Les Marocaines chez elles

Les Marocaines chez elles
Edith Wharton

Revue des Deux Mondes tome 45, 1918


LES
MAROCAINES CHEZ ELLES


I

Entre les rangs immobiles de la garde, nous traversons la cour d’honneur brûlée de soleil. Sur le seuil d’une porte une négresse nous attend, qui nous mène à travers une autre cour, toute dallée de faïences polychromes, celle qui précède les appartements de cérémonie du Grand Chef.

Nous passons par une troisième porte, gardée par le chef des Eunuques, un grand noir aux yeux d’émail ; ensuite, c’est le dédale des petits patios secrets où bruit l’eau des fontaines, et des couloirs interminables grouillant d’esclaves en vêtements grisâtres qui se rangent contre les murs pour nous laisser passer. De grandes pièces donnent sur ces couloirs, cuisines, offices, lavoirs, on ne sait trop quoi. Curieuses, les négresses nous regardent du seuil, accourues au bruit de notre arrivée. Voici, dans un coin, sur un banc garni de nattes, un esclave qui surveille trois ou quatre grands perroquets gris perchés sur le haut de leurs cages. Ensuite, au bout d’un autre couloir, un escalier en bois, très étroit, que nous montons.

Sur le premier palier, une jeune femme parait, gracieuse et parée, en robe de fête et babouches brodées d’or. Toute souriante, elle nous tend la main, nous regarde avec de grands yeux accueillants, et nous accompagne en gazouillant des mots, hélas ! incompréhensibles. Un deuxième palier, une deuxième apparition. Cette fois, c’est une petite créature toute jeune, gaie, rougissante, engoncée dans son splendide caftan de brocart rouge lamé d’argent, avec la large ceinture de tissu d’or de Fez, raide comme un corset, et sur le front un diadème serti de pierres. Elle aussi nous prend la main, nous sourit, nous accompagne avec un joli babil d’oiseau ; puis une troisième nous rejoint au troisième étage, et guidées, entourées, nous gagnons enfin un grand « mirador » tout en haut du palais, d’où, à travers les nombreuses fenêtres, on voit la plaine poussiéreuse bordée de vieux murs rouges, la ville blanche qui les surmonte, et l’étincellement glauque de l’Atlantique.

Mais voici encore d’autres jeunes femmes qui arrivent, toutes jolies, avec une joliesse particulière, que je ne verrai nulle part ailleurs au cours de mon voyage. D’où viennent-elles, ces femmes aux ronds visages, aux pommettes légèrement saillantes, aux beaux yeux asiatiques un peu bridés, au teint brun et rosé de grenades mûres ? Leurs fortes lèvres rouges s’ouvrent, dans un sourire infiniment doux, sur les mêmes jolies dents, les mêmes mains souples et brunes sortent des lourdes manches de leurs caftans. Et, toutes, elles ont les mêmes mouvements jeunes et vifs, un peu entravés par les costumes de gala révolus pour la grande fête rituelle. Ces costumes, elles les garderont jusqu’au soir, car le Maître doit faire venir les chanteuses pour égayer leur après-midi.

Je cherche, tout en échangeant des compliments par l’intermédiaire de notre interprète, à noter les détails de leurs costumes. Mais comment décrire ce savant fouillis de gazes claires jetées sur les lourds brocarts, le joli mouvement donné aux draperies par les épais sautoirs de soie à gros passants d’or qui sont glissés sous les aisselles et relèvent les lourdes manches, le bouffant des beaux tissus formant des plis à la Véronèse au-dessus des larges ceintures rigides, et surtout la complication extraordinaire des coiffures ? Les cheveux noirs, crépelés, rasés sur les fronts bombés, ne font qu’une ligne noire sous le diadème d’or ou la bande de gaze qu’un bijou retient au-dessus des sourcils arqués ; puis vient le lourd échafaudage de nattes noires, mêlées de laine noire, et dessinant derrière la tête la courbe d’une double anse, dont le haut est voilé par un enroulement de gazes légères sur un fichu de soie à couleurs éclatantes. De chaque côté du visage, d’autres nattes retombent sur les oreilles chargées de lourdes boucles d’oreilles, pendeloques de corail, grands anneaux d’or sertis d’émeraudes ou de perles, « bijoux de juifs » fabriqués dans les Mellahs bleus des villes blanches. Et des colliers sans nombre retombent sur le chatoiement du riche caftan, au-dessus de la petite ruche à la Watteau en gaze rose, ou bleue, ou blanche, montée sur un étroit tour de cou de velours noir : colliers d’or, d’ambre, de corail, mélanges baroques d’amulettes et de pierres frustes serties dans la même orfèvrerie du Mellah. Tout cela forme un ensemble d’un éclat extraordinaire, où les gazes roses se mêlent aux brochés bleu et or, les gazes blanches aux soies vieux rose et aux ceintures vert pomme ou violet ; et à travers le groupe se faufile un petit négrillon à frimousse de Zamor, dont le caftan violet, lamé d’argent, est ceint d’une belle écharpe de soie framboise.

Les jeunes femmes ont déposé leurs babouches dorées au seuil du mirador. Du pas léger et silencieux de leurs pieds nus teints de henné elles nous guident vers les divans qui entourent la pièce. A chaque mouvement, un parfum subtil se dégage de leurs draperies, une odeur d’ambre, de bois de santal et d’eau de rose. Elles nous regardent toujours avec leurs grands yeux doux et curieux, étudiant les détails de nos pauvres « tailleurs, » de nos ridicules chaussures, tandis que leurs pieds couleur d’écorce de grenade apparaissent sous les plis volumineux de leurs belles robes. Sans doute, elles nous trouvent d’une élégance extraordinaire, et nous envient nos pauvres jupes en laine, nos blouses « chemisiers, » et tout ce qui, dans notre costume pratique et si peu pictural, ressemble le moins à leurs somptueux atours. Car le même instinct puéril qui nous pousse, nous femmes occidentales et affranchies, vers toutes les extravagances de la mode, quelle que soit sa laideur ou sa pauvreté, fait sans doute que ces princesses de rêve brûlent d’échanger leurs babouches dorées pour nos « Oxford » en cuir jaune, leurs lumineux brocarts pour nos tristes cheviottes. Nous devinons même que ce qu’elles nous envient le moins, c’est peut-être ce que nous avons de mieux, — la finesse plus sobre des bijoux, les raffinements du linge que l’on ne voit pas.

Le mirador où nous sommes assises donne sur une grande pièce, longue galerie dominant tous les autres bâtiments du palais, et dont les fenêtres donnent d’un côté sur la mer, de l’autre sur la ville blanche et la plaine rouge. Au bout de cette galerie se trouve un grand lit de parade surélevé sur une estrade. Les deux pièces sont pavées de carreaux de faïence sur lesquels sont jetés des tapis marocains modernes aux tons trop violents. Le long des murs sont rangés des divans-matelas, recouverts d’une espèce de toile bise à larges rayures, sur lesquels sont amoncelés des coussins sans nombre, la plupart voilés de housses en mousseline blanche à semis : à vrai dire, c’est le tissu dont sont faits les plus humbles rideaux de vitrage en Europe. Quelques fauteuils dorés, d’un vague Louis-Philippe, italien ou espagnol, et recouverts de lampas clair, sont groupés sur les tapis. Mais le principal ornement des deux pièces est formé par la longue série de pendules alignées contre les murs. Les pendules ont été, de tout temps, l’ornement préféré des palais musulmans ; partout elles témoignent du luxe et du raffinement du maître de la maison. Mais ce qui distingue celles qui entourent les deux pièces où nous nous trouvons, c’est leur taille gigantesque, disproportionnée. Il y en a de la forme allongée et monumentale des grandes pendules anglaises ou hollandaises, faites pour être posées par terre dans les halls ou sur les paliers d’escaliers ; mais entre celles-ci s’en trouvent d’autres, qui ont, elles, la forme massive des pendules Louis XIII à fronton, qui se placent ordinairement sur un meuble ou une cheminée, et ces dernières, également, sont démesurément grandes, et, placées par terre, font l’effet d’une rangée d’armoires. En dehors des horloges, nul bibelot, sauf un seul bronze banal, dans l’une ou l’autre des deux pièces.

Mais voici qu’une des jeunes femmes nous fait signe de nous approcher des fenêtres de l’étroite loggia qui règne autour du mirador, et d’où l’on domine la cour d’honneur et les approches du palais. Ces fenêtres sont en vitraux de couleurs, de tons crus et heurtés comme les tapis étalés sous nos pieds. On nous fait signe de les ouvrir, mais prudemment, sans trop nous laisser voir ; puis le petit groupe se retire en riant au milieu de la pièce, afin de ne pas être vu par-dessus les épaules des femmes roumis qui, étourdiment, se penchent dehors.

Au-delà des murs de la cour, du côté des grandes tentes rituelles, un nuage de poussière rouge s’élève. A travers son voile, nous devinons le déploiement de la dernière tribu, galopant sous son étendard vers les portes de la ville, la cérémonie terminée ; puis la poussière tombe, ne laissant dans l’atmosphère accablée de chaleur qu’une traînée de vapeur rose, et voici que s’avance vers nous une procession lente et blanche. Sur les pentes nues autour du palais des salves d’artillerie éclatent, et la marche solennelle du défilé continue à travers la fumée des pièces juchées sur les talus.

Les portes de la grande cour s’ouvrent ; les caïds, les chambellans, grands dignitaires de la maison, accourent, tous de blanc drapés, baisent l’étrier du maître, le bord de ses gazes neigeuses ; puis la procession, à pied, traverse la cour intérieure dallée de faïences, entre une double rangée de serviteurs, et va s’engouffrer sous l’arc outrepassé des salles de cérémonie du fond.

Subitement on nous fait signe de nouveau, et nous rentrons de la loggia. Une femme plus âgée, qui paraîtrait une vieille femme chez nous, mais qui n’a peut-être pas cinquante ans, vient d’arriver : nous savons que c’est la mère du seigneur de céans, et même si nous ne l’avions pas su, nous aurions deviné que nous nous trouvions en présence d’une personne d’un rang exalté.

Respectueuses et caressantes, les jeunes femmes l’entourent, et elle s’avance vers nous, petite, trapue, brune et ridée comme une vieille grenade, mais si noblement majestueuse sous sa coiffure de multiples fichus de gaze, qu’elle semble porter une couronne. A chacune de nous elle donne sa petite main grasse ; puis elle s’assoit et cause, sereine, souriante, mais si alerte, si humaine, en comparaison des autres, ces jeu nos créatures toutes si puérilement pareilles, et que nous semblons toujours voir à travers la gaze décevante d’un décor de théâtre !

La vieille princesse, elle, est Circassienne. Elle vient du pays des belles femmes, de celles qui ont toujours été les plus recherchées pour les harems princiers ; et peut-être elle aussi a-t-elle été très belle. Ce qui frappe en elle maintenant, c’est surtout l’intelligence alerte de sa figure à la fois astucieuse et bienveillante, c’est l’étincellement des yeux noirs, le sourire ironique et indulgent des lèvres ridées ; c’est surtout la dignité de la vieille femme qui ne cherche pas à se rajeunir, mais qui porte avec fierté l’empreinte des années et de l’expérience. On la dit une femme remarquable, le conseiller respectueusement écouté de son fils ; et l’on devine que son intelligence s’est toujours exercée, ne s’est jamais laissée assoupir dans la molle torpeur du harem. C’est par-là que nous nous sentons, nous autres occidentales, subitement si près d’elle, malgré l’obstacle de la langue inconnue : un cerveau vit derrière ce beau front chargé de voiles, et nous regarde par ces yeux vifs qui sont connue deux fenêtres ouvertes dans le mur impénétrable du sérail.


II

…Comme toujours, l’après-midi, nous traversons les jardins du palais pour monter sur les mules sellées de vieux rose qui nous attendent à la porte de la grande cour.

C’est l’heure magique où Fez revêt son voile de mystère. Le soleil est encore haut dans un ciel sans nuages ; mais dans les rues étroites et perpendiculaires de Fez Elbali, sous les voûtes tortueuses percées dans les flancs des palais, le crépuscule descend déjà.

Au lieu de nous diriger, comme d’habitude, vers les bazars, nous prenons aujourd’hui par le quartier des jardins, descendant à travers les ruelles étranglées entre des murs d’une hauteur invraisemblable, derrière lesquels nous entendons gronder les eaux souterraines, et nous devinons-des fouillis d’orangers et de jasmins. Çà et là, une porte verte rompt la monotonie des murailles, ou bien un couloir voûté nous laisse apercevoir un coin de patio, où nous voyons des esclaves accroupis ; puis les murs recommencent, murs de palais maintenant, car nous sommes descendus plus bas que la zone des jardins, immenses façades grises et croulantes, se penchant l’une vers l’autre à travers le rétrécissement progressif des ruelles, et percées à peine de quelques meurtrières grillées de fer qui sont bouchées de chiffons immondes et de toiles d’araignées.

« Gare aux têtes ! » crie le conducteur qui nous précède, et nous nous penchons sur les cous de nos montures comme des jockeys sur le « home stretch, » pour ne pas nous cogner contre les poutres pourrissantes qui supportent les étages jetés à travers les rues. « Gare aux têtes ! » répète-t-il ; et cette fois, c’est l’arc abaissé d’une des portes intérieures de la ville qui nous menace ; ces lourdes portes bardées et cloutées de fer, aux verrous gros comme le bras, qui séparent l’un de l’autre les différents quartiers de Fez — ces portes qui, même maintenant, sont fermées tous les soirs, mais qui, malgré l’ordre donné, ne le furent pas le soir du massacre de 1912.

Tout ce quartier est muet, abandonné. Dans cette ville grouillante, personne ne semble plus vivre. Nous savons que, tout près, la vie tumultueuse des souks bouillonne et déborde ; mais autour de nous le silence est si complet que le « balek » jeté par notre guide aux tournants des ruelles se répercute longuement sous les voûtes des palais.

Nous dégringolons toujours vers le fond de l’étrange cratère de Fez Elbali ; mais pouvons-nous descendre plus bas encore ? La dernière ruelle que nous voyons au-delà du tunnel dans lequel nous nous sommes engagés parait vraiment trop étroite pour laisser passer nos montures. Et puis, tout au fond, elle est barrée par un mur ; nous avons l’impression d’être entrés dans un cul-de-sac au-delà duquel on ne peut pas passer. Mais qu’importe ? Puisque enfin notre guide s’arrête, et que voici quelques serviteurs qui se lèvent des bancs en pierre appuyés contre la muraille d’un palais. On prend mon étrier et je saute à terre.

Sur le seuil, un tout jeune homme au visage doux et intelligent s’avance parmi les serviteurs. Il nous tend la main, et dans un excellent français nous souhaite poliment la bienvenue : c’est un des fils cadets de la maison, dont l’éducation a été faite en Algérie. Nous le suivons à travers le couloir lambrissé de faïence qui se retourne en angle aigu, cachant du, dehors l’intérieur de l’habitation ; et nous nous trouvons dans un patio au clair dallage céramique, au milieu duquel gazouille et sautille l’inévitable fontaine.

Nous sommes chez un haut fonctionnaire du Makhzen. Sortant d’un appartement qui donne sur le patio, il fait quelques pas vers nous, et nous accueille en souriant. C’est un homme grand, déjà âgé, d’un fort embonpoint, noblement drapé, et enturbanné de gazes blanches et souples. Nous prenons place sur les divans qui entourent la pièce, une longue salle étroite qui n’a d’autres meubles que des divans et quelques tapis de Rabat. De l’autre côté de la cour se trouve un arc correspondant à celui qui donne accès à cette pièce. Un rideau en cotonnade blanche est suspendu dans l’ouverture de cet arc, et quelquefois un coin de ce rideau est soulevé, et des enfants pâles et joufflus, aux grands yeux curieux, nous regardent et disparaissent, tirés en arrière par des mains de femmes. Puis on entend des rires étouffés derrière le rideau, dont une négresse, en montrant ses belles dents, vient vite rajuster les plis dérangés.

Il y en a trois, de ces négresses, toutes grasses, alertes, remuantes, habillées de djellabas blanches sur des caftans de couleurs vives, le châle rayé noué autour des hanches et dessinant les courbes rebondies du ventre et des cuisses. Coiffées de fichus multicolores, avec de grands anneaux d’argent aux oreilles, les poignets cerclés de lourds bracelets du Mellah, elles vont et viennent, agitées, affairées, dérangeant les vieillards somnolents, serviteurs ou clients, qui se tiennent accroupis près de la porte d’entrée, bousculant les jeunes domestiques, cherchant de l’eau, apportant un gros paquet de menthe fraîche, disparaissant derrière le rideau mystérieux, comme pour prendre les ordres de la maîtresse de maison invisible, puis reparaissant avec un plateau de cuivre, un samovar, une théière, qu’elles remportent ensuite, on ne sait où ni pourquoi.

Subitement, tout à fait en haut de la maison à trois étages, penchée sur un balcon vert, et projetée sur le ciel comme dans une fresque de Tiepolo, la plus grosse et la plus âgée des trois apparaît, crie des ordres aux doux autres, discute longuement avec elles, puis descend, traverse le patio, affairée et majestueuse, avec un balancement rythmé de son gros corps robuste, et de nouveau disparait.

Sur ces entrefaites, le jeune fils de la maison m’apprend que son père désire me présenter aux dames de la famille. Je suis le jeune homme à travers le patio, le rideau se soulève, et je me trouve dans une pièce étroite correspondant exactement à celle que je viens de quitter, et où sont assises six ou sept dames arabes, avec de nombreux enfants. La maîtresse de maison, une belle Algérienne aux traits fins et fatigués, me reçoit avec grâce et me place à sa droite. Autour d’elle sont ses filles, ses belles-filles et leurs enfants, — je me perds un peu dans le dédale des parentés. Toutes sont de jeunes femmes, richement, mais sobrement habillées ; leurs visages pâles et ronds, surmontés des diadèmes mis en honneur de ma visite, sont gras, inanimés, comme alourdie par l’inaction et le manque J’air. Mais toutes ont le regard très doux, le sourire accueillant, et un accord parfait semble régner entre elles ; la présence des enfants qui se roulent sur le tapis dans leurs petites chemises courtes donne à la scène un air familial et enjoué. Une des jeunes femmes allaite un poupon brun et pâle, aux cheveux crépus, et les autres la regardent, ravies.

Après le premier échange de politesses, la conversation, comme toujours, languit. Certes, j’ai un excellent truchement, mais c’est le fils du maître de la maison ; comment, par son intermédiaire, causer librement avec sa mère, ses sœurs, ses belles-sœurs, des choses puériles ou intimes qui, seules, ont le pouvoir d’éveiller ces êtres inertes ? Et puis… et puis… la distance est trop grande entre le libre cerveau de la femme occidentale et ces cerveaux façonnés aux longues dissimulations et aux souplesses d’esclave. Rien de plus difficile, pour une étrangère de passage dans le pays, que de soutenir une conversation avec ces êtres engourdis dans la somnolence séculaire du harem. En certains pays musulmans, — en Turquie et en Algérie, par exemple, — les femmes du meilleur monde sortent quelquefois, vont au hammam, échangent des visites, circulent même dans les souks sous la surveillance des eunuques. Pour la grande dame marocaine, entre le mariage et l’enterrement, aucune sortie, sauf au cas d’un déplacement collectif du harem ; et il n’y a que quelques très grands seigneurs qui transportent ainsi leurs gynécées d’une ville à une autre. En général, les femmes restent étroitement enfermées entre les murs du vieux palais croulant où, toutes jeunes, on les amena au maître, et où aucune nouvelle de la vie extérieure ne leur arrive, sauf les potins rapportés par les négresses.et les esclaves de basse condition qui, elles, circulent dans la ville.

Dans le milieu aimable et familial où je me trouve, je sens bientôt l’étouffante atmosphère de la prison. Ces femmes me regardent avec de douces prunelles vides, à peine traversées par une vague lueur de curiosité bientôt éteinte. On a le sentiment qu’elles sont trop ignorantes pour que leur imagination soit effleurée par l’idée de l’inconnu : placides bêtes ruminantes, elles ne devinent rien au-delà de l’enclos où elles paissent.

Sans doute, le maître se rend compte de la difficulté que j’éprouve à soutenir une conversation avec son doux troupeau ; ou bien, craint-il au contraire les confidences indésirables ? On dit beaucoup qu’au Maroc les grands seigneurs n’encouragent pas les visites des voyageuses occidentales… En tout cas, une esclave m’annonce que le thé est préparé dans la pièce que je viens de quitter. Je fais mes adieux aux dames du harem, et aux enfants drôles et pâlots, et le fils me reconduit à travers le patio.

En mon absence, je m’aperçois que chez ces messieurs également la conversation a langui. L’ami qui m’accompagne est habitué à ces sortes de cérémonies ; mais lui aussi a subi l’effet de l’ambiance arabe, et le sourire de circonstance est figé sur ses lèvres.

Le vieux magistrat sourit aussi, de toutes ses fines rides astucieuses. Majestueusement accroupi, dandinant doucement sa noble corpulence, il attend en silence les interminables préparatifs du thé. A travers le patio, il y a le même va-et-vient des trois négresses affolées, le même ahurissement des clients qu’elles dérangent et bousculent. On dirait que ce rite quotidien est un événement inouï… Pour nous distraire, on décroche la cage d’une belle colombe grise suspendue sous l’arcade, et on me l’apporte. La colombe roucoule paisiblement : son œil fixe et doux a le même regard que celui des dames d’en face. On l’emporte, et au même moment les esclaves s’écartent respectueusement de la porte d’entrée, et un homme d’une trentaine d’années, d’un port noble et élégant, s’approche de nous. Penchant sa fine tête aux traits graves, il baise l’épaule du vieux seigneur, puis il nous salue. C’est le fils aîné, le mari d’une ou deux des petites femmes pâles ; c’est lui qu’on attendait pour faire le thé.

Avec la gravité que comporte ce rite, il s’accroupit dans un coin du patio, on place le plateau et la théière devant lui, et le va-et-vient des négresses recommence…

Soudain, nouvelles fusées de rires derrière le rideau. Un petit garçon s’est échappé, et court vers nous. Il n’a, sur son petit corps gras et brun, qu’une courte chemise en toile écrue, et une amulette suspendue autour du cou. Le vieillard, les bras tendus, se penche vers lui, ravi, — c’est son dernier né, c’est le plus jeune frère de l’homme majestueux qui prépare le-thé… Ensuite arrivent, escortés par leurs esclaves, deux charmants garçons aux beaux yeux fendus, qui reviennent de l’école coranique ; encore deux fils cadets du maître. Tous ces jeunes gens se sourient, s’embrassent et caressent tendrement le petit bonhomme gambadant. Et voici finalement, dans de pauvres verres posés dans des moulures de métal, le thé à la menthe, fumant et sucré, et les petits croissants aux amandes saupoudrés de sucre. A moitié assoupis, nous dégustons en silence le repas que l’on a mis si longtemps à préparer, et la nuit tombe sur Fez lorsque enfin nous remontons les rues escarpées vers notre palais.


III

Une fin de journée sans nuages flamboie sur la grande capitale du sud.

Du haut du palais du Grand Vizir, où nous sommes montés pour voir l’Atlas neigeux éclairé par les derniers rayons du soleil, on nous montre un autre palais, émergeant de jardins ombrageux : c’est celui du Caïd que nous devons visiter demain.

Autour de nous s’étendent à perte de vue les toits de la ville. Sur leurs terrasses nous voyons paraître des groupes de femmes on robes claires, des enfants suivis de négresses affairées. A nos pieds s’étendent les terrasses du Mellah ; là, les toilettes des femmes sont plus voyantes, plus bariolées, et l’on voit à la lueur du couchant l’éclat de leurs lourds bijoux, colliers, fibules, immenses boucles d’oreilles circulaires frangées de perles. Plus loin, d’autres groupes plus pâles, des draperies mauves et vieux rose, déjà estompées par la brume dorée qui flolte sur la ville ; et toutes ces nuances se confondent, se séparent, se recomposent en de nouvelles harmonies, dans le va-et-vient perpétuel des femmes libérées un instant de leurs cloîtres moroses.

Autour de la ville l’immense cercle de l’oasis, le tapis bleu-vert et luisant des dattiers, se déroule vers l’Atlas étincelant. Entre l’oasis et les murs rouges, il y a un frémissement de feuillage argenté : ce sont les grandes oliveraies du Sultan, qui s’étendent jusqu’aux portes de la ville. Çà et là, plus près de nous, des minarets revêtus de faïences vertes, d’où tombe le mélancolique appel à la prière ; et, au milieu de la ville, s’élevant au-dessus des coupoles et des minarets comme en un coup d’aile superbe, l’immense, l’aérienne Koutoubia qui est la gloire de l’Islam.

Nous voici, le lendemain, à la porte du palais que nous voyions hier du haut de notre terrasse. C’est une grande demeure seigneuriale, dont nous avons longtemps longé les murs en pisé rouge avant d’arriver à l’entrée. Nous traversons la cohue des clients qui encombrent la place : riches personnages noblement drapés de mousseline blanche, dont des esclaves tiennent les mules blanches sellées de rose ; farouches guerriers de l’Atlas, ayant, sur chaque oreille, la boucle en tire-bouchon qui atteste les prouesses militaires ; négociants juifs, femmes du peuple guêtrées de cuir, apportant des poules ou du fromage, mendiants étalant leurs plaies et roulant leurs yeux aveugles dans des orbites sanguinolentes, enfin, des jeunes gens et des hommes d’allure guerrière flânant sous la voûte, et qui sont sans doute de la maison du grand chef.

Un personnage d’âge mur, enveloppé de mousselines immaculées, se montre sur le seuil, et toute la troupe s’incline : c’est le chambellan du Caïd, qui s’avance à notre rencontre. Nous le suivons le long des frais couloirs dallés, entre des murs révolus de mosaïques et bordés de bancs on pierre, où des mendiants psalmodient sur leurs nattes. Des ouvriers de Fez, agenouillés sur notre chemin, s’écartent pour nous laisser passer. Patiemment, ils sertissent les cubes brillants, bleus, verts et noirs, dans l’émail blanc des faïences ; car ce palais est tout neuf (comme beaucoup des belles demeures marocaines) et le Caïd, grand bâtisseur, et respectueux de la tradition, s’occupe à orner sa demeure des mosaïques de Fez, dont les ouvriers du Sud n’ont pas le secret.

Nous arrivons à une cour intérieure où l’eau bruit et des roses grimpantes enlacent un bosquet de cyprès. Ici, le Caïd nous attend. Il accueille avec un sourire amical mes compagnons, un officier français et sa jeune femme, qui sont des amis de longue date ; il m’adresse quelques paroles par l’intermédiaire de l’officier indigène qui nous accompagne ; puis nous traversons la cour pour gagner la pièce où nous devons goûter.

C’est toujours le même décor : la salle longue et étroite, dont les arcades s’ouvrent sur le patio de faïence : les matelas recouverts d’un banal coutil rayé, sur lesquels s’entassent les coussins housses de mousseline. A l’autre bout de la pièce, sur une estrade, un lit en cuivre imitant le « Louis XVI » canné, et surchargé d’ornements. Des bouquets de fleurs en cire sous des globes allongés ; quelques bibelots cosmopolites ; des pendules. Et cependant, ce grand seigneur, dont le profil basané, au nez aquilin, à la bouche énergique et sensuelle, aurait pu servir de modèle à Carpaccio ou à Jean Bellini, cet illustre guerrier de l’Atlas, possède, dans la montagne, de vieux châteaux forts aux donjons crénelés, où, dans d’immenses cours, ses fauconniers, ses troupeaux et ses meules de sloughis s’abritent derrière des remparts farouches. Il vit, une partie de l’année, de la vie d’un prince du moyen âge ; entre temps, il circule en automobile sur les nouvelles routes françaises, fait de la diplomatie, construit des palais, collectionne des pendules.

Nous nous installons sur le divan, on apporte le thé, et tandis que nous causons, je remarque une toute petite négresse, une fillette de sept à huit ans, appuyée contre le chambranle de la porte, et qui nous observe, immobile. Comme la plupart des esclaves, même dans les plus grandes maisons, cette enfant est presque en haillons : une gandourah en mousseline sale est drapée sur son pauvre caftan fané, et sa petite figure est triste, profondément. Appuyée contre la porte, elle guette chaque mouvement du maître, qui ne la regarde jamais, qui jamais ne lui adresse la parole ; et toujours elle devine son moindre désir, et trottant menue sur ses pieds nus, elle remplit sa tasse sans qu’il la tende, nous passe les petits gâteaux blancs, ou emporte nos tasses vides. Puis, silencieuse, elle regagne la porte, et reprend la même pose attentive et résignée.

Enfin une grande négresse arrive, loqueteuse aussi, mais souriant de l’éternel sourire du harem ; elle vient nous introduire, M, ne de… et moi, auprès des femmes du Caïd.

Nous traversons la cour, et au bout d’un couloir nous pénétrons dans un patio intérieur, sans parterres de fleurs, mais où murmure l’eau dans une jolie vasque entourée de pigeons. Ici, la même salle à divans donne sur le même dallage aveuglant. Les rideaux de toile s’écartent, et un groupe de dames aimables et parées nous accueillent avec empressement. La pièce est quelconque, — on a toujours l’impression que les visites sont reçues dans une espèce de « parloir » officiel, et que la vie privée des harems se déroule dans un décor moins banal. Ici, sur les murs nus, pas même de stucs enroulés ; rien que quelques photographies fanées et un peu « province, » mais qui en disent long sur le passé des aimables personnes qui nous reçoivent. Car ces jeunes femmes dans leurs caftans de brocart, ceinturés d’or et voilés de mousseline rose, mauve ou bleu tendre, ces jolies femmes aux coiffures compliquées, aux visages tatoués, aux pieds nus bronzés par le henné, sont les mêmes que nous voyons dans ces photographies en toilette de bal à volants, coiffées à l’européenne, et combien gauches et ridicules et heureuses dans leurs costumes d’Occidentales affranchies !

Ces photographies, c’est le passé, c’est la liberté, c’est presque l’Europe ; car les femmes du grand Caïd sont des Circassiennes, élevées à Constantinople, où les dames turques circulent presque librement, échangent des vigiles, se promènent dans les bazars, s’habillent à l’européenne. Et dans les beaux yeux peints levés vers ces photographies, quelle nostalgie, que de regrets… mais aussi quelle résignation atavique, quelle acceptation tout orientale du sort que le destin leur réserve !

En tout cas, elles sont bien plus animées, plus vivantes que les grandes dames de naissance marocaine, — et combien heureuses de causer avec mon amie, dont elles connaissent la belle-sœur, et qui peut, en arabe, leur donner de ses nouvelles !

Tandis que j’écoute leur gentil babil, j’essaye de deviner laquelle d’entre elles est la préférée, ou tout au moins la première par le rang. Est-ce la jolie créature au visage rond, habillée d’un caftan rose thé recouvert de gaze bleu pale, et qui porte entre ses bandeaux noirs une perte baroque en ferronnière ? Ou bien celle, moins jolie, mais plus vivante, plus expressive, qui s’est installée derrière le samovar et surveille les préparatifs du thé ? Ou bien encore la petite brune aux grands yeux fendus, que sa pose langoureuse et son riche caftan de velours rouge brodé d’or, sur lequel retombent de multiples colliers de perles, transforment en « Haïdée » de gravure romantique ? Ou encore la grande mulâtresse, si noble et libre d’allures, si splendidement drapée de brocart bleu voilé de mousselines roses, et que les autres jeunes femmes traitent avec un si amical respect ?

Comme dans tous les harems « distingués, » une égalité parfaite semble régner entre ces dames, et il nous est impossible de deviner laquelle d’entre elles dépasse les autres, soit par le rang, soit par la faveur du maître…

On a demandé à mon amie des nouvelles de son petit garçon ; et elle, en retour, demande à voir les enfants de ces dames. Hélas ! il parait qu’il n’y en a qu’un, le fils de l’épouse morte… Les figures des jeunes femmes s’assombrissent, et l’on sent la tristesse glacée de cet intérieur où manque le pullulement des bébés café au lait qui égaie la monotonie des harems… Mais une esclave a apporté l’enfant, et tous les bras chargés de bracelets s’étendent pour l’accueillir. Ah ! le pauvre petit être ! Serré contre le sein d’une de ses mères d’adoption, si maigre et d’une si mauvaise pâleur sous sa tignasse noire et frisée, il ressemble à l’un des maladifs petits Jésus de Crivelli, mélancoliquement appuyé contre les brocarts d’une anémique Madone.

A voir les innombrables amulettes suspendues à son pauvre cou maigre, et retombant sur sa chemise, — amulettes en corail, en ambre, en ambre gris, en corne, défenses accumulées contre tant de vieux maléfices occultes, — on devine à quel, point la santé de cet enfant préoccupe les siens, combien d’espoirs et d’ambitions sont concentrés sur cette tôle languissante aux grands yeux inamusables…


IV

… A travers un labyrinthe de petites rues très blanches, très propres, très « province, » nous gagnons à pied la porte cloutée de fer de la demeure arabe où l’on nous a invités à goûter. Derrière nous, peu à peu, les rumeurs du quartier européen s’apaisent. Nous n’entendons plus le ronron des automobiles, les cris des muletiers, la joyeuse clameur de la foule qui se presse aux portes des cinémas et des cafés. Nous voici repris par le calme et le mystère de la vieille ville arabe qui se ratatine et se cache au centre de tout ce brouhaha cosmopolite.

Une servante pousse le lourd verrou, et nous entrons dans un petit couloir. Pour le palais d’un grand fonctionnaire du Makhzen, la demeure est bien modeste. Guidés par le beau-frère du maître de la maison, nous montons un étroit escalier de bois qui donne accès à la pièce où ce dernier nous attend ; et, dès le premier coup d’œil, nous comprenons pourquoi on n’a besoin ici ni de grands patios fleuris, ni de salles lambrissées de stuc. Au bout de la pièce, quelques marches mènent à un mirador vitré ; de là, nos regards ravis dominent la ville, la mer, l’embouchure du fleuve, que surplombe la citadelle juchée sur une falaise rouge ; et, plus loin encore, sur l’autre rive, la vieille et féroce rivale, la ville de neige entourée de murs couleur de miel, où, il y a deux ans à peine, on massacrait encore les Européens.

Quelques instants après, le maître se retire, emmenant avec lui l’ami qui m’accompagne ; puis il revient, conduisant une jeune fille en costume arabe, mais dont la bonne figure rose et blonde proclame la parenté européenne. Le beau-frère m’explique que cette jeune fille, qui a « fait ses études en Algérie » (naturellement ! ) et dont la mère est Française, est l’amie, intime de ces dames, et nous servira de truchement. Ensuite, le maître disparait de nouveau, et cette fois-ci, c’est le harem qui se dérange, et vient au-devant de moi.

Elles sont quatre ou cinq jeunes femmes, grasses et pâles, filles ou belles-filles du ministre, accompagnées par sa femme, une belle Algérienne d’une cinquantaine d’années, dont les yeux infiniment tristes semblent garder le souvenir de bien des choses que les Marocaines ne connaîtront jamais.

Leurs toilettes sont simples, sobres, sans recherche d’élégance exagérée : c’est pour ainsi dire un harem du faubourg Saint-Germain. Elles me saluent, tour à tour, avec une distinction parfaite ; nous nous installons dans le mirador, en face de la vue éblouissante, et l’échange des compliments commence…

— Ai-je des enfanls ? (Elles le demandent toutes à la fois.)

— Hélas, non !…

— En Islam, une femme qui n’a pas d’enfants est considérée comme l’être le plus malheureux du monde.

— En Europe aussi, on plaint les femmes sans enfants. (Sourire incrédule du beau-frère.)

— Je demande : Que pensent ces dames de nos tristes costumes tailleurs ? Ne les trouvent-elles pas bien laids ?

— Mon Dieu, elles pensent qu’ils ne sont pas très jolis, mais elles supposent que, chez vous, vous vous habillez moins mal.

— Ont-elles quelquefois envie de voyager, de se promener au bazar, comme le font les dames turques ?

— Mais non, Madame, elles sont trop occupées (c’est encore le beau-frère qui parle). Car chez nous les femmes s’occupent de leurs ménages, de leurs enfants, font des ouvrages à la main, etc. etc. (Cette fois, c’est moi qui lui rends son sourire incrédule.)

Je m’adresse à la jeune fille « Européenne. »

— Alors, votre mère est Française, Mademoiselle ?

— Oui, Madame.

— Et de quelle partie de la France ?

— Je ne sais pas trop, Madame. De la Suisse, je crois.

Elle peut à peine balbutier quelques mots de français, et de son ascendance occidentale il ne lui reste que les traits et le teint clair. La mentalité est déjà arabe, et elle parait aussi complètement façonnée par le sérail que les Marocaines qui nous écoutent avec leur vague sourire résigné…

Je suis dans un harem du Makhzen, du monde fermé de l’aristocratie de cour : on y devine une simplicité patriarcale de mœurs, une sobriété voulue dans l’ordonnance de la vie et de la toilette. Et cependant, cette atmosphère « bourgeoise » que je sens ici, je l’ai retrouvée dans tous les harems que j’ai visités, même ceux où les appartements étaient bien plus vastes, les toilettes plus élégantes. Et chaque fois j’ai constaté la même chose. Voici des femmes, — disons-le franchement, — dont l’unique préoccupation est de plaire au maître, et qui n’ont qu’un moyen de plaire, le moyen le moins relevé par les attraits de l’intelligence ou de la fantaisie. Tous les conteurs arabes célèbrent celle constante préoccupation d’un troupeau de femmes perpétuellement concentrées sur l’unique question d’attirer à elles le mâle unique ; et il n’est pas besoin de causer longtemps avec les Européens qui habitent les pays musulmans pour savoir que c’est le sujet autour duquel tournent le plus souvent les conversations entre hommes. Du reste, femmes légitimes et concubines sont étroitement associées dans la vie du harem. Rien de plus démocratique en apparence que les rapports entre ces femmes et leurs enfants ; enfants de princesses circassiennes, et de négresses affranchies par leur maternité, se roulent ensemble sur le même tapis, sous les yeux ravis de leurs mères accoudées sur le même divan et se passant, de main en main, le dernier poupon frisé qui fait la joie du harem, qu’il soit né d’une descendante des Fatimites ou d’une pauvre Soudanaise clandestinement achetée au marché des enclaves.

Eh bien ! que voit-on, que devine-t-on, sur les visages de ces femmes ? Toutes, également ont le regard et le sourire de bonnes et douces mères de famille. Sur aucun visage féminin je n’ai découvert la moindre trace de coquetterie ou de provocation sensuelle. Même les jolies favorites du Grand Seigneur dans leur mirador de faïence avaient le regard naïf et étonné de petites mariées dont les sens ne sont pas encore éveillés. Et ce n’est pas seulement dans les harems que j’ai constaté cette innocence du regard. J’ai vu les Ouled Naïl dans le désert algérien, j’ai assisté à des danses dans des bouges arabes de lointaines villes africaines. Eh bien ! même ces femmes, dont les gestes ne laissaient rien à l’imagination, avaient une naïveté, une simplicité dans le regard, qui me déroutait. Tandis que les filles européennes qui dansaient à leurs côtés, costumées et maquillées en Ouled Naïl, se révélaient toujours par leurs œillades provocantes, par leurs sourires de basses prostituées, les autres, les vraies, gardaient, au-dessus du corps se tordant dans les convulsions rituelles, le visage naïf de petites filles sages et plutôt bêtes.

Quelle est donc l’explication de ce mystère ? Je ne crois pas qu’il faille la chercher dans le sentiment d’extrême décence qui ferait partie de la longue tradition des bonnes manières orientales. Certes, les Arabes de bonne souche ont une distinction suprême, une réserve qui pourrait bien être fondée sur la méfiance du guerrier nomade plutôt que sur une conception abstraite de la dignité. Mais, en tout cas, ce qui m’a frappée chez les femmes arabes, — c’est-à-dire celles qui sont cloîtrées, — c’est moins leur réserve et leur décence que l’absence apparente en elles de tout désir de séduire.

Chez l’Occidentale, la réserve la plus hautaine, la décence la plus exagérée, ne cachent pas ce désir… au contraire. Et je mets au défi une femme tant soit peu intelligente de ne pas découvrir, dans le regard et le sourire d’une autre femme, cette qualité féminine entre toutes. Il y a un abîme entre la femme qui dissimule sa sensualité et celle qui n’est pas sensuelle.

Eh bien… je ne découvre aucune sensualité dans le regard atone de ces musulmanes cloîtrées. Toutes, sans exception, elles me font l’effet de bonnes ménagères manquées, — je dis manquées, car il est notoire qu’elles ne peuvent pas même tenir une aiguille, ni préparer un plat, ni soigner leurs enfants, qu’elles couvrent de caresses, mais qu’elles ne savent pas, même dans les harems les plus aristocratiques, guérir du plus simple bobo.

En tout cas, il est certain que le sentiment maternel paraît beaucoup plus développé chez ces douces créatures que le désir charnel que leur attribuent les conteurs du marché. Et, à la réflexion, n’est-ce pas assez naturel ? Il n’y a pas de cloison étanche entre le corps et l’intelligence, entre les passions et la pensée. L’homme occidental, en affranchissant et en exaltant la femme, a créé un être autrement redoutable et subtil que les pauvres petites concubines du Moghreb. Enfin, à l’appui de ma thèse, j’en appelle aux femmes du désert et de la montagne, aux seules femmes vraiment affranchies des pays musulmans. Ah ! les sourires obliques, les regards gais et malicieux de ces fines Bédouines qui ont aspiré le vent du désert, et partagé le sort aventureux de leurs maris ou de leurs amants ! Dans n’importe quel marché marocain, vous verrez, sur les lèvres de la pauvresse guêtrée de cuir qui vous marchande du lait de chèvre, ou de la laine filée sous la tente noire, vous le verrez, ce sourire, et vous vous rendrez compte qu’il est autrement averti, autrement vivant et séduisant que celui qui pâlit sur les bouches des pauvres petites privilégiées du harem. C’est le grand air qui leur manque, à celles-ci, ce sont les longues chevauchées sous les étoiles, c’est le danger et la faim de l’imprévu, — c’est la lutte, enfin. Les pauvres Bédouines peuvent être rouées de coups, traitées comme des bêtes de somme, méprisées et abandonnées dans leur vieillesse. N’importe, — elles vont et viennent, elles causent librement avec les hommes, elles traitent de pair avec les marchands des souks, elles connaissent la vie au grand air, avec ses risques et ses labeurs ; elles savent élever les bêtes, faire le fromage, tisser les beaux tapis rugueux, danser la ronde devant les tentes, et panser les blessures de leurs guerriers. Ce sont des femmes, enfin, et les autres ne sont que des petites filles sages et soumises qui deviennent grand’mères sans avoir jamais vécu.

On a fait, — et l’on continue à faire, — beaucoup de littérature autour des femmes des harems. Que ne les a-t-on plutôt regardées une fois dans les yeux ?


EDITH WHARTON.