Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/35

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 152-157).


XXXV


Tout n’est pas plaisir dans la victoire, et l’honneur d’entrer en triomphateur dans une ville conquise est cruellement acheté par la vue des horreurs qui s’y commettent. Cependant Bonaparte, qui savait combien, pour une petite armée surtout, la discipline est nécessaire, tenait à ce qu’elle fût rigoureusement observée parmi ses soldats. Mais, après avoir si longtemps manqué de tout, il était impossible de les empêcher de se refaire un peu aux dépens de l’ennemi ; et c’était le paisible bourgeois, qui n’avait ni fait ni voulu la guerre, qui en supportait toutes les charges.

Pour mettre fin à ces désordres, on fusillait les maraudeurs. Cette mesure sévère me rendit le témoin d’un fait assez remarquable pour le citer.

Un sapeur du 5e bataillon, nommé Latouche, homme brave, loyal, et que l’ivresse seule pouvait porter à de coupables excès, venait d’être condamné à être fusillé pour crime de maraude. Le général Verseuil, qui prenait un vif intérêt à ce pauvre homme, se transporte aussitôt à sa prison, et le trouve écrivant des adieux si touchants à ses camarades, qu’espérant obtenir sa grâce à la faveur de cette lettre, il y joint un mot de sa main, et dépêche Gustave auprès du général en chef pour la lui remettre en toute hâte. Bonaparte passait la revue d’une partie de ses troupes. Mon maître arrive au galop, montre qu’il est porteur d’une missive importante ; on lui fait place, il donne la lettre, et il respire à peine tout le temps qu’il la voit lire. Chaque mouvement de la physionomie du général lui annonce la grâce ou l’arrêt du malheureux sapeur ; et il se flatte un moment de voir l’attendrissement l’emporter sur la sévérité militaire. Enfin, après avoir lu, Bonaparte dit :

— C’est bien ; l’exemple en sera plus frappant.

Puis, se tournant vers Gustave :

— Dites à votre général que ce qu’il demande est impossible. La mort de cet homme en épargnera beaucoup d’autres.

Alors il s’avança au milieu des soldats, et, après leur avoir expliqué en peu de mots les délits qui conduisaient Latouche au supplice, il fit à haute voix la lecture de ses adieux touchants :

« Vous voyez, mes camarades, à quel sort je suis réduit ! Et toi, commandant du détachement, si tu m’eusses défendu d’aller à la maraude, je ne serais pas exposé à la mort que je Tais subir. Adieu, mes camarades, adieu ; Latouche, les larmes aux yeux, ne regrette en quittant la vie que de ne pas mourir en défendant la patrie, et ne se console que dans l’espoir que sa mort servira d’exemple à ses défenseurs. »

L’impression que produisit cette lettre justifiait assez la sévérité de Bonaparte, et le bon ordre qui en résulta ne laisse aucun doute sur l’avantage que peut tirer l’intérêt général d’une injustice particulière ; car ce pauvre sapeur, si cruellement puni, n’en avait pas plus fait que tous ceux qui écoutaient en silence ses dernières paroles ; aussi, tout en approuvant cette mesure salutaire, je rendis grâce au ciel de ne m’avoir point placé dans ces postes éminents où l’on est trop souvent obligé de faire mourir un brave homme par humanité.

Gustave n’avait pas encore eu le temps d’acquérir la philosophie militaire qui fait voir d’un œil sec les événements de ce genre, et, bien avant qu’il eût parlé, son air consterné avait appris au général Verseuil le peu de succès de son ambassade.

— Allons, n’y pensons plus, dit en soupirant le général. Que l’un de vous porte cette bouteille de rhum à ce pauvre diable, et qu’il parte.

Un sergent qui se trouvait là prit la bouteille d’une main, et, portant l’autre à ses yeux, on l’entendit proférer, en s’en allant, des jurements, des injures entremêlées d’imprécations effroyables, qui, traduites en langage honnête, disaient à peu près ceci :

— Grand animal, imbécile, se laisser prendre comme un pékin la main dans le sac, et conduire en prison par deux gendarmes ! Lui qui ne se serait pas rendu, morbleu ! à un régiment d’habits blancs… Grosse bête, te voilà bien avancé avec ta soumission aux ordres… ton respect pour le général et toutes tes autres sottises !… Jour de Dieu ! tu l’as bien mérité ! et si je te tenais, je t’étranglerais, je crois, pour t’apprendre à nous forcer ainsi à tirer sur ta poitrine !

Et ce sergent, si courroucé contre l’infortuné Latouche, c’était son ancien camarade, son meilleur ami, celui enfin qui, ne pouvant se consoler de sa mort, se fit tuer à la première bataille pour aller le rejoindre.

On parlait d’armistice, et nous espérions quelques jours de repos ; mais Bonaparte, qui ne voulait point donnera l’ennemi le temps de se reconnaître, venait de répondre au général Colli qu’il eût à adresser ses propositions au Directoire. Nous marchâmes en avant, et, sans attendre le résultat des négociations, l’armée se trouva entièrement réunie le 26, près de la ville d’Alba.

C’est là que Bonaparte adressa à ses troupes cette première proclamation, qui porta leur enthousiasme à son comble :

« Soldats, vous avez en quinze jours remporté six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont ; vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé dix mille hommes. Vous vous étiez jusqu’ici battus parmi des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie ; vous égalez aujourd’hui par vos services l’armée conquérante de la Hollande et du Rhin. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout ; vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans pont, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué plusieurs fois sans pain : les phalanges républicaines étaient seules capables d’actions extraordinaires. Grâces vous en soient rendues, soldats !

» Les deux armées qui naguère vous attaquèrent avec audace fuient devant vous ; les hommes pervers qui se réjouissaient dans leur pensée du triomphe de vos ennemis sont confondus et tremblants ; mais, soldats, il ne faut pas vous le dissimuler, vous n’avez encore rien fait, puisque beaucoup de choses vous restent encore à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont encore à vous ; vos ennemis foulent encore les cendres des vainqueurs des Tarquins.

» Vous étiez dénués de tout au commencement de la campagne ; vous êtes aujourd’hui abondamment pourvus. Les magasins pris à vos ennemis sont nombreux ; l’artillerie de siége est arrivée : la patrie attend de vous de grandes choses. Vous justifierez son attente ; vous brûlez tous de porter au loin la gloire du peuple français ; d’humilier les rois orgueilleux qui méditaient de nous donner des fers ; de dicter une paix glorieuse qui indemnise la patrie des sacrifices qu’elle a faits. Vous voulez tous, en rentrant dans le sein de vos familles dire avec fierté : J’étais de l’armée conquérante de l’Italie.

» Amis, je vous la promets cette conquête ; mais il est une condition qu’il faut que vous juriez de remplir, c’est de respecter les peuples que vous délivrerez de leurs fers ; c’est de réprimer les pillages auxquels se portent les scélérats suscités par nos ennemis. Sans cela, vous ne seriez point les libérateurs des peuples ; vous en seriez le fléau ; le peuple français vous désavouerait ; vos victoires, votre courage, le sang de vos frères morts en combattant, tout serait perdu, surtout l’honneur et la gloire. Quant à moi et aux généraux qui ont votre confiance, nous rougirions de commander une armée qui ne connaîtrait de loi que la force. Mais, investi de l’autorité nationale, je saurai faire respecter à un petit nombre d’hommes sans cœur les lois de l’humanité qu’ils foulent aux pieds ; je ne souffrirai pas que des brigands souillent vos lauriers.

» Peuples d’Italie, l’armée française vient chez vous pour rompre vos fers ; le peuple français est l’ami de tous les peuples. Venez avec confiance au-devant de nos drapeaux. Votre religion, vos propriétés et vos usages, seront religieusement respectés. Nous ferons la guerre en ennemis généreux : nous n’en voulons qu’aux tyrans qui vous asservissent. »

Jamais je n’oublierai l’effet produit par son éloquence belliqueuse, et sans deviner le but où atteindrait bientôt cet orateur armé, je pressentis que celui qui possédait à un si haut degré le pouvoir d’électriser les hommes, les soumettrait à volonté.

Je faisais part un soir de cette réflexion à un certain lieutenant, qui a joué depuis un très-grand rôle, et il me dit :

Vous seriez encore plus convaincu de sa puissance magique sur les esprits, si vous l’aviez vu comme moi avant nos derniers succès, au moment où un grand nombre de nos soldats se révoltèrent, et vinrent jusque dans sa tente lui déclarer qu’ils ne marcheraient point, à moins qu’on ne leur distribuât sur-le-champ des vivres, des habits et des souliers. Le désespoir qui les avait guidés dans cette démarche, en rendait les suites dangereuses. Et, comme je savais très-bien l’impossibilité où se trouvait Bonaparte de les satisfaire, j’avoue que j’étais fort inquiet de la manière dont il sortirait de cette situation difficile ; lorsque, se retournant d’un air calme et dédaigneux du côté des plus mutins, il leur dit :

» — Ah ! vous voulez des habits neufs ? Eh bien, l’on vous en donnera. Vous aurez l’air, il est vrai, de nouvelles recrues ; et demain l’on ne distinguera plus les vainqueurs de Millesimo des nouveaux débarqués de Paris ; mais puisque vous le voulez ?…

» — Nous ne le voulons plus, s’écrièrent-ils tous à la fois, gardez vos habits neufs ceux-là sont assez bons pour aller jusqu’à la première victoire. »

Et ils se retirèrent enchantés de n’avoir rien obtenu, et fiers de pouvoir se montrer, le lendemain, en montant a l’assaut, couverts des nobles guenilles, témoins de leurs triomphes.