

Cette invention de M. Peano s’est appelée d’abord la pasigraphie, c’est-à-dire l’art d’écrire un traité de mathématiques sans employer un seul mot de la langue usuelle. Ce nom en définissait très exactement la portée. Depuis on l’a élevée à une dignité plus éminente, en lui conférant le titre de logistique. Ce mot est, paraît-il, employé à l’École de Guerre pour désigner l’art du maréchal des logis, l’art de faire marcher et de cantonner les troupes ; mais ici aucune confusion n’est à craindre et on voit tout de suite que ce nom nouveau implique le dessein de révolutionner la logique.

Nous pouvons voir la nouvelle méthode à l’œuvre dans un mémoire mathématique de M. Burali-Forti, intitulé : Una Questione sui numeri transfiniti, et inséré dans le tome XI des Rendiconti del circolo matematico di Palermo.

Je commence par dire que ce mémoire est très intéressant, et si je le prends ici pour exemple, c’est précisément parce qu’il est le plus important de tous ceux qui sont écrits dans le nouveau langage. D’ailleurs les profanes peuvent le lire grâce à une traduction interlinéaire italienne.

Ce qui fait l’importance de ce mémoire, c’est qu’il a donné le premier exemple de ces antinomies que l’on rencontre dans l’étude des n·ombres transfinis et qui font depuis quelques années le désespoir des mathématiciens. Le but de cette note, dit M. Burali-Forti, c’est de montrer qu’il peut y avoir deux nombres transfinis (ordinaux), et , tel que ne soit ni égal à , ni plus grand, ni plus petit.

Or Cantor avait précisément démontré qu’entre deux nombres transfinis, il ne peut y avoir d’autre relation que l’égalité, ou l’inégalité dans un sens ou dans l’autre. Mais ce n’est pas du fond de ce mémoire que je veux parler ici ; cela m’entraînerait beaucoup trop loin de mon sujet ; je veux seulement m’occuper de la forme, et précisément je me demande si cette forme lui fait beaucoup gagner en rigueur et si elle compense par là les efforts qu’elle impose à l’écrivain et au lecteur.

Nous voyons d’abord M. Burali-Forti définir le nombre de la manière suivante :

ο ∩


définition éminemment propre à donner une idée du nombre aux personnes qui n’en auraient jamais entendu parler.

J’entends trop mal le Péanien pour oser risquer une critique, mais je crains bien que cette définition ne contienne une pétition de principe, attendu que j’aperçois en chiffre dans le premier membre et Un en toutes lettres dans le second.

Quoi qu’il en soit, M. Burali-Forti part de cette définition et, après un court calcul, il arrive à l’équation :

(27)  ο


qui nous apprend que Un est un nombre.

Et puisque nous en sommes à ces définitions des premiers nombres, rappelons que M. Couturat a défini également et .

Qu’est-ce que zéro ? c’est le nombre des éléments de la classe nulle ; et qu’est-ce que la classe nulle ? c’est celle qui ne contient aucun élément.

Définir zéro par nul, et nul par aucun, c’est vraiment abuser de la richesse de la langue française ; aussi M. Couturat a-t-il introduit un perfectionnement dans sa définition, en écrivant :

⁏ Λ : φ Λ · ͻ · Λ


ce qui veut dire en français : zéro est le nombre des objets qui satisfont à une condition qui n’est jamais remplie.

Mais comme jamais signifie en aucun cas je ne vois pas que le progrès soit considérable.

Je me hâte d’ajouter que la définition que M. Couturat donne du nombre est plus satisfaisante.

Un, dit-il en substance, est le nombre des éléments d’une classe dont deux éléments quelconques sont identiques.

Elle est plus satisfaisante, ai-je dit, en ce sens que pour définir , il ne se sert pas du mot un ; en revanche, il se sert du mot deux. Mais j’ai peur que si on demandait à M. Couturat ce que c’est que deux, il ne soit obligé de se servir du mot un.

VIII

︦ Mais revenons au mémoire de M. Burali-Forti ; j’ai dit que ses conclusions sont en opposition directe avec celles de Cantor. Or un jour, je reçus la visite de M. Hadamard et la conversation tomba sur cette antinomie.

« Le raisonnement de Burali-Forti, lui disais-je, ne vous semblet-il pas irréprochable ?

— Non, et au contraire je ne trouve rien à objecter à celui de Cantor. D’ailleurs Burali-Forti n’avait pas le droit de parler de l’ensemble de tous les nombres ordinaux.

— Pardon, il avait ce droit, puisqu’il pouvait toujours poser

ε̅

︦ Je voudrais bien savoir qui aurait pu l’en empêcher, et peut-on dire qu’un objet n’existe pas, quand on l’a appelé  ? »

Ce fut en vain, je ne pus le convaincre (ce qui d’ailleurs eût été fâcheux, puisqu’il avait raison). Était-ce seulement parce que je ne parlais pas le péanien avec assez d’éloquence ? peut-être ; mais entre nous je ne le crois pas.

Ainsi, malgré tout cet appareil pasigraphique, la question n’était pas résolue. Qu’est-ce que cela prouve ? Tant qu’il s’agit seulement de démontrer que un est un nombre, la pasigraphie suffit, mais si une difficulté se présente, s’il y a une antinomie à résoudre, la pasigraphie devient impuissante.

IX

Quels services peut donc nous rendre la pasigraphie ? Si la thèse des logiciens est vraie, tous les raisonnements mathématiques ne sont que des combinaisons mécaniques des règles de la logique. Je ne veux pas dire que les mathématiques pourraient être créées par un être absolument inintelligent. Mais le rôle de l’intelligence se borne à choisir dans un arsenal limité de règles posées d’avance, sans avoir le droit d’en inventer de nouvelles. Dans ce cas, tous ces raisonnements peuvent être pasigraphiés. Par conséquent la pasigraphie peut nous fournir un critérium pour décider la question qui nous occupe. Si tout traité de mathématiques peut être traduit dans le langage péanien, ce sont les logiciens qui ont raison. Si cette traduction est impossible, ou si on ne peut la faire qu’en introduisant des prémisses irréductibles à la logique, les Kantiens triomphent.

Encore convient-il d’examiner de près la traduction. Il ne suffit pas qu’on nous présente une page où il n’y a que des formules et pas un seul mot de la langue vulgaire pour que nous devions nous incliner. L’aventure de M. Burali-Forli suffit pour nous avertir de la nécessité d’être circonspect. Burali-Forli et Cantor sont arrivés à des conclusions contradictoires ; donc l’un ou l’autre se trompe. Le premier a employé la pasigrapbie ; le second aurait pu en faire autant au moins aussi facilement, et d’ailleurs au fond c’est lui qui a raison. Donc la pasigraphie ne nous préserve pas de l’erreur. Pourquoi ? Est-ce parce que les règles de la logique sont trompeuses ? Évidemment non ; c’est parce qu’on a fait un appel à l’intuition et qu’on l’a fait à faux. Cet appel a eu lieu, sans quoi on ne se serait pas trompé ; et il a été dissimulé, sans quoi on n’aurait pas pu employer le langage péanien. Il est donc possible, même quand on parle ce langage couramment, d’en appeler à l’intuition sans s’en apercevoir. Aussi sera-t-il nécessaire quand on sera en présence d’un raisonnement pasigrapbie, même quand ce raisonnement sera correct, d’examiner si un semblable appel n’est pas caché dans quelque coin.

X
La Logique de Russell.

M. Russell commence par développer les principes fondamentaux de la logique, et c’est aussi par là que M. Couturat commence son exposé. Il semble qu’il n’y ait rien à écrire de nouveau sur la logique formelle et qu’Aristote en ait vu le fond. Mais le champ que M. Russell attribue à la logique est infiniment plus étendu que celui de la logique classique et il a trouvé moyen d’émettre sur ce sujet les vues les plus originales et les plus justes.

D’abord, tandis que la logique d’Aristole était avant tout la logique des classes et prenait pour point de départ la relation de sujet à prédicat, M. Russell subordonne la logique des classes à celle des propositions. Le syllogisme classique « Socrate est un homme », etc., fait place au syllogisme hypothétique : Si est vrai, est vrai, or si est vrai est vrai, etc. Et c’est là, à mon sens, une idée des plus heureuses, car le syllogisme classique est facile à ramener au syllogisme hypothétique, tandis que la transformation inverse ne se fait pas sans difficulté.

Et puis ce n’est pas tout : la logique des propositions de M. Russell est l’étude des lois suivant lesquelles se combinent les conjonctions si, et, ou, et la négation ne pas. C’est une extension considérable de l’ancienne logique. Les propriétés du syllogisme classique s’étendent sans peine au syllogisme hypothétique et, dans les formes de ce dernier, on reconnaît aisément les formes scolastiques ; on retrouve ce qu’il y a d’essentiel dans la logique classique. Mais la théorie du syllogisme n’est encore que la syntaxe de la conjonction si et peut-être de la négation.

En y adjoignant deux autres conjonctions et et ou, M. Russell ouvre à la logique un domaine nouveau. Les signes et, ou suivent les mêmes lois que les deux signes et , c’est-à-dire les lois commutative, associative et distributive. Ainsi et représente la multiplication logique, tandis que ou représente l’addition logique. Cela aussi est très intéressant.

M. B. Russell arrive à cette conclusion qu’une proposition fausse quelconque implique toutes les autres propositions vraies ou fausses. M. Couturat dit que cette conclusion semblera paradoxale au premier abord. Il suffit cependant d’avoir corrigé une mauvaise thèse de mathématique, pour reconnaître combien M. Russell a vu juste. Le candidat se donne souvent beaucoup de mal pour trouver la première équation fausse ; mais dès qu’il l’a obtenue, ce n’est plus qu’un jeu pour lui d’accumuler les résultats les plus surprenants, dont quelques-uns même peuvent être exacts.

Une autre invention heureuse est celle de la fonction propositionnelle : on appelle ainsi toute proposition qui dépend de quelque chose de variable, et on la désigne par , étant la variable. La proposition peut être vraie ou fausse. Il peut arriver qu’elle soit vrai pour certains choix de et fausse pour certains autres, et c’est là l’origine de la notion de classe et de la logique des classes ; car définit la classe des pour lesquels la proposition est vraie. Et d’ailleurs toute classe peut être définie de cette façon, car la classe homme, par exemple, c’est la classe des pour lesquels la proposition «  est homme » est vraie, et cette proposition est une fonction propositionnelle de .

Il peut arriver aussi que la proposition soit vraie, pour tous les choix de , ou du moins pour tous les qui appartiennent à une classe donnée, par exemple à la classe définie par la fonction propositionnelle . On a alors

Si , .


C’est le genre de propositions que les scolastiques désignaient par .

Ou bien encore il peut arriver que la proposition soit vraie au moins pour un des de la classe . On a alors une proposition du genre de celles que les scolastiques désignaient par .

Mais, ce que je voudrais faire remarquer, c’est la relation entre ces propositions de la forme et de la forme avec la multiplication et l’addition logiques.

Si, en effet, la classe comprend par exemple quatre éléments la proposition

Si , quel que soit (forme )


signifie :

et et et (multiplication logique)
et la proposition
Si , au moins pour un (forme )


signifie

ou ou ou (addition logique)

Et cela peut nous fournir le moyen d’appliquer l’addition ou la multiplication logiques à un nombre infini de propositions.

On peut envisager aussi des fonctions propositionnelles de deux variables et  ; c’est ce que fait M. Russell et il construit ainsi la logique des relations, mais il écrit au lieu de . Ici aussi nous pouvons imaginer que soit vrai pour tous les choix de et , ou bien pour au moins un couple de valeurs de et , ou bien encore que, quel que soit , on puisse trouver un pour lequel la proposition soit vraie.

Il n’y a pas de raison pour ne pas envisager de fonctions propositionnelles de trois variables, et c’est au fond ce que fait M. Russell quand il parle de classes de relations, car alors varie, et est une fonction propositionnelle qui dépend de trois variables, et .

XI

On voit combien la nouvelle logique est plus riche que la logique classique ; les symboles se sont multipliés et permettent des combinaisons variées qui ne sont plus en nombre limité. A-t-on le droit de donner cette extension au sens du mot logique ? Il serait oiseux d’examiner cette question, et de chercher à M. Russell une simple querelle de mots. Accordons-lui ce qu’il demande ; mais ne nous étonnons pas si certaines vérités, que l’on avait déclarées irréductibles à la logique, au sens ancien du mot, se trouvent être devenues réductibles à la logique, au sens nouveau, qui est tout différent.

Nous avons introduit un grand nombre de notions nouvelles ; et ce n’étaient pas de simples combinaisons des anciennes ; M. Russell ne s’y est d’ailleurs pas trompé, et non seulement au début du premier chapitre, c’est-à-dire de la logique des propositions, mais au début du second et du troisième, c’est-à-dire de la logique des classes et des relations, il introduit des mots nouveaux qu’il déclare indéfinissables.

Et ce n’est pas tout, il introduit également des principes qu’il déclare indémontrables. Mais ces principes indémontrables sont des appels à l’intuition, des jugements synthétiques à priori. Nous les regardions comme intuitifs quand nous les rencontrions, plus ou moins explicitement énoncés, dans les traités de mathématiques ; ont-ils changé de caractère parce que le sens du mot logique s’est élargi el que nous les trouvons maintenant dans un livre intitulé Traité de logique ? Ils n’ont pas changé de nature ; ils ont seulement changé de place.

Ces principes pourraient-ils être considérés des définitions déguisées ? pour cela il faudrait que l’on eût le moyen de démontrer qu’ils n’impliquent pas contradiction. Il faudrait établir que, quelque loin qu’on poursuive la série des déductions, on ne sera jamais exposé à se contredire. Sans doute on verrait facilement qu’une opération nouvelle ne peut introduire de contradiction, s’il ne s’en est pas produit aux étapes précédentes. Mais conclure de là qu’il n’y en aura jamais, ce serait faire de l’induction complète ; et, le principe d’induction complète, rappelons-le bien, nous ne le connaissons pas encore.

Nous n’avons donc pas le droit de regarder ces axiomes comme des définitions déguisées et il ne nous reste qu’une ressource, il faut pour chacun d’eux admettre un nouvel acte d’intuition. C’est bien d’ailleurs, à ce que je crois, la pensée de M. Russell et de M. Couturat.

« On définit d’une manière analogue, dit par exemple M. Couturat, la somme et le produit logiques, non plus de deux relations, mais des relations de toute une classe : ces nouvelles définitions sont nécessaires, parce que les précédentes ne pourraient s’étendre par induction complète) qu’à une classe finie de relations, tandis que les nouvelles valent pour une classe quelconque, infinie aussi bien que finie.

« On est obligé de postuler, par des axiomes spéciaux, l’existence de la somme et du produit logiques ainsi définis pour toute une classe de relations. »

Ainsi, chacune des neuf notions indéfinissables et des vingt propositions indémontrables (je crois bien que si c’était moi qui a compté, j’en aurais trouvé quelques-unes de plus qui font le fondement de la logique nouvelle, de la logique au sens large, suppose un acte nouveau et indépendant de notre intuition et, pourquoi ne pas le dire, un véritable jugement synthétique a priori. Sur ce point tout le monde semble d’accord, mais ce que M. Russell prétend, et ce qui me paraît douteux, c’est qu’après ces appels à l’intuition, ce sera fini ; on n’aura plus à en faire d’autres et on pourra constituer la mathématique tout entière sans faire intervenir aucun élément nouveau.

XII

M. Couturat répète souvent que cette logique nouvelle est tout à fait indépendante de l’idée de nombre. Je ne m’amuserai pas à compter combien son exposé contient d’adjectifs numéraux, tant cardinaux qu’ordinaux, ou d’adjectifs indéfinis, tels que plusieurs. Citons cependant quelques exemples :

« Le produit logique de deux ou plusieurs propositions est …… » ;

« Toutes les propositions sont susceptibles de deux valeurs seulement, le vrai et le faux» ;

« Le produit relatif de deux relations est une relation » ;

« Une relation a lieu entre deux termes, » etc., etc.

Quelquefois cet inconvénient ne serait pas impossible à éviter, mais quelquefois aussi il est essentiel. Une relation est incompréhensible sans deux termes ; il est impossible d’avoir l’intuition de la relation, sans avoir en même temps celle de ses deux termes, et sans remarquer qu’ils sont deux, car pour que la relation soit concevable, il faut qu’ils soient deux et deux seulement.

XIII
Le Nombre Cardinal.

Entrons maintenant dans le domaine de l’arithmétique ; nous rencontrons d’abord ce que M. Couturat appelle la définition cardinale du nombre. Elle repose sur l’idée de correspondance. Deux classes ont même nombre cardinal quand on peut établir entre leurs éléments une correspondance bi-uniforme. Je n’examinerai pas si l’idée de correspondance constitue une notion nouvelle ; M. P. Boutroux a étudié la question au congrès de Genève (cf. également Revue de Métaphysique, juillet 1903), et la discussion à laquelle sa communication a donné lieu prouve au moins que la chose n’est pas aussi claire que le croient les logiciens.

Viennent ensuite les définitions de l’addition et de la multiplication. Si deux classes n’ont aucun élément commun, la somme des nombres cardinaux de ces deux classes sera le nombre cardinal de leur somme logique. Soient maintenant et deux fonctions prépositionnelles définissant deux classes ; alors le produit logique de ces deux propositions [ et ] pourra être regardé comme une fonction propositionnelle où la variable est représentée par le couple  ; cette fonction propositionnelle définit alors une classe ; et, si les deux variables sont indépendantes, le nombre cardinal de cette classe est le produit des nombres cardinaux des deux classes et

Je n’examinerai pas ici la question de savoir si la notion de l’indépendance des deux variables esl susceptible de définition. Nous pouvons l’admettre.

L’addition et la multiplication arithmétiques se déduisent ainsi de L’addition et de la multiplication logiques, et si les opérations, symbolisées par les signes et , satisfont aux lois commutative, associative et distributive, c’est tout simplement parce qu’il en est ainsi de l’addition et de la multiplication Logiques, caractérisées par les signes ou et et.

XIV

Ces définitions et ces démonstrations présentent un avantage important, elles s’appliquent aux nombres cardinaux infinis aussi bien qu’aux nombres cardinaux finis. Ce sont d’ailleurs les démonstrations mêmes de Cantor. Ce sont également, à y remanier de près, celles qu’on trouve dans les traités élémentaires d’arithmétique. Et cependant, quand j’ai étudié autrefois cette question dans mon article Sur la Nature du Raisonnement mathématique, j’avais cru devoir les rejeter ou tout au moins les laisser de côté.

Pourquoi cela ? parce qu’elles me semblaient exiger un appel trop direct et trop évident à l’intuition. Aujourd’hui elles nous reviennent et elles sont envisagées comme le type de la démonstration purement logique ; qu’y a-t-il donc de changé en elles ?

Pourquoi ce jugement synthétique qui nous semblait nécessaire a-t-il cessé de l’être ? Tout simplement, parce qu’on l’a déjà fait une fois, dans le chapitre intitulé Logique, et qu’il est inutile de le recommencer.

Et c’est bien le même : qu’est-ce qui distingue en effet l’intuition de l’addition logique de celle de l’addition arithmétique ? Dans cette dernière les éléments à additionner sont considérés simplement comme des individus, dépouillés par abstraction de toutes leurs différences qualitatives. Dans l’addition logique on se dispense de cette abstraction ; l’acte d’intuition est donc plus complexe, mais à part cela, c’est bien le même.

Je sais bien qu’on m’objectera que M. Russell, à l’inverse de ce qu’on l’ait d’ordinaire, se place d’abord au point de vue de la compréhension, et ensuite seulement au point de vue de l’extension. Et c’est là assurément une innovation très importante. Mais pour passer d’un point de vue à l’autre, un acte d’intuition est encore nécessaire.

XV

Jusqu’ici les logisticiens ont réussi à éviter sinon tout appel à l’intuition (ils les ont au contraire multipliés), du moins tout recours au principe de l’induction complète. Mais la question est de savoir s’ils pourront aller plus loin ; ils croient que oui, je crois que non, et c’est là le point qui nous divise. C’est donc ici seulement que le vrai débat commence.

Il est certain que si l’on ne pouvait aller plus loin, les mathématiques seraient bien réduites. Quelques identités algébriques et, en dehors de cela, aucun théorème général, et ce serait tout. Ce serait à grand’peine qu’on pourrait montrer par un exemple que tous les nombres ne sont pas égaux entre eux. Mais ni théorie des nombres, ni analyse, ni géométrie. À ce compte les traités de mathématiques seraient beaucoup moins gros et on pourrait réduire considérablement les programmes de l’enseignement secondaire.

XVI
L’Arithmétique.

J’arrive à ce que M. Couturat appelle la théorie ordinale et qui est le fondement de l’arithmétique proprement dite. M. Couturat commence par énoncer les cinq axiomes de Peano, qui sont indépendants, comme l’ont démontré MM. Peano et Padoa.

1. Zéro est un nombre entier.

2. Zéro n’est le suivant d’aucun nombre entier.

3. Le suivant d’un entier et un entier
auquel il conviendrait d’ajouter
tout entier a un suivant.

4. Deux nombres tuiliers sont égaux, si leurs suivants le sont.

5. Si est une classe telle qu’elle contient et que, si elle contient l’entier , elle contient le suivant de , alors elle contient tous les nombres entiers.

Ce 5e axiome est le principe d’induction complète.

M. Couturat considère ces axiomes comme des définitions déguisées ; ils constituent la définition par postulats de zéro, du « suivant », et du nombre entier.

Mais nous avons vu que pour qu’une définition par postulats puisse être acceptée, il faut que l’on puisse établir qu’elle n’implique pas contradiction.

Est-ce le cas ici ? Pas le moins du monde.

La démonstration ne peut se faire par l’exemple. On ne peut choisir une partie des nombres entiers, par exemple les trois premiers, et démontrer qu’ils satisfont à la définition.

Si je prends la série je vois bien qu’elle satisfait aux axiomes et  ; mais, pour qu’elle satisfasse à l’axiome , il faut encore que soit un entier, et par conséquent que la série satisfasse aux axiomes ; on vérifierait qu’elle satisfait aux axiomes , mais l’axiome exige en outre que soit un entier et que la série satisfasse aux axiomes, et ainsi de suite.

Il est donc impossible de démontrer les axiomes pour quelques nombres entiers sans les démontrer pour tous, il faut renoncer à la démonstration par l’exemple.

Il faut alors prendre toutes les conséquences de nos axiomes et voir si elles ne contiennent pas de contradiction. Si ces conséquences étaient en nombre fini, cela serait facile ; mais elles sont en nombre infini, c’est toutes les mathématiques, ou au moins toute l’arithmétique.

Alors que faire ? Peut-être à la rigueur pourrait-on trouver un moyen de montrer qu’un raisonnement nouveau ne pourra pas introduire de contradiction, pourvu que l’on suppose que, dans la suite des raisonnements antérieurs, nous n’en ayons pas rencontré jusqu’ici.

S’il en était ainsi, nous serions certains que nous n’aurions jamais à craindre de contradiction.

Mais cela c’est faire de l’induction complète, et c’est précisément le principe d’induction complète qu’il s’agirait de justifier.

Et qu’on n’aille pas dire : il s’agit de vérifier que le principe d’induction complète n’entraîne pas de conséquences contradictoires ; je dnis donc étudier les conséquences de ce principe et par conséquent j’ai le droit de lui faire jouer un rôle dans mes raisonnements.

Cela serait un paralogisme et pour deux raisons :

1o Si je m’appuie sur le principe lui-même pour montrer qu’il n’implique pas contradiction, je démontre seulement que s’il est vrai, il n’est pas contradictoire ; et cela ne nous apprend rien. Il ne suffit pas de comparer certaines conséquences du principe, il faudrait les comparer toutes.

2o Le principe n’aurait pas le même sens dans l’énoncé, et dans l’application que nous en ferions. Dans l’énoncé, il signifie : il y a des nombres qui satisfont au principe, et ces nombres, par définition, je les appelle entiers. Et dans l’application qu’est-ce que je fais ? Je dis que quel que soit le nombre de mes raisonnements successifs, je ne serai pas conduit à des conclusions contradictoires parce que ce nombre étant entier, satisfait au principe. Mais comment saurais-je que le nombre de mes raisonnements est un nombre entier ? Si je donne à ce mot le sens vulgaire, cela ne sera pas difficile ; mais si je le définis comme je viens de le faire, comment saurais-je que le nombre de mes raisonnements est un de ceux qui satisfont au principe ?

XVII

J’examinerai plus loin les tentatives que fait Hilbert pour sortir de ces difficultés ; mais j’aurais voulu d’abord réfuter la démonstration de MM. Russell et Couturat. Ce qui m’en empêche c’est que cette démonstration n’existe pas.

« Cette définition, dit simplement M. Couturat, n’assure ni l’existence, ni l’unicité de l’objet défini. C’est surtout l’unicité qui ne paraît pas évidente. » Suivent de longues considérations sur l’unicité et de l’existence il n’est pas question.

Et alors un problème psychologique se pose : comment deux logiciens aussi avisés ne se sont-ils pas aperçus de cette lacune ?

C’est d’abord que M. Couturat a suivi M. Russell pas à pas ; mais il reste à expliquer ce qui est arrivé à M. Russell. Peut-être trouverons-nous cette explication dans un autre de ses écrits. « The principle of mathematical induction, dit-il quelque part (Mind, juillet 1905), says not merely that the addition of 1 will always give a number, but that every natural number can be obtained by such additions starting from 0. » Mais ce n’est pas cela du tout, le principe d’induction ne signifie pas que tout nombre entier peut être obtenu par additions successives ; il signifie que pour tous les nombres que l’on peut obtenir par additions successives, on peut démontrer une propriété quelconque par voie de récurrence.

Un nombre peut être défini par récurrence ; sur ce nombre on peut raisonner par récurrence ; ce sont deux propositions distinctes. Le principe d’induction ne nous apprend pas que la première est vraie, il nous apprend que la première implique la seconde.

Voilà la confusion qu’a faite M. Russell, et voilà qui explique comment il a pu sans s’en apercevoir avancer une définition qu’il était incapable de justitier en démontrant qu’elle était exempte de contradiction.

(À suivre.)
H. Poincaré.